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Grand entretien Guerre entre Israël et le Hamas : "L'offensive terrestre est un piège", selon l'ancien officier Guillaume Ancel

Pour Guillaume Ancel, la guerre entre Israël et le Hamas est "une impasse sanglante" : l'offensive militaire terrestre qui se profile sur Gaza ne pourra venir à bout de cette "cible molle" qu'est cette organisation terroriste. Selon le spécialiste défense, l'attaque du 7 octobre "n'est pas du niveau du Hamas" : il décrypte l'intérêt que la Russie de Vladimir Poutine tirerait d'une escalade du conflit.
Article rédigé par franceinfo
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Guillaume Ancel, le 19 octobre 2023. (FRANCEINFO)

"Le Hamas a une stratégie et le problème du gouvernement Nétanyahou, c'est qu'il n'en a pas". Le constat dressé par Guillaume Ancel, invité de franceinfo jeudi 19 octobre, est sévère : non seulement l'attaque du 7 octobre est "un échec total de la politique sécuritaire de Benyamin Nétanyahou", mais en plus, Israël n'a d'autre alternative que de tomber "dans le piège tendu par le Hamas". Et derrière la menace d'une escalade et d'une "impasse sanglante", se profile l'ombre de la Russie, selon l'ancien officier, spécialiste des questions de défense et auteur du blog "Ne pas subir" : "Vladimir Poutine veut recomposer un ordre mondial et, à mon avis, il n'est pas pour rien dans cette crise", relève-t-il.

Selon Guillaume Ancel, les méthodes utilisées par le Hamas sont proches de celles du groupe paramilitaire russe Wagner. Et à ses yeux, la Russie à intérêt à se présenter comme la puissance qui "ramène un semblant de paix dans la région", alors que la guerre entre Israël et le Hamas, déclenchée après une attaque surprise du mouvement islamiste le 7 octobre, a fait des milliers de morts des deux côtés et un million de déplacés dans la bande de Gaza, pilonnée par Israël.

franceinfo : Le président américain Joe Biden, en visite à Tel-Aviv mercredi, a appelé les Israéliens à "ne pas reproduire les erreurs américaines après le 11-Septembre". C'est un conseil ou un avertissement ?

Guillaume Ancel : Sans doute les deux. D'abord, un conseil, parce que les Américains ont voulu montrer qu'ils soutenaient Israël. Mais l'absence de stratégie claire du gouvernement Nétanyahou inquiète les Américains. On le voit très bien dans leur "siège" de la bande de Gaza : le Hamas, c'est ce qu'on appelle dans le langage militaire une "cible molle". C'est-à-dire qu'on ne sait pas la détruire avec une invasion terrestre. Or, c'est ce qu'ont préparé pour l'instant les Israéliens, faute d'alternative. Les Américains essaient donc de les amener à réfléchir d'abord, à prendre de la distance parce que pour l'instant, Israël est exactement dans le piège tendu par le Hamas. 

Ce piège, c'est celui du bourbier ?

Oui. Le Hamas a attaqué sauvagement les Israéliens en sachant pertinemment que leur riposte serait à la hauteur de leur humiliation. L'attaque du 7 octobre, c'est un échec total de la politique sécuritaire de Benyamin Nétanyahou. Nétanyahou avait vendu qu'avec sa brutalité et sa violence, il allait offrir la sécurité aux Israéliens. Israël n'a jamais connu une telle attaque depuis sa création. Les Israéliens peuvent essayer de rentrer dans la bande de Gaza, ils vont y faire essentiellement des victimes collatérales – ce qu'ils font d'ailleurs depuis le début du bombardement, depuis douze jours maintenant. Or, le Hamas, c'est quoi ? Ce sont des gens qui prennent une arme et qui se battent contre Israël. Donc ils partiront avec le flot de réfugiés dès qu'ils voudront se cacher. Ou, au contraire, ils se serviront de la population palestinienne comme bouclier. 

"Dans tous les cas, les Israéliens sont perdants. La stratégie frontale n'a aucun sens. Et en plus, elle mettrait sans doute en danger les otages."

Guillaume Ancel

à franceinfo

Depuis 24 heures, on assiste à une bataille de l'information en ce qui concerne le bombardement d'un hôpital de Gaza qui aurait provoqué la mort de centaines de Palestiniens, le Hamas accusant l'armée israélienne, les Israéliens accusant le Jihad islamique, un autre groupe armé palestinien.

