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Reportage "On a peur de tomber sur des corps" : à Boulogne-sur-Mer, pêcheurs et sauveteurs sont désemparés face à la hausse record des traversées de migrants

Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Frédéric Fournier, pêcheur à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), sur son bateau le 30 novembre 2022. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Plus de 40 000 personnes ont traversé la Manche illégalement depuis le début de l'année. Une explosion des passages clandestins qui pèse souvent lourd sur les marins de la Côte d'Opale.

"Des migrants ? Pour une fois, je n'en ai pas vus ce matin..." Pour autant, Fréderic Fournier, pêcheur à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), n'est pas totalement soulagé. "Avec le brouillard, on ne voyait pas à vingt mètres. Il y en avait peut-être qui tentaient d'aller en Angleterre, ça arrive tous les jours maintenant", assure-t-il, occupé à chasser de ses filets les quelques poissons qui y étaient restés coincés.

Les bassins du port boulonnais sont plongés dans une épaisse brume de mer, ce mercredi 30 novembre, peu avant 8 heures. Seuls quelques goëlands émergent, attirés par les pêcheurs sur le retour. Depuis quelques jours, le thermomètre n'affiche jamais plus de 3°C au petit matin. "La mer n'est pas agitée mais les conditions restent mauvaises, ça rend la traversée encore plus dangereuse", souffle le pêcheur.

La criée du port de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le 30 novembre 2022. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Les risques de naufrage ou de collision, dans le détroit le plus fréquenté au monde (plus de 400 navires chaque jour en moyenne), sont pourtant loin de dissuader les migrants et leurs passeurs. Alors qu'à Calais, les ferries et le tunnel sous la Manche sont ultra surveillés, les côtes anglaises – visibles par beau temps – semblent toujours atteignables en zodiac depuis la Côte d'Opale.

Une explosion du nombre de traversées

L'année 2022 a ainsi vu une explosion du nombre de traversées illégales par la mer : plus de 40 000 personnes ont réussi à atteindre le Royaume-Uni depuis janvier dernier, selon les autorités britanniques, citées par la BBC (en anglais). Soit une hausse d'environ 40% par rapport à 2021, et de plus de 2 000% par rapport au bilan de 2019.

A bord de son P'tit Frédo II, Frédéric Fournier voit souvent des embarcations "filer vers l'autre côté". Mais il arrive que certaines soient "un peu mal en point", comme ce zodiac surchargé, aperçu six jours plus tôt, à l'aube. "Il y avait 25 personnes à bord, je me suis demandé d'où ils avaient bien pu partir", témoigne-t-il.

Aussitôt, il a prévenu le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) du cap Gris-Nez, pour leur décrire la situation et l'équipement des migrants : fonctionnement du moteur, présence ou non de gilets de sauvetage... "C'est presque devenu un réflexe, une habitude", lance-t-il, l'air déconcerté. Au bout de vingt minutes, et l'appel d'un plus gros navire sur les lieux, le pêcheur a pu reprendre sa route. Mais il se demande encore ce que sont devenus ce zodiac et ses occupants.

Des histoires d'embarcations en détresse, les pêcheurs de Boulogne-sur-Mer en ont "des caisses et des caisses", déplore le patron du Majeanda, un navire bleu et blanc, revenu avec des soles ce matin-là. "On est tous concernés et on ne sait pas toujours quoi faire", confie-t-il. Fragilisés par la renégociation des licences de pêche post-Brexit et inquiets face à la flambée des prix des carburants, les marins-pêcheurs se sentent impuissants face à la crise migratoire. "On veut bien aider, d'ailleurs on est obligés de le faire. Mais tout ça nous dépasse", explique le patron de pêche.

"Tu ne sais jamais ce que tu vas croiser en mer"

La veille, dans la nuit du lundi 28 au mardi 29 novembre, pas moins de 240 personnes réparties sur cinq embarcations ont été secourues alors qu'elles tentaient de traverser la Manche à plusieurs endroits. Dans certains cas, le naufrage n'était plus qu'une question de minutes selon la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord dans un de ses communiqués de presse, devenus quasiment quotidiens.

Lors de l'un de ces incidents, près de Calais, "tous les occupants (étaient) à la mer, agrippés à leur embarcation qui (était) en train de couler", décrivent les autorités. Soixante-et-une personnes se trouvaient alors dans l'eau glacée.

Le patron de pêche Loïc Fontaine à bord de son bateau à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le 30 novembre 2022. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"La température de l'eau est de plus en plus froide. Si vous tombez, je ne vous donne pas vingt minutes", lance Loïc Fontaine, un autre patron de pêche boulonnais. "On se pose souvent la même question : est-ce qu'on va tomber sur un incident ? Si oui, est-ce qu'on pourra aider tout le monde, sachant qu'on a des petits bateaux ?", confie le pêcheur de 46 ans. "Tu ne sais jamais ce que tu vas croiser en mer."

