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Les 3 commandements du monde de l'intox, selon Christian Harbulot
On dit beaucoup que nous sommes en guerre. Dans son dernier livre «Fabricants d’intox», le directeur de l’école de guerre économique Christian Harbulot évoque l’histoire de la tromperie, les grands épisodes de la désinformation, les questions que cette «guerre» pose aux démocraties. L’auteur précise pour Géopolis quelques grands commandements du monde de l'intox.
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Et si cette guerre était plus présente qu’on ne le pense? Sur papier comme sur tous les écrans du monde, cette bataille n’est autre que la guerre de l’information, affirme Christian Harbulot. Nous voilà au cœur des débats que nous connaissons aujourd’hui. En tout cas, le mot fait – comme disent les gazettes – polémique.
L’entreprise est risquée. En ces temps où cohabitent exigence de transparence et théorie du complot, il est périlleux de consacrer un ouvrage à l’intox, la tromperie, la désinformation… De quoi basculer dans la paranoïa la plus aiguë. Le livre «Fabricants d’intox» de Christian Harbulot évite pourtant l’écueil. Il est à la fois pédagogique et déterminé dans l’option qui est la sienne : faire entendre que la propagande – et tout ce qui s’en rapproche – est une réalité dans laquelle nous baignons quotidiennement aujourd’hui comme hier. La question est d’avoir conscience que «les discours officiels» ne sont peut-être pas conformes au déroulement des événements vécus, et cela à toutes les époques, suggère en résumé l’auteur.
Dans son ouvrage, il évoque l'un des processus par lequel l’intox a pris son essor. Il appelle cela «les dérapages de la société civile». A savoir, comment les médias ont peu à peu pris en compte l’action militante de quelques groupes particulièrement remuants. Aux yeux de Christian Harbulot, cela constitue un événement d’importance. Autant Mai 68 avait fait émerger la liberté d’expression, autant les groupes maoïstes, par exemple, ont élaboré une propagande basée sur des actions conçues en termes de communication, écrit en substance Christian Harbulot. Il sait de quoi il parle. Son passé d’ancien militant lui a fait connaître de près ce combat politique sur le terrain de l’information.
Selon lui, la mise en scène de l’action est aujourd’hui un fait quasi quotidien. Lutte pour la liberté sexuelle, l’écologie, ou le Grand Soir politique, tout est souvent fait pour attirer l’attention des médias. Le marketing activiste est une réalité de notre temps, et les médias adorent.
Cela on le savait, mais éclairer l’histoire de la sorte aboutit au premier commandement du monde du mensonge. L’intox est-elle un moteur de l’Histoire?
D’une façon générale, l’Histoire retient peu les faits d’intoxication, de manipulation. Pour prendre quelques exemples récents, on insiste peu sur les arts de faire britanniques pendant la Seconde guerre mondiale. Les techniques de tromperie sur les lieux supposés du débarquement ou les faux équipements militaires mis en place sur le terrain en Grande-Bretagne ont influé sur le cours des événements. De même, au beau milieu de la Guerre froide, les Américains ont développé avec leurs alliés anglais, là aussi, toute une panoplie de ce que j’appellerais des «contre-mesures» face à la propagande soviétique, par ailleurs redoutablement efficace. Enfin, plus près de nous, on se souvient du mensonge sur les armes de destruction massive proféré en plein conseil de sécurité à l’ONU, et cela par le plus haut niveau du pouvoir américain. Cet art de travestir la vérité apparaît comme une constante du rapport entre individus, Etats, ou forces de toute nature. La guerre occupe une place centrale dans ce que nous pourrions appeler «les conflits informationnels».
Guerre et information on le sait, ne font pas bon ménage. Mais au-delà des altérations faites à la vérité, l’enjeu est désormais de la maîtriser globalement. L’intox contemporaine dicte alors son second commandement. L’information est au bout du fusil...
Au cours du XXe siècle, les adeptes des guerres révolutionnaires ont martelé pendant des décennies le slogan suivant «le pouvoir est au bout du fusil». Le XXIe siècle s’ouvre sous d’autres auspices. La société de l'information a modifié le rapport au combat et la finalité de la guerre. Le fort cache l’image qui peut choquer les esprits, et le faible montre celle qui sert ses intérêts.
