Le pari économique risqué de Shinzo Abe au Japon
Politique budgétaire, politique monétaire… Le Premier ministre Shinzo Abe, élu en décembre 2012, a mis le paquet pour faire repartir l’économie japonaise. Il n’a pas hésité à creuser le déficit budgétaire et à jouer sur la planche à billets pour relancer la croissance atone du pays. Au premier trimestre la croissance a affiche un joli +0,9%. Un bon chiffre qui n'empêche pas les interrogations sur cet activisme économique.
Un «Peal Harbor» économique ?
Il est sans doute trop tôt pour savoir si Shinzo Abe, qui a donné son nom «abenomics» à la politique économique volontariste de son pays, va réussir son pari et sortir le Japon d'un long marasme.
Des choix qui peuvent se résumer ainsi: volonté de mettre fin à la stagnation qui dure depuis une vingtaine d’années et à ses tendances déflationnistes ; relancer la croissance au prix d’une baisse de la monnaie et d’une hausse de la dette (le déficit, qui va atteindre près de 12 points de PIB cette année). Un vrai «pearl harbor» économique, selon François Lenglet. Un programme que le Premier ministre résume sous le slogan des «trois flèches».
Ce programme a déjà réussi à doper la bourse de Tokyo qui a grimpé de 80% depuis novembre 2012. Mais après les derniers trous d’air de la bourse du Japon (l’indice Nikkei a chuté de 9,5% entre le 22 et le 27 mai), les inquiétudes de ceux qui critiquent les choix économiques audacieux de M.Abe se sont plus vivement manifestées.
Première flèche, la relance budgétaire
Certes, le Premier ministre japonais n’est pas le premier à tenter de faire repartir l'économie de son pays qui, malgré ses difficultés, est la troisième économie de la planète. Mais cette fois, M.Abe a mis le paquet et a décidé de jouer sur tous les leviers à la fois. «Si Keynes était encore vivant, il serait japonais. Et il serait malheureux. Car tout cela n'a pas eu d'autre effet que de faire grimper la dette à 245 % du PIB, un chiffre aberrant qui est sans équivalent parmi les grandes puissances économiques», notait, critique, François Lenglet dans Le Point.
En mettant des sommes considérables en jeu (la dépense publique devrait augmenter de 80 milliards d'euros, pour des grands travaux notamment), le Premier ministre japonais espère franchir le seuil critique qui avait manqué dans les plans précédents. Cette hausse de la dépense publique est la première des trois flèches de la politique de relance décidée par Shinzo Abe.
Deuxième flêche, la politique monétaire
La Banque du Japon (BoJ), théoriquement indépendante, a joué le jeu et a décidé de doubler ses rachats d’obligations publiques et d'acheter des actions. Cette intervention massive de la banque centrale devrait déboucher sur une inflation de 2% dans les deux ans qui viennent. Une quasi révolution dans ce pays où les consommateurs avaient tendance à adapter leurs comportements à un système déflationniste, repoussant leurs achats (ou investissements) en attendant des prix orientés à la baisse.
Croissance en hausse, confiance des ménages meilleure, hausse de la consommation et baisses du yen, les premiers signes sont positifs. Le Premier ministre peut ainsi se targuer d’avoir réussi une dévaluation rampante (20% par rapport au dollar). Il faut dire que dans ce domaine, le pays revenait de loin après une progression continue du yen par rapport au dollar (50% de hausse par rapport au dollar en 4 ans). «Les premiers signes sont bons», assure le Prix nobel d'économie, Paul Krugman.
«Un programme global» , selon Stiglitz
Cette dévaluation est une bouffée d’oxygène pour les exportations qui ont augmenté de 3,8% (plus que les importations qui n’ont cru que de 1% alors que le pays est plus dépendant de l’étranger pour son énergie en raison de Fukushima).
Les premiers chiffres économiques de 2013, positifs, sont-ils dus aux décisions économiques du Premier ministre? «La contribution des "Abenomics" est discutable», résume Julian Jessop, analyste chez Capital Economics, qui souligne que la consommation était déjà relativement solide depuis deux ans. L'envolée de la Bourse de Tokyo a certes pu doper les dépenses des plus riches mais «les revenus salariaux n'augmentent pas», ce qui a limité la consommation des classes moyennes, ajoute-t-il.
Pour certains, cette relance pourrait trouver sa limite dans la structure de l’économie japonaise, la faiblesse de sa consommation intérieure due à une mauvaise répartition des revenus. «Le partage des revenus au Japon se déplace en faveur des entreprises et au détriment des salariés depuis 1999» affirme l’économiste Patrick Artus, cité par Le Point .
«Abe fait ce que beaucoup d'économistes (dont moi) ont réclamé aux Etats-Unis et en Europe: un programme global impliquant les politiques monétaires, budgétaires et structurelles. Abe compare cette approche à trois flèches - prise isolément, chacune peut être pliée, prises ensemble, personne n’y arrive », se félicitait le prix nobel d’économie Joseph Stiglitz.
Troisième flèche, réformes structurelles
C’est fort de ce constat que le Premier ministre japonais entend tirer la «troisième flèche» de son plan après l'inflexion de la politique monétaire et celle de la politique budgétaire. Dans le secteur privé, le gouvernement envisage la création de zones économiques spéciales dans lesquelles pourraient être mises en œuvre d'importantes mesures de dérégulation et de réduction de la fiscalité des entreprises. «La dérégulation est au départ et au cœur des stratégies de croissance», a affirmé Shinzo Abe qui ambitionne de libéraliser l'énergie, élever le niveau des investissements, doper le revenu par habitant...
Les réformes structurelles, qui doivent être annoncées prochainement, pourraient porter sur des investissements privés et un développement des échanges internationaux. Le marché du travail devrait être réformé pour permettre un taux d’emploi plus élevé pour les travailleurs âgés, les immigrés ou pour les femmes.
Des «risques considérables», selon le FMI
Face à l'ampleur des changements menés par le Japon, des réformes qui vont à l'encontre de ce qui se fait par exemple en Europe, les économistes restent prudents. Le FMI a reconnu que la baisse du yen n'était pas excessive et que les premiers résultats étaient positifs mais pointaient «des risques considérables», notant que «des réformes de soutien à la croissance décevantes qui ne parviendraient pas à augmenter l'investissement privé et l'emploi pourraient affaiblir la reprise et ralentir le retour à de l'inflation».
Les économistes conservateurs mettent en cause le niveau de la dette du Japon et craignent une bulle financière. L'autre risque pour le Japon, dont l'économie est traditionnellement exportatrice, est de voir l'économie de ses clients ralentir. C'est d'ailleurs un mauvais chiffre chinois – premier client du Japon – qui a provoqué la chute récente de la bourse japonaise. «Comme l'a dit le financier américain Soros "tout cela finira dans les larmes"», estime pour sa part l'économiste Bruno Bertez.
C'est à gauche que Shinzo Abe, nationaliste et conservateur, est défendu. «Si le programme complet qu'Abe a mis en place est bien exécuté, la confiance croissante d'aujourd'hui sera justifiée. En effet, le Japon pourrait devenir l'un des rares rayons de lumière dans un paysage morose», écrit le prix Nobel américain Jospeh Stiglitz, un keynesien de gauche, pourfendeur de l'austérité.
Quant à François Hollande, il doit se répéter cette phrase d'un autre prix Nobel keynesien, Paul Krugman: «En ce moment, nous sommes tous, économiquement parlant, japonais – ce qui explique pourquoi l’expérience économique que connaît actuellement le pays dans lequel tout commença est si importante, pas seulement pour le Japon mais pour le monde entier.»
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