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Migrants : en Allemagne, la longue marche de la famille Ashour vers l'intégration

Article rédigé par Thomas Baïetto - avec Charif Rifai
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Majd et Fatma Ashour, leurs enfants Omar et Sham, le 9 octobre 2015 à Karlsruhe (Allemagne). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Un mois après son arrivée en Allemagne, francetv info a retrouvé la famille syrienne suivie, début septembre, de Budapest à Munich.

L'hélicoptère dessine un arc de cercle au-dessus de l'étang. Les cygnes n'ont pas bougé. Mais Majd Ashour s'est arrêté de parler. "Chez nous, quand on voit un hélicoptère, on commence à courir. Cela veut dire qu'un baril d'explosifs va arriver." Assis en tailleur au bord de l'eau, le trentenaire regarde l'appareil s'éloigner, un gobelet de thé brûlant à la main. S'il plaisante, c'est parce qu'il sait qu'aujourd'hui, il ne risque plus rien. Depuis un mois, ce réfugié syrien vit ici, à Karlsruhe (Allemagne), avec son frère, sa sœur, sa femme et ses deux enfants.

Début septembre, c'est à Budapest (Hongrie) que nous les avions rencontrés pour la première fois, dans un train en direction de l'Allemagne. Après plusieurs heures de voyage, et une courte nuit, nous les avions quittés au petit matin à la gare de Munich, fatigués et frigorifiés. C'était, pour eux, l'épilogue d'un long périple à travers l'Europe. Le début d'une nouvelle vie. "Nous avons passé une nuit ou deux dans un grand hangar, avant de prendre un bus jusqu'à Kusel", rembobine Majd. Peu satisfaits par le gymnase où ils sont hébergés, les Ashour ne s'éternisent pas dans ce village de 5 000 habitants du sud-ouest de l'Allemagne, à quelques encablures de la Moselle.

Fatma Ashour et sa fille Sham, le 9 octobre 2015 à Karlsruhe (Allemagne). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Après quelques hésitations, ils débarquent un peu plus au sud, à Karlsruhe, 300 000 habitants, non loin du Bas-Rhin. "A Kusel, nous dormions sur un terrain de basket, ici, nous avons une chambre pour notre famille. Là-bas, nous étions à 3 km de la ville, ici, nous sommes dans le centre."

Kriegstrasse 200

"Ici", c'est "Kriegstrasse 200", un camp de réfugiés installé "rue de la Guerre". Pas moins de 600 personnes se partagent les chambres de ce bâtiment de deux étages. Des enfants jouent au ballon dans la cour, à deux pas d'une dizaine de toilettes de chantier. Dossards jaune fluo sur le dos, une poignée de vigiles gardent l'entrée. La presse n'est pas autorisée à entrer, mais les photos postées sur la page Facebook du camp donnent une idée des conditions d'accueil.


Cet hébergement est provisoire. Dans les prochaines semaines, Majd Ashour et sa famille vont être transférés dans un logement plus pérenne, à Karlsruhe, ou dans une autre ville du land de Bade-Wurtemberg. En attendant, ils essaient de tuer le temps, entre promenades dans la ville et cours d'allemand, donnés par des bénévoles.

Je veux être citoyen, pas réfugié.

Majd Ashour, réfugié syrien

"Je veux apprendre l'allemand pour travailler. Je ne suis pas là pour toucher des aides", martèle-t-il. Mais pour le moment, ce cours quotidien de langue est son seul contact régulier avec les habitants de Karlsruhe.

"Ici, en Allemagne, on est tous ponctuels"

Son frère, Mslam, 23 ans, a plus de chance. Devant le portail du camp, il est en pleine discussion avec Jürgen Muthig, un professeur de communication enseignant dans l'une des universités de la ville. "Ici, en Allemagne, on est tous ponctuels. Qu'est-ce qu'ils font ?", plaisante, en anglais, l'enseignant, à propos d'un petit groupe de réfugiés qui se fait attendre. "Monsieur Jürgen", qui a tenu à organiser une rencontre entre ses étudiants et quelques migrants, découvre la ponctualité "à la syrienne".

Des réfugiés syriens et des étudiants allemands, rassemblés par Jürgen Muthig (au centre), le 8 octobre 2015 à Karlsruhe (Allemagne). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Son initiative est complètement personnelle. "Avec ma femme, on passait souvent à côté du camp en voiture. J'ai décidé de venir voir ce que je pouvais faire", explique l'universitaire de 53 ans, appuyé sur son vélo. Il ne voulait pas "trier des vêtements", alors, il a imaginé autre chose. "L'idée, c'est que les migrants rencontrent mes étudiants. Après, je ne sais pas trop."

