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Dix ans après la catastrophe de Fukushima, qu'est-ce qui a changé dans les centrales nucléaires françaises ?

Article rédigé par Robin Prudent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
La centrale nucléaire de Cattenom (Moselle), le 13 décembre 2016. (XAVIER POPY / REA)

Plusieurs dispositifs de sécurité supplémentaires ont été mis en place en France après le terrible tsunami. Mais les délais de livraison des équipements et l'entretien des sites restent critiqués.

Sur la Côte d'Opale, entre Dunkerque (Nord) et Calais (Pas-de-Calais), des tractopelles ont commencé à déraciner des dizaines d'arbres face à la mer du Nord. Le début d'un long chantier, lancé en janvier 2021 par EDF, afin de construire un mur de quatre mètres de haut autour de la centrale de Gravelines (Nord). L'objectif est assumé : éviter l'inondation du plus grand site nucléaire d'Europe de l'Ouest, dix ans après la vague meurtrière qui a détruit la centrale de Fukushima au Japon.

Rappelez-vous, le 11 mars 2011, l'archipel est secoué par un violent séisme de magnitude 9. Moins d'une heure plus tard, un gigantesque tsunami frappe sa côte Est, tuant des milliers de personnes et provoquant des dégâts considérables. Des vagues, atteignant jusqu'à 15 mètres de haut, franchissent aussi les digues de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Les systèmes électriques et de refroidissement sont détruits, provoquant la plus grave catastrophe nucléaire depuis Tchernobyl. L'onde de choc va rapidement atteindre la France et les 58 réacteurs qu'elle compte à l'époque.

La centrale nucléaire de Gravelines (Nord), en septembre 2020. (MAXPPP)

Au bord de la mer du Nord, ce n'est pas tant la crainte d'un tsunami géant qui inquiète que la montée des eaux et les inondations. Quelques mois après le traumatisme de Fukushima, l'Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) demande ainsi d'ériger une forteresse tout autour de la centrale avant 2022. "Toutes ces mesures sont des bonnes mesures", se félicite auprès de franceinfo Bertrand Ringot, maire de la ville depuis 2001, qui assure que les habitants "ont une grande confiance" dans la centrale. D'autres s'inquiètent toujours du risque. "Si on regarde les projections de montées des eaux, Gravelines risque d'être un site offshore avant la fin du siècle", alerte Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire.

"Il faut imaginer l'inimaginable"

Le site de Gravelines n'est pas un cas isolé. Depuis dix ans, de nombreuses centrales ont dû revoir leur copie concernant les mesures de protection contre les phénomènes météorologiques extrêmes. La centrale du Tricastin, au carrefour de quatre départements (Drôme, Ardèche, Gard, Vaucluse), a même dû éteindre ses quatre réacteurs en 2017 pour renforcer une digue jugée trop fragile face au risque de séisme. "Tous les niveaux de sûreté ont été réévalués", explique Olivier Dubois, directeur adjoint de l'expertise de sûreté à l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), la branche technique du gendarme du nucléaire. "Il y a des renforcements ponctuels au cas par cas. C'est vraiment de la dentelle."

Après l'accident de Fukushima, la France n'a pas simplement décidé de rafistoler les enceintes de protection de ses centrales. Le monde de la sûreté nucléaire a même connu une petite révolution, résumée par Jacques Repussard, alors directeur de l'IRSN : "Il faut imaginer l'inimaginable". "On s'est dit qu'il fallait probablement réfléchir un peu autrement, se remémore Olivier Dubois. Il faut renforcer la sûreté même contre ce qu'on ne peut pas imaginer précisément, pour que les centrales tiennent quoi qu'il arrive."

"Il y a eu une prise de conscience sur le fait qu'un accident majeur était possible à tout moment sur nos réacteurs."