Un des pièges du Hamas, c'est de rendre hystériques nos sociétés. Toutes nos sociétés. Les opinions publiques arabes ont été bouleversées d'un tel bilan. Mercredi, le Hamas annonçait 471 morts. J'ai guidé pas mal de frappes aériennes, c'est impossible avec une charge de l'ordre de celle qui a explosé. On voit bien qu'il y a eu une explosion sur l'hôpital, ça, personne ne le nie : il y a des images, et suffisamment de preuves. Mais c'est impossible d'avoir fait 471 morts. Donc, soit c'est soit une confusion entre le nombre de morts et le nombre de blessés, soit c'est le Hamas qui a gonflé le chiffre. Parce que si on dit "47 morts", on se dit que c'est terrible. Mais si on dit "471 morts dans un hôpital", tout le monde devient fou.

C'est un élément de la guerre informationnelle ?

Bien sûr, et c'est un élément de la guerre psychologique. Les Israéliens se défendent en disant : ça ne peut pas être nous, alors qu'en réalité, ils ne peuvent absolument pas le prouver. Et je ne suis pas sûr qu'ils en sont complètement convaincus. Ils frappent beaucoup pendant la nuit, en "poursuite", par exemple : les véhicules palestiniens qui ont tiré des roquettes sont poursuivis avec des drones ou avec des avions de chasse qui les ciblent, et ils ne regardent pas toujours l'environnement.

Sur les images qu'on a aujourd'hui, ce que je peux vous dire en expert sur le sujet, c'est que ça peut très bien être une roquette iranienne livrée au Jihad islamique qui a mal fonctionné et qui est tombée. C'est probable. Mais ça peut très bien être une bombe guidée laser tirée par les Israéliens. Et les Américains n'ont pas les moyens de la tracer. Ce qu'ils ont démontré et tracé dans leur couverture aérienne, avec leurs satellites, c'est qu'effectivement, il y a eu un tir de missiles par les milices islamiques. Ça, les Américains en sont sûrs. Mais après, les traces sont trop fines pour voir si c'est la charge du missile qui tombe sur l'hôpital, ou si parallèlement, il y a eu une frappe israélienne. De toute façon, aucun des deux ne reconnaîtra la vérité. Et je n'imagine pas deux secondes le Hamas autoriser une véritable mission d'inspection sur place.

C'est ce que demande l'Autorité palestinienne, qui demande une expertise par la Cour pénale internationale. 

L'Autorité palestinienne. Mais le Hamas ne l'acceptera pas.

Quels que soient les faits qui seraient éventuellement établis, ça ne change strictement rien sur le front de cette guerre informationnelle : les opinions sont clivées.

Je vais aller un peu plus loin. On connaît parfaitement l'origine de ce carnage – parce que même s'il n'y a que 47 morts, c'est un carnage. L'origine de ce carnage, c'est la guerre. Israël, en persistant dans une stratégie qui, à mon avis, est une impasse sanglante, sera constamment confronté à ce genre de situation. En fait, tous les jours, il y a des frappes qui ne font quasiment que des victimes civiles. 

"Cette confusion entre le Hamas et le peuple palestinien, Israël l'entretient parce qu'en fait, elle ne sait pas isoler le Hamas. Et le Hamas l'entretient aussi, et se sert du peuple palestinien comme bouclier."

Guillaume Ancel

à franceinfo

 

L'annonce d'un bombardement supposé d'un hôpital de Gaza a provoqué la colère dans le monde arabe. Des manifestations ont éclaté en Jordanie, en Iran, en Turquie, en Tunisie, au Liban, en Syrie, en Egypte... C'est de nature à inquiéter Israël et les pays occidentaux ? 

C'est de nature à rassurer Vladimir Poutine en Russie, qui veut recomposer un ordre mondial et qui, à mon avis, n'est pas pour rien dans cette crise. C'est une véritable instabilité systémique qui s'installe, avec des opinions arabes qui sont ulcérées. Le cœur du sujet, c'est l'avenir du peuple palestinien. Or, cette confrontation d'une violence incroyable entre Israël et le Hamas ne mène à rien. Cette guerre est une impasse et, par ailleurs, si on s'inscrivait dans une escalade de la violence, elle serait sans fin. Et cela va jusqu'en France, avec ce mouvement d'alertes à la bombe, ce meurtre épouvantable à Arras. On essaie d'hystériser nos sociétés et c'est ça qu'il faut empêcher.

Le gouvernement israélien vient d'autoriser l'entrée de l'aide humanitaire dans Gaza depuis l'Egypte, depuis Rafah. Pourquoi cela a-t-il bloqué pendant tout ce temps, malgré les alertes des ONG et de l'ONU sur la catastrophe humanitaire à Gaza?

