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L'article à lire pour comprendre les manifestations en Iran

Des rassemblements s'organisent un peu partout dans le pays contre le pouvoir et les difficultés économiques. Franceinfo revient sur les causes de ce soulèvement généralisé et ses possibles répercussions pour le pouvoir. 

Article rédigé par franceinfo - Juliette Campion
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 19min
Des étudiants iraniens manifestent devant l'université de Téhéran contre les problèmes économiques dans le pays, le 30 décembre 2017. (STR / AFP)

"A bas la dictature !", "Mort à Rohani !" Ces slogans résonnent depuis une semaine en Iran, où une vague de protestations secoue une quarantaine de villes du pays. Au total, une vingtaine de personnes sont mortes durant les troubles, dont 16 manifestants. C'est le plus important mouvement de contestation depuis 2009, lorsque les Iraniens s'étaient opposés à la réélection du président ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad. 

Depuis jeudi 28 décembre, des milliers de manifestants se mobilisent contre la vie chère et le gouvernement du président Hassan Rohani, mais également contre le Guide suprême de la révolution islamique, Ali Khamenei. "Et ça c'est très nouveau", selon Stéphane Dudoignon, chercheur au CNRS. Mais les Gardiens de la révolution ont proclamé la fin du mouvement, mercredi, et le calme est revenu à Téhéran et dans la plupart des villes du pays. Franceinfo vous résume la situation en répondant à neuf questions. 

A quoi ça ressemble, l'Iran ?

De son nom officiel "République islamique d'Iran", ce territoire du Moyen-Orient à majorité chiite compte 80,5 millions d'habitants. Sa langue officielle est le persan, mais ses nombreuses minorités parlent également le kurde, le turc, le baloutchi et l'arabe. Sa superficie est de 1 648 000 kilomètres carrés, bordés par la mer Caspienne au nord et le golfe Persique au sud. Autrefois appelées la Perse, ses terres comptent pas moins de sept pays frontaliers : l'Afghanistan, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, l'Irak, le Pakistan, le Turkménistan et la Turquie. 

L'Iran est l'une des rares théocraties du monde, instaurée par la révolution iranienne de 1979. Le pays repose sur la loi islamique (charia) et l'ensemble de ses institutions sont placées sous l'autorité du Guide suprême de la révolution islamique et du Conseil des gardiens : l'ayatollah Khamenei, au pouvoir depuis 1989. Le président de ce régime autoritaire est Hassan Rohani. Il exerce une partie des fonctions de chef d'Etat. Il est le chef du gouvernement, mais pas le chef des armées. Il a été réélu pour un second mandat dès le premier tour, le 19 mai 2017, avec 57% des voix. 

La République islamique d'Iran est un régime très répressif. D'après le rapport 2016-2017 d'Amnesty International, "les autorités ont imposé des restrictions sévères à la liberté d'expression, d'association, de réunion pacifique et de conviction religieuse". Le pays figure au deuxième rang, après la Chine, du nombre d'exécutions capitales, avec une estimation de 567 condamnés à mort en 2016. Les femmes y sont victimes de discriminations et de violences. Le Code civil iranien considère le mari comme le chef du foyer : il a la tutelle économique sur son épouse et peut même, dans certaines conditions, l'empêcher de travailler. Les femmes ont l'obligation de porter le hijab (voile couvrant l'intégralité des cheveux)  depuis la révolution iranienne de 1979, même si cette loi vient d'être assouplie

Que se passe-t-il exactement ?

D'après Stéphane Dudoignon, "on ne peut pas encore parler de révolution, mais de phase pré-révolutionnaire". Les premières manifestations ont commencé jeudi 28 décembre à Mashhad, deuxième ville du pays et siège des sympathisants d'Ebrahim Raissi, l'opposant conservateur au président Hassan Rohani, comme le rappelle Le Monde.

Peu à peu, la contestation s'est étendue à bien d'autres villes du pays, y compris des petites villes reculées. A Téhéran, des centaines d'étudiants ont manifesté devant l'université, comme le montre cette vidéo amateur où l'on voit des policiers obligés de s'enfuir en abandonnant leur véhicule.