Un drame a particulièrement marqué les esprits. Le 24 novembre 2021, 27 personnes, dont des femmes et des enfants, ont perdu la vie dans le naufrage de leur embarcation. L'incident a provoqué l'ouverture d'une enquête et le départ de plusieurs cadres du Cross. "C'est un pêcheur d'ici qui a repéré les cadavres flottant sur l'eau, il n'en a pas dormi pendant un moment", rappelle Loïc Fontaine. Depuis, le traumatisme est devenu collectif.

"On a peur de tomber sur des corps, de remonter un macchabée dans les filets."

Loïc Fontaine, patron de pêche

à franceinfo

Le quadragénaire n'a pas encore eu à organiser un sauvetage lui-même. Mais il reste marqué par une scène survenue pendant l'été 2022. "On approchait d'une embarcation et une femme nous a tendu son bébé pour qu'on le prenne à bord, se souvient-il. Ça fait un choc, surtout quand on est père de famille. On a peur de les percuter, parce qu'ils ne ressortent pas sur le radar." Mais, même sans les voir, difficile de les ignorer. "Rien que ce matin, j'ai entendu parler sur les ondes radio de huit embarcations."

Des embarcations plus solides mais surchargées

Rencontrés en septembre 2021 au retour d'une opération de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) de Boulogne-sur-Mer, des bénévoles espéraient que le nombre de traversées illégales allait chuter à l'approche de l'hiver. Mais c'est l'inverse qui s'est produit. "Le dernier trimestre 2021 a été très rempli, et pas que pour nous, souligne Gérard Barron, président de la station boulonnaise. Dunkerque, Gravelines, Calais, Berck... Tous les sauveteurs ont été très sollicités."

L'année 2022 a ensuite vu cette tendance s'ancrer sur le littoral, avec une "montée en puissance" du phénomène. "Avant, on voyait des moyens mal adaptés, des boudins importés de Chine que je n'aurais même pas utilisés pour aller sur un lac, se souvient Gérard Barron. Mais depuis sept ou huit mois, on voit des embarcations plus solides, mieux motorisées. Le problème, c'est qu'elles sont toujours aussi surchargées, alors elles crèvent, elles plient, elles coulent..."

Le président de la SNSM de Boulogne-sur-Mer, Gérard Barron, le 1er décembre 2022. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

L'autre phénomène qui inquiète les sauveteurs de la Côte d'Opale, ce sont les stratégies employées par les passeurs. Pour éviter les contrôles de police, les embarcations "partent toujours plus au sud et plus au nord", explique le président de la SNSM Boulogne. "On intervient donc sur des événements qui sont souvent en cours depuis des heures, avec des gens qui ont déjà passé un long moment sur l'eau et qui souffrent d'hypothermie, détaille Gérard Barron. Il faut sans cesse s'adapter." Selon un bilan provisoire communiqué par la préfecture maritime à franceinfo, plus de 7 600 migrants ont été secourus depuis le début de l'année 2022.

"On doit désormais pouvoir gérer un sauvetage massif de 30, 40, 50 personnes en même temps, dont des femmes et des enfants."

Gérard Barron, président de la SNSM de Boulogne-sur-Mer

à franceinfo

Face à la recrudescence des traversées illégales, les sauveteurs se veulent très prudents et fermes sur la nature de leur mission. "On a déjà eu le cas d'embarcations qui redémarrent après que l'on ait secouru une partie des passagers, et donc allégé le bateau. Ça nous met dans une position délicate", déplore un sauveteur expérimenté du littoral, joint par téléphone.

"On fait de l'assistance, pas de la politique"

De son côté, le président de la station de Boulogne-sur-Mer insiste sur le caractère "humaniste" de son association. "Nous faisons de l'assistance, pas de la politique, tranche Gérard Barron. Nous sommes face à des personnes qui sont victimes de la guerre chez elles. Mais pour nous, ce sont d'abord des victimes en mer."

Un bateau saisi dans une enquête pour trafic d'êtres humains, et arraisonné dans le port de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Pour soulager les secouristes, l'Etat est sur le point d'affréter deux navires spécifiquement dédiés aux missions de secours dans la Manche, comme l'a promis le secrétariat général de la mer (SGmer) mercredi 30 novembre. Le déploiement de drones aériens est également prévu par les autorités françaises, qui avaient déjà annoncé mi-novembre des renforts de police et de gendarmerie à terre. Tous ces nouveaux moyens sont financés à hauteur de 72,2 millions d’euros par le Royaume-Uni.

Des dispositifs inédits face à la détermination des dizaines de migrants qui transitent chaque semaine dans le secteur. "On est prêts à tout, c'est notre seule chance", expliquent posément Fahim*, Javed* et Babak*, trois jeunes Afghans arrivés jeudi 1er décembre à la gare de Boulogne-sur-Mer, avec pour seules affaires leur téléphone et un sac plastique rafistolé.

Après avoir fui les talibans et parcouru plusieurs milliers de kilomètres, ils attendent la voiture qui doit les déposer près d'une plage de la région. Avant une traversée en bateau prévue dans les prochains jours, "si la mer n'est pas trop mauvaise".

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.

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