"Ce qu'ils font, ce n'est pas l'islam"

Les étudiants, eux, patientent dans une salle de réunion d'un immeuble du centre-ville. Mslam avance à petits pas, intimidé par les onze jeunes filles – sur douze étudiants – qui le regardent entrer. "C'est trop pour mon petit cœur", glisse-t-il dans un sourire gêné. Les présentations commencent. Les Syriens racontent leur périple, les bateaux pneumatiques et les policiers hongrois. Les Allemands, des étudiants de première année fraîchement arrivés sur les bancs de l'université, s'amusent de ne connaître la ville guère mieux que les réfugiés. "Bienvenue à Karlsruhe !", leur lance Anas, l'un des Syriens venus disserter avec eux.

Mais rapidement, les préoccupations des uns et des autres prennent le dessus. Les Syriens s'inquiètent de ce qu'on pense de leur arrivée. Dlian, 15 ans, raconte qu'une vieille dame lui a lancé dans la rue un "dégage de mon pays". Les étudiants allemands s'interrogent, eux, sur l'islam pratiqué par leurs invités.

On peut parler de religion, ou c'est "touchy" ?

Jürgen Muthig, professeur de communication

"Il faut que vous sachiez que certains Allemands pensent que l'islam n'est pas une religion tolérante", lâche le professeur au petit groupe de réfugiés. "Certains, comme l'Etat islamique, donnent une très mauvaise image de notre religion. Ce qu'ils font, ce n'est pas l'islam", répond Vian, 20 ans.

"J'étais un peu inquiète quand je vous ai vu arriver"

Melanie, une étudiante en master, était en Tunisie l'an dernier. Elle n'a pas oublié cet homme qui a refusé de lui adresser la parole, préférant se tourner vers son petit ami pour répondre à la question qu'elle lui avait posée. "Du coup, j'étais un peu inquiète quand je vous ai vu arriver en Allemagne", avoue la jeune femme à Mslam. "Cette réunion m'a fait changer d'avis, ce n'était pas du tout comparable à mon expérience tunisienne", nous assure-t-elle un peu plus tard.

Mslam Ashour, avec des étudiantes allemandes, le 8 octobre 2015 à Karlsruhe (Allemagne). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Des décalages subsistent malgré tout. Après la réunion, un débat s'engage sur la terrasse de l'immeuble entre Mslam et Jürgen. Le professeur de communication raconte l'histoire d'un responsable associatif d'origine turc, qui refuse de serrer la main des femmes. "C'est de la politesse, un point c'est tout, martèle Jürgen. Vous devez respecter les règles. Dans notre pays, on sert la main à tout le monde." Embarrassé, le jeune Syrien évoque une question de "liberté personnelle". "Monsieur Jürgen" met fin au malaise en le prenant dans ses bras : "Mais nous nous aimons quand même."

L'anecdote est révélatrice des obstacles qui se dressent encore sur la route de ces jeunes Syriens, parachutés dans une société qu'ils ne connaissent pas. "C'est vrai que nous devons respecter les normes, nous confie Mslam, un peu plus tard, dans un café du centre-ville. Mais le respect doit être mutuel, il faut respecter notre façon d'être." A choisir, il préférerait ne pas être confronté à des Allemandes qui lui tendent la main.

L'intégration, c'est beaucoup de travail à faire des deux côtés.

Jürgen Muthig, professeur de communication

L'intégration allemande des Ashour se jouera en grande partie en février. Chaque adulte a rendez-vous pour l'entretien préalable à la délivrance d'une carte de séjour de trois ans, assortie d'une aide mensuelle d'environ 400 euros. "Les Syriens sont acceptés à 90%, croit savoir Mslam. Il n'y a pas de raisons qu'on soit refoulés."

"Ce n'est pas maintenant que je vais abandonner"

Cette carte permettra à Majd de chercher un travail et à Mslam de reprendre ses études. Ancien employé d'Honda à Damas, le premier se verrait bien "directeur d'atelier chez Mercedes". Sa fille sera médecin, son fils footballeur. Mslam, lui, se rêve "professeur d'université", dans une matière à déterminer. "Après ce que j'ai vu et traversé, ce n'est pas maintenant que je vais abandonner."

On avait deux appartements en Syrie, un bon salaire, une voiture Peugeot... Je manquais de rien. J’aimerais retrouver ça ici.

Majd Ashour, réfugié syrien

Les deux frères, qui renvoient régime de Bachar Al-Assad et opposition dos à dos, n'imaginent pas revenir un jour en Syrie. "Même si ça s’améliore, je ne repartirai pas, assure Majd. Toute ma famille est en Europe maintenant. Et puis, de toute façon, ça ne va pas s’améliorer." Manifestant quand la révolution a débuté, il en veut à la communauté internationale. "Si vous aviez pris une seule personne, Bachar, vous n’auriez pas eu besoin d’accueillir autant de monde", ironise-t-il. "Prenez-le à la place de Hollande, c'est cadeau, embraye son frère, hilare. Et dans cinq ans, c'est nous qui venons t'interviewer."

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