De très nombreuses vidéos circulent sur les réseaux sociaux et notamment la messagerie Telegram, très populaire en Iran. Le pouvoir a coupé l'accès à internet à plusieurs reprises pour éviter la propagation de ces vidéos. La télévision d'Etat diffuse, elle, les images de rassemblements pro-gouvernement, comme ceux qui ont rassemblé des dizaines de milliers de manifestants dans plusieurs villes du pays, mercredi 3 janvier.

Depuis samedi 30 décembre, 450 personnes ont été arrêtées, dans la seule capitale, Téhéran. Le nombre de morts, lui, serait d'une vingtaine. A Qahderijan, près d'Ispahan, six manifestants ont été tués en attaquant un poste de police dans la nuit du 1er janvier. Par ailleurs, uenfant de 11 ans a été tué et son père blessé par des tirs à Khomeinyshahr, alors qu'ils passaient près d'un rassemblement. Six personnes ont également été tuées par des "tirs suspects" dans les violences qui ont touché Toyserkan, dans l'ouest du pays. Les médias iraniens ont fait état de quatre morts dans les villes d'Izeh (sud-ouest) et Doroud (ouest). Enfin, un membre des Gardiens de la révolution a par ailleurs été tué par balles à Kahriz Sang, dans le centre de l'Iran.

Qui sont les manifestants ?  

Ce sont des groupes très variés qui se sont mobilisés ces derniers jours, "y compris des classes sociales inférieures, qui faisaient jusqu'ici partie des soutiens de la République islamiste", analyse Stéphane Dudoignon. Ce dernier constate que ce mouvement touche toutes les catégories de la société iranienne. On trouve aussi bien des jeunes, surtout les plus pauvres, dont au moins un quart sont au chômage, que des retraités très touchés par les dernières mesures économiquement restrictives du gouvernement Rohani.

Une femme iranienne au milieu des gaz lacrymogènes devant l'Université de Téhéran lors d'une manifestation le 30 décembre 2017  (STR / AFP)

Des ouvriers et des enseignants, qui n'ont pas été payés depuis des mois, se mobilisent également. "Des anciens combattants aussi, particulièrement de la guerre d'Irak de 1980-88, se plaignent du fait qu'ils ne reçoivent plus leurs médicaments", ajoute Stéphane Dudoignon. Et, fait "exceptionnel" selon le chercheur, la mobilisation touche même les zones rurales les plus reculées, grâce à une "auto-organisation remarquable des Iraniens". 

Quelles sont les raisons de leur colère ? 

Le mécontentement de la population est parti de l'annonce d'un certain nombre de mesures économiques. C'est plus particulièrement la hausse du prix de l'essence et des œufs, dont l'application était prévue en 2018, qui a mis le feu aux poudres, à tel point que cette vague de révolte est déjà surnommée "la révolution des œufs". Ces mesures ont finalement été abandonnées par le gouvernement le 30 décembre, sans pour autant provoquer une accalmie parmi les manifestants.

Car les autres motifs d'exaspération ne manquent pas. Selon Stéphane Dudoignon, figure notamment le relèvement du taux en dessous duquel les retraités pouvaient toucher un certain nombre d'aides sociales. De plus, comme l'explique Le Monde, des dizaines d'établissements de prêts illégaux, mis en place notamment sous le mandat de l'ancien président Mahmoud Ahmadinejad, ont été fermés par le gouvernement Rohani ; l'objectif était d'assainir les finances, mais la mesure a attisé l'agacement des Iraniens.

La colère de la population gronde en fait depuis des années, selon Thierry Coville, chercheur à l'IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) et spécialiste de l'Iran. D'après ce dernier, la première cause réside d'abord dans le chômage endémique, qui concerne 11,4% de la population active et jusqu'à 26,4% des 15-24 ans, d'après la Banque mondiale. Des chiffres sans doute sous-estimés, selon le chercheur.

Ce dernier pointe également la corruption : "Il y a un fort sentiment d'injustice, notamment vis-à-vis des entreprises parapubliques [contrôlées en partie par les Gardiens de la révolution] qui échappent totalement au contrôle du gouvernement en ne payant aucun impôt. De manière générale, la population iranienne considère que le système économique et politique ne sert qu'à privilégier certains groupes et dessert tout le pays".

Mais la levée des sanctions n'était-elle pas censée aider les Iraniens ?