Parce que ce couloir humanitaire est un jeu de dupes pour masquer que le problème essentiel, c'est la guerre. Tout le monde veut se donner bonne conscience en disant : moi, j'ai demandé la création d'un couloir humanitaire. Sauf que la porte de Rafah, la connexion entre la bande de Gaza palestinienne et l'Egypte, dépend de trois clés, qu'il faudrait actionner en même temps. Elle dépend d'Israël, qui bombarde régulièrement le sud de Gaza tout en incitant les Palestiniens à aller dans le Sud. Elle dépend bien sûr du Hamas : on n'est pas du tout sûr que le Hamas accepte de recevoir cette aide. Ça l'arrange que le peuple palestinien soit martyrisé.

Ça l'arrange ?

Bien sûr, parce que cela fait partie de sa politique d'hystérisation : il faut qu'il y ait des morts, il ne faut surtout pas que les gens aient le sentiment qu'on leur vient en aide. Et puis, troisième clé, cela dépend des Egyptiens, qui eux, y sont carrément hostiles. Parce qu'ils savent très bien que s'ils ouvrent la porte dans un sens, ils ne peuvent être assurés qu'elle ne soit pas ouverte dans l'autre sens. Et ils n'ont pas du tout l'intention de récupérer le problème palestinien sur leur sol alors qu'ils ont lutté pendant des années contre les Frères musulmans, dont est issu le Hamas.

Est-ce que dans ce contexte, une opération terrestre de l'armée israélienne est quand même possible ?

Si les Israéliens qui l'avaient prévue pour le troisième ou quatrième jour du conflit ne l'ont pas encore menée, c'est parce qu'ils commencent à douter sérieusement des objectifs militaires qui sont poursuivis. C'est exactement la question posée par Joe Biden qui leur a dit qu'il fallait éclaircir les objectifs de cette offensive. Encore une fois, ils savent très bien que le Hamas, en termes militaires, c'est une cible molle. Il n'y a pas d'armée du Hamas, il n'y a pas de chars, il n'y a pas de quartiers généraux. Ils sont disséminés dans la population. Quand les Israéliens affirment qu'ils ont détruit un quartier général, c'est un appartement dans lequel on met des postes radio : il suffit d'aller dans l'appartement d'à côté. Cela n'a pas de sens : on ne détruit pas le Hamas avec une offensive terrestre. Et je rappelle que le dirigeant principal du Hamas est au Qatar. Lui, il ne risque rien. En fait, la seule alternative réaliste pour Israël serait de dire : on arrête tout et on ouvre la bande de Gaza. C'est ça qui décrédibiliserait définitivement le Hamas.

"Exercer cette pression en étau, c'est exactement ce qui fait le miel du Hamas. Le Hamas est en train de recruter pour les quinze prochaines années à cause de l'offensive et du siège israéliens."

Guillaume Ancel

à franceinfo

L'Iran a prévenu que nul ne peut garantir le contrôle de la situation. Est-ce qu'un élargissement du conflit est à craindre ?

Il y a un risque d'escalade internationale. Les Américains ont envoyé deux groupes navals autour de deux porte-avions. Ce sont essentiellement des groupes de bateaux qui peuvent lancer des missiles, plus la soixantaine d'avions qui sont sur chacun des porte-avions. Cela veut dire qu'ils se dotent d'une capacité de frappe considérable pour neutraliser une éventuelle attaque du Hezbollah, qui est le jouet de l'Iran au sud du Liban. Si l'Iran veut rentrer dans le conflit, c'est vraisemblablement par le Hezbollah qu'il le fera. Mais les Américains interviendraient pour empêcher le Hezbollah de menacer l'Etat d'Israël. Par contre, les Américains n'ont pas du tout l'intention d'intervenir contre le Hamas parce qu'ils savent très bien que, encore une fois, ils n'ont pas de cibles militaires.

Est-ce qu'Israël est attentif au risque moral, c'est-à-dire d'être désigné comme responsable d'une boucherie, de perdre tout crédit, toute légitimité auprès des opinions occidentales ?

Ce qui est très délicat pour la société israélienne, c'est qu'il y a une forme de confusion entre un droit de riposte, que tout le monde leur reconnaît compte tenu de ce qu'a fait le Hamas, et l'assimilation du Hamas au peuple palestinien. Et pour l'instant, la plupart des Israéliens ont besoin de cette espèce de revanche, comme si ça allait leur rendre justice. A mon avis, les Israéliens ont surtout intérêt, au contraire, à temporiser. La justice sera rendue plus tard. Plus les jours passent et plus je pense que les Israéliens réalisent que ce n'est pas en tuant les enfants des autres qu'ils récupéreront les leurs.

