Travailleurs détachés : un système opaque, soumis aux fraudes
Les "travailleurs détachés " que nous avons rencontrés n'ont pas de voix, ni de visage. Inquiets pour leur emploi, ils ont demandé à ce que leurs voix soient maquillées, et que leurs vrais noms ne soient pas mentionnés. L'interview a été faite dans une voiture. Il y a quelques semaines, à cause d'un retard de paiement, ils ont fait état de leur situation dans la presse. Résultat, certains ont été punis financièrement.
A LIRE AUSSI ►►►Qui sont les travailleurs détachés, d'où viennent-ils, combien sont-ils en France ?
Les "travailleurs détachés " sont ces ouvriers qu'une entreprise envoie provisoirement travailler dans un autre Etat membre de l'Union européenne (UE). Pour eux, ce sont les salaires et les conditions de travail du pays d'accueil qui s'appliquent, en revanche les cotisations sociales doivent être acquittées dans le pays d'origine.
Les quelque travailleurs qui ont accepté de parler sont Ukrainiens, mais ils travaillent pour une société d'intérim portugaise, dirigée par un Français. Ils sont soudeurs et travaillent sur le chantier de la ligne de train à grande vitesse Le Mans/ Rennes. Fait rarissime, ils se sont mis en grève il y a un peu plus d'une semaine, fatigués d'être payés avec des retards à répétition (à écouter ci-dessous) .
"Il ne nous a pas payés pendant très longtemps. C'est toujours comme ça... On l'appelait chaque jour pour lui demander quand est-ce qu'il allait nous payer. C'est la première fois qu'on allait jusqu'à arrêter le travail ", dit-il.
Une pyramide opaque
Mais si les retards de paiement à répétition n'ont rien de légal, le principal problème pour ces ouvriers, à terme, c'est qu'ils ne peuvent pas cotiser, à cause d'un montage financier complexe. Pour le comprendre, il faut revenir sur la situation d'ensemble.
L'entreprise d'intérim pour laquelle ils sont employés s'appelle Abok Cedencia. Ils sont quinze ouvriers à y travailler, d'origine ukrainienne, géorgienne, portugaise ou angolaise. Mais Abok Cedencia n'est que le dernier échelon de la chaîne.
Car cette entreprise travaille comme sous-traitant d'une société allemande, qui sous-traite elle-même pour une autre société française, qui fabrique des voûtes de béton armé pour l'entreprise française Eiffage, qui construit ce chantier pour Réseau Ferré de France. Une pyramide opaque, et qui est soumise depuis quelques semaines à l'enquête de l'inspection du travail, celle-ci ayant découvert un montage surprenant sur les fiches de paie.
Un montage financier suspect
Ainsi, sur celles-ci, les ouvriers sont payés un salaire de base dérisoire (550 euros), qui est compensé par une grosse prime de déplacement (autour de 1.500 euros). Sur le montant total, l'inspection du travail n'a rien trouvé à redire, mais elle s'interroge sur le paiement des charges sur les primes. Pour le directeur de l'inspection du travail à Laval, Eric Boireau, le salaire total est conforme au droit français, mais ce qui est suspect, c'est bien le paiement des charges sociales (à écouter ci-dessous ):
"La question que l'on se pose aujourd'hui c'est de savoir si cette partie complémentaire est soumise aux cotisations sociales pour le salarié, et pour l'entreprise ", explique-t-il.
Une directive européenne qui pose problème
Pourtant, la situation des "travailleurs détachés " est normalement encadrée par une directive européenne, qui date de 1996. Celle-ci dit en substance que le salarié étranger doit être traité et payé d'après la loi du pays dans lequel il travaille (ici, la France), mais que les charges sociales sont celles du pays d'où vient la société (ici, le Portugal).
A LIRE AUSSI ►►► Travailleurs détachés : comment lutter contre la traite des ouvriers en Europe
Ce qui explique les distorsions de prix avec certains pays de l'Est, l'exaspération des sociétés françaises, et l'imbroglio fiscal autour des ouvriers de Laval. Juridiquement, elle devrait payer des charges sociales au Portugal. Mais il semblerait qu'elle n'en paie aucune. Car dans cette affaire, l'inspection du travail n'a pour l'instant aucun document prouvant le versement des charges sociales.
La société qui emploie les Ukrainiens, EMF, s'en défend, par la voix de Romain Lintingre, conducteur de travaux (à écouter ci-dessous) :
"Je ne pense pas qu'il y ait différentes interprétations possibles. Nous sommes dans notre droit, c'est que notre avocat va démontrer. Ce n'est pas une affaire de faire travailler des Portugais en France puisqu'on leur paie tout, les logements, les voyages. C'est juste une facilité pour nous d'avoir de la main d'oeuvre qualifiée ", explique-t-il.
Des ouvriers pas vraiment qualifiés, et qui ne cotisent pas
Un accroc de plus, car les ouvriers en question nous ont affirmé qu'ils n'étaient pas réellement "qualifiés", puisqu'ils n'avaient pas l'habitude de souder avant d'arriver en France. Leurs horaires peuvent également dépasser les 40 heures prévues sur le contrat (parfois 45 heures), et surtout, point le plus important, étant donné leur contrat, ils ont bien consience de ne cotiser que sur une partie de leur rémunération : le salaire (à écouter ci-dessous) .
"Je sais qu'avec un salaire aussi bas, je n'aurais pas grand chose pour ma retraite. Ca je le savais en signant le contrat. Mais il n'y a pas d'autre entreprise où travailler. Au Portugal, il n'y a pas de travail ", explique un des travailleurs.
Avant d'expliquer que c'est dans l'habitude des employeurs d'avoir recours à ce genre de montage financier : "Au Portugal, des contrats comme ça n'existent pas. Mais lorsqu'on travaille à l'étranger, en France, en Allemagne ou au Portugal, ce sont toujours des contrats comme celui-ci" .
Eiffage se défend
La situation des ouvriers de ce chantier illustre ainsi l'opacité d'un système juridique qui permet un certain nombre d'abus, notamment celui de profiter du fait de ne pas payer ses charges sociales dans le pays où l'on travaille. L'inspection du travail a elle saisi un bureau de liaison au Portugal pour enquêter.
En attendant, Eiffage, en haut de la chaîne, a très vite coupé les ponts et a retiré son agrément qualité à la société qui a fait appel à la boîte d'intérim, Matière. Marc Legrand, président d'Eiffage Rail Express, laisse la responabilité à cette entreprise, puisque c'est elle qui a fait appel au sous-traitant (à écouter ci-dessous).
"Nous avons un contrôle sur les sous-traitants en ce qu'ils sont présents sur le chantier. Mais lorsqu'il s'agit d'une activité de fourniture (...), comme ici avec l'usine de Matière, elle n'est pas dans notre emprise et nous n'y avons pas accès ", explique-t-il.
Un accord européen pour lutter contre les abus
Hasard du calendrier, une pétition a été lancée au même moment, par la Fédération du bâtiment, et demande la fin de la concurrence déloyale. Les professionnels du bâtiment souhaitent lutter contre celles qui, comme ici, s'affranchiraient de la réglementation.
Les ministres du Travail européens se réunissaient ce lundi à Bruxelles pour discuter de cette question des travailleurs détachés, et un accord a été trouvé pour "empêcher les fraudes ". En France, ils pourraient être entre 200.000 et 300.000 à être soumis à ce type de montages financiers.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.