En 2016, après la signature de l'accord nucléaire iranien, les Etats-Unis et l'Union européenne ont levé les sanctions qui pesaient contre l'Iran, à commencer par l'embargo pétrolier. Cet accord devait permettre au pays de faire son retour sur la scène internationale et d'enclencher une phase de relance économique. Depuis, le fléau de l'inflation a été endigué, passant de 40% sous Ahmadinejad à environ 10% sous Rohani. La croissance est également repartie, puisqu'elle était de 4% en 2017.

Mais d'après Thierry Coville, "ce ne sont pas pas deux ans de croissance qui vont résoudre le chômage chronique : il faut réformer l'économie, privatiser, attirer les investissements étrangers… Ça prend du temps. Et les gens sont impatients parce qu'ils ont beaucoup souffert, ils pensaient que l'accord de 2016 allait tout régler"

Preuve que la situation est loin d'être réglée pour l'Iran : Donald Trump ne cache pas sa remise en cause de l'accord sur le nucléaire, dont il souhaite sortir rapidement, et soutient ouvertement l'insurrection des Iraniens. "Le temps du changement est venu", a-t-il écrit sur Twitter. Ce dernier va jusqu'à appeler à un changement de régime, arguant que "le grand peuple iranien est réprimé depuis des années".

La France, de son côté, dit soutenir une application stricte de l'accord nucléaire de 2015, comme l'a rappelé l'Elysée après l'échange téléphonique du 2 janvier entre Emmanuel Macron et son homologue iranien. Le président français a fait savoir sa "préoccupation" face "au nombre de victimes liées aux manifestations" et a appelé Téhéran la retenue et à l'apaisement". 

Comment le gouvernement iranien réagit-il ? 

Deux lignes s'affrontent. Il y a d'abord la réaction du président, Hassan Rohani, plutôt modérée, voire "intelligente" pour Stéphane Dudoignon. Même s'il a, dans un premier temps, épousé le discours menaçant de l'ensemble des autorités de la République islamique, il a très vite changé de ton, réclamant "un espace pour que les partisans de la révolution et le peuple puissent exprimer leurs inquiétudes quotidiennes". Le chercheur souligne que Rohani "a même été relayé par les médias et les principaux orateurs de la tendance réformiste".

Mais face à lui, le Guide suprême de la révolution iranienne, Ali Khamenei, est sur une ligne bien plus dure. Sur la télévision d'Etat, il a accusé mardi les "ennemis de l'Iran" de porter atteinte au régime, ajoutant : "Ils se sont unis en utilisant leurs moyens, leur argent, leurs armes (...) et leurs services de sécurité pour créer des problèmes au régime islamique". Autrement dit, selon l'ayatollah, la menace viendrait de l'extérieur. Et plus particulièrement des Etats-Unis et de l'Arabie saoudite. 

L'ayatollah Ali Khamenei, le 2 janvier 2018, fait une déclaration depuis Téhéran (Iran) accusant notamment les "ennemis" du pays d'orchestrer un complot pour infiltrer le régime.  (HANDOUT / IRANIAN SUPREME LEADER'S WEBSITE / AFP)

Or, le pouvoir du Guide suprême est considérable : nommé à vie comme chef de l'Etat, il détermine la politique générale et contrôle les forces armées, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. C'està lui qu'obéissent les Gardiens de la révolution, soldats d'élite du pouvoir, qui ont proclamé mercredi la fin du mouvement de protestation, qu'ils qualifient de "sédition".

Stéphane Dudoignon souligne que, dans son allocution, le président Hassan Rohani a tenté de se dédouaner de la difficile situation économique du pays, en rappelant que lui-même n'administre qu'une partie du budget de la nation. Et qu'il ne peut être tenu responsable des errements de l'administration de l'ayatollah Khamenei.

C'est donc une vague de manifestations sans précédent ? 

Oui et non. D'après Stephane Dudoignon, "cela fait plusieurs mois que l'on observe des rassemblements de rues très importants devant les bâtiments publics, les sièges de l'autorité islamique en particulier, contre des problèmes écologiques". Le chercheur au CNRS pointe notamment le problème de l'eau et de la pollution de l'air, qui devient catastrophique. Ces manifestations sont en fait un phénomène endémique depuis quelques années.