Il y a aussi la question des otages détenus par le Hamas dans la bande de Gaza. Est-ce qu'Israël devrait calmer le jeu pour espérer les sauver ?

En fait, il n'y a aucune chance de récupérer les otages s'il y a une offensive terrestre. Ce seront les premières victimes de l'offensive terrestre. Ces personnes ont été prises en otage par le Hamas pour servir de boucliers humains. Ils ne sont absolument pas dans le cadre d'un échange de prisonniers avec Israël comme cela s'était passé les années précédentes.

Il y a des ressortissants étrangers parmi ces otages, il y a notamment des Français et des Américains. Est-ce que ces pays-là, comme la France, ont intérêt à participer à des négociations avec des intermédiaires, par exemple le Qatar ou la Turquie, pour sauver les otages ?

Elles le font déjà. En fait, toutes les nations, y compris Israël, négocient avec le Hamas par des intermédiaires, dont la Croix-Rouge internationale. Pourquoi ? Parce qu'on essaie toujours de négocier. Mais pour l'instant, le Hamas montre bien que jamais il ne se défera de cette espèce d'assurance-vie qui, à mon avis, ne leur assure pas grand-chose. Mais ils ne sont pas à 200 morts supplémentaires.

Pourquoi dites-vous que cela ne leur assure pas grand-chose ?

Parce que je pense que compte tenu du contexte, Israël lancera quand même une offensive terrestre.

C'est un changement de doctrine par rapport à la doctrine habituelle sur les otages de la part d'Israël ?

La doctrine habituelle ne résiste pas à cette attaque du Hamas qui était totalement inédite et imprévue. On n'a jamais vu une telle bestialité et on n'a jamais vu une combinaison aussi importante de moyens, peu sophistiqués, mais incroyablement organisés. Il faut plus d'un an pour organiser une attaque de ce type. On est sûr qu'il y a des acteurs derrière parce que cette attaque n'est pas du niveau du Hamas. Il y a des méthodes qu'on avait vues pour l'instant essentiellement chez le groupe de mercenaires russe Wagner. Ces méthodes très coordonnées, utilisant les voies aériennes, les voies maritimes, la voie terrestre, avec des groupes dormants qui restent plusieurs jours sans se battre pour qu'une fois que l'armée israélienne pense avoir repris le contrôle du territoire, elle s'aperçoive qu'il y a des combattants derrière eux, tout ça, ce sont des méthodes qui nécessitent beaucoup de préparation, d'organisation et d'entraînement.

Le Hamas a-t-il préparé le coup d'après ?

Ils ont une stratégie et le problème du gouvernement Nétanyahou, c'est qu'il n'en a pas. L'offensive terrestre, c'est exactement le piège où ils ont été envoyés.

"Ce n'est pas la peine d'avoir fait Saint-Cyr pour comprendre qu'à la guerre, on essaie de ne pas aller à l'endroit où on est attendu par son ennemi et au moment où on est attendu par son ennemi. Sinon, on se prend une raclée."

Guillaume Ancel

à franceinfo

Et c'est ça qu'attend le Hamas : que l'armée israélienne soit embourbée et qu'elle ne fasse quasiment que des morts civils, ce qui fait que c'est elle qui sera condamnée alors que c'est, à l'origine, une attaque bestiale du Hamas.

Qui peut réellement arrêter cette guerre ? Qui est écouté à la fois par les Israéliens et par le Hamas ?

Cela va sans doute se jouer entre les Etats-Unis pour Israël, l'Iran pour le Hamas, et la Russie derrière l'Iran. Je ne serais pas étonné que la Russie sorte maintenant pour expliquer que c'est elle qui va essayer de ramener un semblant de paix dans la région, pour montrer qu'en fait, c'est elle qui recompose l'ordre mondial.

C'est ça que vous vouliez dire tout à l'heure quand vous disiez que Poutine n'est peut-être pas pour rien dans cette crise ?

Pour moi, il y a deux choses. Premièrement, derrière la préparation du Hamas, il faut se rappeler qu'il y a exactement un an, son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov est venu rencontrer les dirigeants du Hamas. Et on s'est vraiment demandé ce qu'ils dealaient à cette époque. Il faut un an pour préparer un coup pareil. Deuxièmement, il y a les méthodes de Wagner. Et regardez bien : quel est l'effet majeur de cette guerre sur le plan international ? La guerre en Ukraine n'existe plus.
 

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