Yves Marignac, chef du pôle d'expertise nucléaire à l'institut négaWatt

à franceinfo

Même les opposants au nucléaire saluent ce changement de paradigme. "Fukushima a constitué une raison de plus de prendre au sérieux certains enjeux identifiés depuis déjà longtemps et sur lesquels EDF ne mettait pas beaucoup de diligence à se pencher", se félicite Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire, même si elle ne constate pas pour l'instant de "révolution de la sûreté"

Une équipe commando de la sûreté nucléaire

Un an après la catastrophe de Fukushima et la réalisation d'une série d'évaluations dans les centrales françaises, l'Agence de sûreté du nucléaire a annoncé une batterie de nouvelles mesures pour créer un "noyau dur". Autrement dit, doter chaque centrale d'équipements "ultimes", capables de résister à des événements exceptionnels. Ces travaux titanesques ont été découpés en plusieurs tranches.

Dans une première phase, terminée en 2015, le gendarme du nucléaire demandait à EDF de développer des mesures à court terme permettant d'améliorer la résistance des installations face aux deux incidents qui ont provoqué la catastophe de Fukushima : la perte de la source froide et la coupure des alimentations électriques. Il a fallu augmenter l'autonomie des batteries, ajouter un groupe électrogène pour des fonctions essentielles, renforcer des locaux de gestion de crise...

Une Force d'action rapide du nucléaire (FARN) a aussi été mise sur pied. Cette équipe de plus de 300 personnes, sorte de "commando en alerte permanente"doit être capable d'intervenir en moins de 24 heures partout en France. Au début de l'année 2021, EDF a organisé un exercice grandeur nature dans la centrale nucléaire de Paluel (Seine-Maritime). A grand renfort d'hélicoptère, de tyroliennes et de drones, l'unité s'est exercée au scénario du pire dans "une scénographie digne d'Hollywood", racontent Les Echos. Il a tout de même fallu faire appel à une entreprise spécialisée quelques heures auparavant : un banc de poissons s'était infiltré dans le système de pompage, perturbant l'activité de la centrale.

Des diesels d'ultime secours

Pour les grands chantiers, il a fallu attendre la deuxième phase du "noyau dur". Trois ans après la catastrophe de Fukushima, l'ASN a demandé la mise en place de dispositifs lourds, nécessitant plusieurs milliards d'euros d'investissement de la part d'EDF, avec comme équipement phare la création d'un "Diesel d'ultime secours" (DUS) pour chaque réacteur français, à l'exception de Fessenheim. N'imaginez pas un simple groupe électrogène toussotant derrière un camion. On parle ici de bâtiments en béton de 25 mètres de haut, construits sur des plots parasismiques et capables d'alimenter un réacteur pendant trois jours grâce à une réserve de 120 000 litres de carburants. 

"C'est une mesure utile à la fois par la redondance qu'elle apporte en moyen de secours pour l'alimentation électrique et par sa robustesse."

Yves Marignac, chef du pôle d'expertise nucléaire à l'institut NégaWatt

à franceinfo

Le chantier est titanesque pour EDF. Tellement grand que l'entreprise a littéralement explosé le délai imposé par le gendarme du nucléaire pour le réaliser. Les derniers diesels ont ainsi été mis en route il y a seulement quelques semaines... soit plus de deux ans après la date butoir originelle. Interrogé par franceinfo, EDF reconnaît que "ce très haut niveau d'exigence a rendu leur implantation et les travaux plus complexes que prévus". Un argument trompeur pour Yves Marignac : "Il n'y avait techniquement pas de raison que ce soit si tardif à mettre en œuvre", affirme ce spécialiste. Pour lui, l'Autorité de sûreté du nucléaire a été trop conciliante avec EDF : "C'est l'illustration d'un phénomène de plus en plus généralisé d'incapacité de l'ASN à demander aux exploitants de tenir les délais imposés", explique-t-il.

Objectif 2034 pour la sécurisation totale

D'autres mesures post-Fukushima pourraient encore se faire désirer, à l'instar du projet d'installation des sources d'eau "ultimes" pour chaque réacteur. Si EDF affirme dans un communiqué de presse que chaque centrale nucléaire en dispose déjà d'une, ce n'est pas l'avis de l'IRSN. Selon l'institut, seuls "sept réacteurs" seraient équipés d'un dispositif définitif conforme à l'ensemble des exigences requises, notamment la survenue d'un séisme. Interrogé par franceinfo, l'électricien précise qu'il devrait "finaliser le déploiement complet des sources d'eau ultimes définitives en 2022". La raison de ce délai ? Des "difficultés techniques" et des "retards liés aux obtentions des autorisations administratives".