Ce que j’ai voulu dire par là, c’est d’abord le constat que nos sociétés ont vu une explosion de la connaissance. Comme jamais, elle circule en temps réel et elle est produite par n’importe qui à une échelle planétaire. De sorte que désormais, nous sommes plongés dans un conflit informationnel permanent. Il fut un temps où ce domaine de l’information – surtout au sens sécurité du terme – appartenait aux services de renseignements. Aujourd’hui, sont à la manœuvre les fondations, les ONG, toute une arborescence liée à l’activisme de la société civile. C’est ainsi que s’est développé un élément majeur de notre époque, la stratégie d’influence. Dans cette guerre nouvelle de l’information, on a pu assister à une montée en puissance du faible par rapport au fort. Si l’on prend à titre d’exemple le champ de bataille économique, on s’aperçoit souvent que les puissants peuvent être déstabilisés par les petits. Car ces derniers n’ont tout simplement pas les personnels nécessaires pour assurer de façon constante un même niveau d’offensive sur le terrain de l’information. Alors que l’assiduité du faible, elle, est absolue. Pour lui, ce combat est vital. De plus, le faible attire souvent la sympathie, beaucoup plus que le fort. Sa légitimité est, disons, plus «vendeuse» que celle du puissant, dans les médias en particulier. Ce constat est, je pense, valable dans l’économie comme dans les événements géopolitiques.
Ainsi dans le domaine militaire, là aussi les personnels dédiés à cet effort de guerre de l’information tournent environ tous les trois ans. Les armées classiques ont par conséquent beaucoup de mal à capitaliser leurs connaissances en matière de manipulation, tromperie, ou dans les contre-mesures à mettre en place. Le faible lui au contraire a appris les stratégies de cette guerre si particulière. Par exemple, face à l’armée israélienne, le Hezbollah a perdu militairement, mais il a remporté en gros la bataille de l’information. Dans les années 2000, il a en effet tout mis en place pour que l’Etat hébreu soit accusé de crimes quand il a bombardé des civils. En fait, les membres du Hezbollah avaient tiré des roquettes depuis des lieux proches d’habitations de civils, ou de forces de l’ONU, de façon à ce que les frappes de contre-batteries israéliennes créent ce qu’on appelle des «dégâts collatéraux» et déclenchent par là même une mise en accusation d’Israël.
Par ailleurs, le faible consacre un maximum de temps et en quelque sorte hérite du savoir-faire des prédécesseurs. C’est le cas par exemple de ceux qui sont passés d’Al-Qaïda ou des services de Saddam Hussein à l’organisation Etat islamique. Daech a bénéficié de toute évidence de leur savoir-faire.
Soit. L’intox, la propagande sont donc des composantes de notre temps où la production d’informations en tous genres fait fortune. Faut-il alors soupçonner tout discours d’être une contrefaçon du vrai? Le citoyen risque-t-il de mourir par overdose de suspicion? Troisième commandement face aux fabricants d’intox. Le doute est une liberté qui n’est pas un produit dérivé de la théorie du complot.
Même si l’on vit en démocratie, gare à la tromperie. Car les démocraties sont également expertes en manipulation. Mais elles ont bien du mal à reconnaître qu’elles recourent elles aussi à ces techniques.
On le sait peu, mais plusieurs préfets recommandent actuellement que l’Etat prenne en compte cette dimension. En particulier, bien sûr dans la lutte antiterroriste. Il est vrai qu'on ne peut en rester aux missions de sécurité, de renseignements, aux investigations judiciaires, voire aux procès. Face à Daech, la question est plus profonde. Elle consiste à savoir comment une démocratie peut s’emparer d’un sujet tel que la guerre de l’information. C’est un sujet extrêmement sensible. Certes, il y a dans cet affrontement une partie visible comme la sensibilisation des écoliers, collégiens, lycéens. Mais une autre partie ne peut que demeurer cachée. Or, si l’appareil d’Etat déclenchait des actions d’envergure sur ce terrain, les premiers adversaires seraient les membres de la société française qui s’empresseraient d’en dénoncer les méfaits. Face à Daech, nous sommes donc dans une contradiction très difficile à résoudre. C’est d’ailleurs le cas de toutes les démocraties attaquées en ce moment par cette organisation terroriste. Son système de propagande est global, avec toute une armée qui la sert de façon continue. Face à cela, les démocraties sont très démunies sur ce terrain inhabituel pour elles.
Dans une telle complexité, le journalisme joue un rôle essentiel. Il ne doit faire aucune omission, car il est un arbitre, dans une certaine mesure. Il doit agir en toute rigueur, sans opportunisme, mesurer les enjeux. En fait, pour lui aussi, l’équation est difficile à résoudre. A l’instant T, que suis-je en mesure de dire ? Que puis-je dire ou ne pas dire ? Sur ce dernier point, la question contemporaine des lanceurs d’alerte nécessite un soin tout particulier. Les médias ont un grand travail de discernement à accomplir aux côtés de ses soutiens à la vérité que sont les lanceurs d’alerte. Depuis la guerre du Vietnam, jusqu’aux Panama Papers, leurs rôles, leurs motivations ont été très divers. Là aussi, la rigueur s’impose.
En matière économique, il serait d’ailleurs judicieux de recourir à l’expertise du comité d’entreprise, sa confidentialité est garantie, comme je le souligne dans mon livre. La réintroduction des syndicats dans ces débats auraient le mérite de mettre tout le monde de l’entreprise à l’abri des tentatives de manipulation, car les fabricants d’intox œuvrent désormais dans tous les camps.
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