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Naufrages de migrants : à Lampedusa, les habitants oscillent "entre rage et tristesse"

En octobre 2013, 266 migrants se noyaient à quelques encablures des côtes de l'île de Lampedusa. Dix-huit mois plus tard, après la mort d'au moins 800 migrants, ceux qui ont aidé les rescapés en 2013 se demandent à quoi a servi la mobilisation d'alors.

Article rédigé par Gaël Cogné - Envoyé spécial à Lampedusa (Italie),
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Dans le port de Lampedusa (Italie), le 25 octobre 2013. (FILIPPO MONTEFORTE / AFP)

Lampedusa a mal aux tripes. Dans la nuit du samedi 18 au dimanche 19 avril, 800 migrants ont disparu dans un naufrage au large de ses côtes. Un scénario qui ne cesse de se répéter.

Il y a un an et demi, 366 personnes sont mortes à quelques encablures de cette petite île sicilienne, qui fait face à la Tunisie et à la Libye. Le drame avait suscité une vague d'émotion à travers l'Europe. Quelques jours plus tard, l'Italie mettait en place l'opération Mare Nostrum, aujourd'hui remplacée par l'opération européenne Triton. Dix-huit mois ont passé, et les habitants de Lampedusa revivent le même cauchemar. Pire, les naufrages sont toujours plus meurtriers à proximité de cette porte vers l'Europe.

"On a pleuré avec eux"

Grazia Migliosini, la cinquantaine, se souvient parfaitement du 2 octobre 2013. "La nuit était belle, l'eau calme." Avec son mari et des amis, ils sortent pêcher la veille au soir. Vers cinq heures du matin, son mari la réveille, et lui demande de sortir un instant. "'Ecoute : on entend des bruits, des cris', m'a-t-il dit. Je lui ai répondu que c'était sûrement des mouettes."

L'aube pointe à peine. Ils décident de mettre le moteur en marche pour se rapprocher. "C'est là qu'on a vu les trois premières personnes. Elles levaient les bras en appelant à l'aide. On pensait qu'ils n'étaient que trois, mais on s'est rapidement rendu compte qu'il y en avait 250 dans la mer". Ce matin-là, le navire des migrants a sombré quand le pilote a mis le feu à une couverture, dans l'espoir d'alerter les garde-côtes, avant que l'incendie ne se propage au navire.

Grazia Migliosini dans sa boutique à Lampedusa, le 21 avril 2015. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Après avoir lancé un SOS, Grazia et ses compagnons commencent "ce long sauvetage". Ils hissent à bord ceux qu'ils peuvent atteindre, pendant que d'autres coulent sous leurs yeux. L'équipage du Gamar parvient à secourir 47 rescapés. "Ils étaient gelés. Certains étaient nus, ils se cachaient devant nous, les femmes. On a pleuré et vomi avec eux", se souvient-elle. "Ils nous disaient : 'Cherchez les enfants, cherchez les enfants'". 

Un couple enlacé dans la mort

En arrivant au port de Lampedusa, ils croisent Simone D'Ippolito, 49 ans aujourd'hui, qui emmène des touristes pour plonger. "Ils faisaient de grands gestes. J'ai compris que quelque chose n'allait pas", se souvient-il. Immédiatement, il dépose ses clients et se joint aux opérations de recherche. Mais, en arrivant sur les lieux du naufrage avec son équipage, il ne trouve, dans un rayon d'un kilomètre, que corps, vêtements, chaussures et débris qui flottent à la surface. "Je m'attendais à trouver des gens encore vivants, comme sur le bateau que j'avais croisé, explique-t-il en inspirant un grand coup. Même si cela fait près de deux ans, c'est toujours difficile à raconter."

Simone D'Ippolito devant le port de Lampedusa, en Italie, le 21 octobre 2015. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Dans la foulée, il passe plusieurs heures à essayer de localiser l'épave, jusqu'à ce qu'un pêcheur repère un écho. Il se jette à l'eau, et découvre la coque de l'embarcation posée sur le sable au milieu d'un herbier sous-marin, à 50 mètres de profondeur. Il se souvient que, "à l'arrière, il y avait un couple enlacé, comme pour un dernier baiser".

D'après Grazia Migliosini, un pêcheur qui a participé aux recherches ne voulait plus retourner en mer après, devenu fou de douleur. Il aurait aujourd'hui quitté l'île. Un autre homme refuse de ressasser ses souvenirs : "Je n'en peux plus, ça me fait trop de mal, ensuite j'y pense trop".

"Toujours plus de morts"

Après le naufrage, "le grand show des politiques italiens et européens" a commencé, se remémore avec amertume Simone D'Ippolito. Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et le chef du gouvernement italien de l'époque, Enrico Letta, sont venus en personne se recueillir sur les dépouilles. François Hollande a jugé que l'Union européenne ne pouvait "tolérer de voir au large de ses côtes des gens mourir dans des conditions épouvantables, pour fuir la misère ou les guerres". Mais, rapidement, tout le monde a semblé passer à autre chose, "comme une bougie qui s'éteint". "Cela m'a encore plus convaincu que, s'il n'y a pas d'enjeu économique, rien ne bouge. La tragédie de ces jours-ci n'est sûrement pas la dernière." 

Comme plusieurs habitants de l'île rencontrés, Grazia Migliosini oscille "entre rage et tristesse". Car, depuis le drame auquel elle a assisté et malgré tous les discours, "cela fait dix ans que le massacre continue et il y a toujours plus de morts. On a dénoncé, parlé avec tous les journalistes, les élus, mais on ne sait plus quoi faire. Rien ne change. Tous les jours, on voit débarquer les vivants et les morts. On les touche. On les voit." Elle secoue la tête : "C'est impossible de vivre avec ce poids des morts. L'île est traumatisée."

Elle en veut aux chefs d'Etat, dont "pas un seul n'a les mots justes", à "l'Italie, qui prend l'argent de l'Union européenne, mais ne fait rien", à l'Europe, qui "pourrait être plus responsable", mais préfère détourner les yeux, et même aux ONG, qui "profitent de cette grosse affaire". Et ce, alors que le tourisme périclite dans l'île, même si l'afflux de migrants n'a pas entamé le calme de l'endroit.

"Bruxelles, c'est très, très loin"

"Les responsables politiques parlent des migrants comme si c'étaient des objets. Comme si la vie d'un homme ne pesait rien", s'émeut Simone D'Ippolito, qui aimerait pouvoir "transférer dans la tête des politiques tout ce [qu'il a] vu, pour voir s'ils continueraient à penser et à dire les mêmes choses". Parfois, il se demande même si on ne reproche pas aux îliens de venir en aide aux clandestins. "On entend que, si on vient à leur secours, on les incite à venir. Presque comme si on était coupable de les aider. Mais je le referai 100 fois ! Nous sommes des gens de mer. Si quelqu'un a besoin d'aide en mer, tu l'aides."

Aujourd'hui, il souhaiterait "un couloir humanitaire pour les faire arriver de façon plus sûre. Ensuite, il faut s'attaquer aux raisons pour lesquelles ils viennent". Mais il ne se fait plus d'illusions : "A Lampedusa, on ressent le problème fortement, en Sicile, un peu moins. A Milan, on s'y arrête deux minutes dans les journaux ou à la télévision. Alors, à Bruxelles, c'est très, très loin".

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