De son côté, Thierry Coville relativise l'ampleur des manifestations actuelles. Il fait une comparaison avec les grandes mobilisations de 2009, lorsque les manifestants sont descendus dans la rue pour dénoncer la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad. Ils soutenaient son opposant, Mir Hossein Moussavi, et leur contestation avait été réprimée dans le sang. "Au moment de la révolte des verts, en 2009, précise Thierry Coville, toutes les grandes villes avaient été touchées et, au point fort de la mobilisation, vous aviez trois millions de personnes dans les rues à Téhéran : on est loin de ces chiffres pour l'instant". 

Stéphane Dudoignon souligne tout de même le caractère inédit de certains aspects  de cette nouvelle mobilisation : "La contestation est éclatée dans tout le pays et pas uniquement dans les grandes métropoles". De plus, contrairement aux slogans plutôt modérés qu'on pouvait trouver en 2009, les manifestations actuelles sont plus violentes et visent directement Rohani et le guide suprême. Le chercheur précise : "Si on veut retrouver une époque où une quarantaine de villes iraniennes se sont mobilisées avec des slogans vraiment durs, plus ou moins radicaux, contre le régime en place, il faut remonter à la révolution dans les années 78-79, et encore, je ne suis pas certain qu'il y ait eu une telle mobilisation dans la totalité du territoire national".  

Ce mouvement de contestation a-t-il une chance d'aboutir ? 

C'est difficile à dire, tant l'ampleur de la mobilisation est encore floue. Stéphane Dudoignon constate : "Nous sommes face à une très forte mobilisation de la population mais sans véritable coordination, encore privée d'encadrement par des institutions comme des partis politiques ou des syndicats". Thierry Coville relativise également l'ampleur de la mobilisation en rappelant qu'Hassan Rohani a été élu avec 20 millions de voix, en mai 2017 : "Je ne crois pas que toutes ces personnes vont aller dans la rue contre lui".

Mais le chercheur à l'IRIS a tout de même constaté une montée de la contestation de ces votants, notamment sur Twitter où le hashtag "je suis déçu d'avoir soutenu Rohani" a pris de l'ampleur. Pour lui, le plus important, si le président veut conserver le pouvoir, est qu'il ne cède pas à la violence : "Son armée a largement les moyens de réprimer la contestation. Mais ce serait très mauvais pour son crédit politique auprès de la classe moyenne éduquée". 

Stéphane Dudoignon estime également que le mouvement de contestation aura bien un impact : "Ces rassemblements ne resteront pas sans conséquence sur les mesures prises dans les années qui viennent". Pour lui, le gouvernement va forcément devoir se remettre en question : "On va s'installer dans une période d'incertitude qui devrait amener les autorités à des pratiques très différentes de celles qui pouvaient être les leurs ces dernières années". Reste que mercredi, pour la deuxième soirée consécutive, Téhéran et la plupart des villes iraniennes ont passé une nuit calme, les médias et réseaux sociaux ne faisant état de presque aucune manifestations nocturnes.

J'ai eu la flemme de tout lire, vous me faites un résumé ? ;)

Depuis six jours, une vague de protestations agite l'Iran. Il s'agit du soulèvement populaire le plus important depuis 2009. Partout dans le pays, y compris dans les zones les plus reculées, des milliers de manifestants, issus des classes moyennes et populaires, s'insurgent contre la vie chère et le chômage endémique. Au fil des jours, les slogans se radicalisent contre le président, Hassan Rohani et le Guide suprême, l'ayatollah Khamenei.

Les réactions gouvernementales sont partagées : d'un côté Rohani tente l'apaisement, de l'autre, Khamenei est sur une ligne plus dure, appelant à la répression des manifestants. Donald Trump, qui ne cache pas sa volonté de sortie de l'accord sur le nucléaire passé par son prédécesseur, a pris position pour les manifestants et contre le pouvoir iranien dans une série de tweets. Ces attaques ont relancé les tensions entre les deux pays. Le gouvernement iranien est sérieusement menacé par cette contestation grandissante, mais le flou entourant ce mouvement laisse planer beaucoup d'incertitudes sur l'issue de ce soulèvement populaire.

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