Même lenteur pour les centres de gestion de crise "bunkerisés", qui doivent être déployés dans chaque centrale. Pour le moment, seule Flamanville (Manche) compte une infrastructure de ce type. Les 17 autres sites français devront attendre entre 2022 et 2026 pour être équipés, estime l'IRSN. Après ces derniers chantiers, une troisième phase s'ouvrira pour compléter ces fameux "noyaux durs". L'objectif final ? "Faire tendre les centrales actuelles vers les niveaux de sécurité des réacteurs de nouvelle génération", explique Olivier Dubois, de l'IRSN, qui vise une échéance à 2034. "Les délais sont assez lointains", reconnaît-il.

Au-delà du calendrier, d'autres points de tension agitent les relations entre d'une part l'exploitant, EDF, et d'autre part les autorités de contrôle – l'ASN et son bras technique, l'IRSN. Dans un avis publié en janvier, ce dernier tape sur les doigts d'EDF concernant la prise en compte de certaines hypothèses dans ses calculs. "Le diable se cache souvent dans les détails, explique Olivier Dubois. On a effectivement identifié des anomalies dans des études d'EDF : soit des imperfections de modélisation des phénomènes physiques, soit des hypothèses un peu trop optimistes. On ne dit pas que les conclusions sont fausses ; on dit qu'on n'est pas convaincus qu'elles soient vraies."

Têtes d'écrous rongées et matériel dégradé

L'IRSN signale un autre point noir des centrales nucléaires françaises : "des écarts de conformité" qui "demeurent" et sont "susceptibles de perdurer". Ce peut être "quelque chose qui a été mal réalisé sur le réacteur, une dégradation, ou bien une erreur de dimensionnement dans le matériel", explique Olivier Dubois. "J'ai pu voir des photos où l'on observe des têtes d'écrous tellement rongées par la corrosion qu'elle restaient dans la main de l'inspecteur", relate Yves Marignac, de l'institut négaWatt.

Parmi les mauvais élèves figure la centrale de Gravelines. Dans son dernier rapport annuel, daté de mai 2020, l'ASN l'a classée "en retrait" dans le domaine de la sûreté nucléaire. Pour Charlotte Mijeon, du réseau Sortir du nucléaire, "l'un des gros talons d'Achille, c'est la maintenance". De son côté, Olivier Dubois annonce avoir demandé des renforts sur les contrôles : "Il faut s'assurer de la conformité des installations, c'est l'alpha et l'oméga de la sûreté nucléaire." EDF assure que "des activités de surveillance et d'essais sont réalisées régulièrement sur les matériels" et qu'elle se conforme à toutes les demandes de l'ASN.

Pour certains observateurs, ces failles dans l'état réel des centrales seraient la face cachée du déploiement des mesures post-Fukushima. "Il y a l'idée qu'on s'est doté d'un système ceinture et bretelles... mais qu'on relâche l'attention sur la qualité de la ceinture", schématise Yves Marignac. Dans ces conditions, "ce n'est pas du tout évident de savoir quel est le bilan" de ces nouveaux dispositifs de sécurité, dix ans après la catastrophe, note-t-il. Du côté d'EDF, on assure avoir largement renforcé la sûreté des centrales face à des aléas qui n'étaient pas pris en compte avant le désastre japonais. L'IRSN se veut lui aussi rassurant, mais prudent. "On a fait un exercice de comparaison à l'international : si EDF fait tout ce qu'il a prévu de faire, alors les centrales auront un noyau dur complet. Mais c'est ambitieux et cela prendra encore du temps", prévient Olivier Dubois. Dix ans après, toutes les leçons de Fukushima n'ont pas encore été tirées.

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