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"C'était très difficile à voir" : John Moore raconte l'histoire du cliché primé photo de l'année au World Press Photo

Cette photo a bouleversé le monde entier en illustrant les effets de la politique de "tolérance zéro" revendiquée par Donald Trump sur la politique de séparation des familles pour lutter contre l'immigration illégale.

Article rédigé par franceinfo - Propos recueillis par Louise Hemmerlé
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Une petite fille hondurienne de 2 ans, en pleurs alors que sa mère est fouillée par les patrouilles de sécurité aux frontières, à McAllen, au Texas, le 12 juin 2018.  (JOHN MOORE / GETTY IMAGES / AFP)

Une petite fille en pleurs, vêtue d'un tee-shirt rose et de chaussures assorties. Du haut de ses 2 ans, elle regarde avec effroi un garde-frontière qui vient d'arrêter sa mère, une immigrée hondurienne qui tentait de passer la frontière entre les États-Unis et le Mexique. La photo a été prise le 12 juin et a, depuis, fait le tour du monde. Elle donne un visage aux milliers d'enfants séparés de leurs parents  lorsque l'administration de Donald Trump a abruptement décrété début mai une politique de "tolérance zéro", sous la houlette de l'ultraconservateur ministre de la Justice, Jeff Sessions. Le cliché a remporté jeudi 11 avril 2019 le prix de la photo de l'année du prestigieux World Press Photo.

Les juges ont estimé que ce cliché, qui a fait le tour du monde, illustre "une violence d'un autre type, qui est psychologique". Face à l'émoi général créé par la photo, le service américain des douanes et de la protection des frontières avait précisé que Yanela et sa mère ne figuraient pas parmi les milliers de migrants qui ont été séparés à leur arrivée aux Etats-Unis. "Néanmoins, le tollé général contre cette pratique controversée a conduit le président Donald Trump à revoir sa politique en juin dernier", ont déclaré les juges du concours basé à Amsterdam. 

L'auteur de cette image, John Moore, s'efforce depuis dix ans d'illustrer l'immigration et ses souffrances. Mais cette photo restera unique à ses yeux. Ce correspondant spécial de Getty Images, titulaire du prix Pulitzer et auteur du livre de photos Undocumented ("Clandestin" en français), a répondu aux questions de franceinfo en juin 2018 et nous racontait l'émotion de cette scène.

Franceinfo : Dans quelles circonstances avez-vous photographié cette famille ? 

John Moore : J'étais à McAllen, dans la vallée du Rio Grande, dans le sud du Texas, près de la frontière avec le Mexique. Je suivais les patrouilles aux frontières pendant leurs opérations. Cette nuit-là, un groupe de migrants a atteint les États-Unis. Ils ont été arrêtés et réunis au bord d'une route en terre par les patrouilles. Il faut noter que les migrants qui veulent demander l'asile se rendent facilement aux agents de patrouille aux frontières. Ce ne sont pas des migrants sans papiers classiques, ils viennent avec autant de documents que possible pour obtenir l'asile politique. Dans ce groupe se trouvaient une vingtaine de femmes et d'enfants. La plupart venaient du Honduras. Tous ces migrants ont dû se débarrasser de leurs effets personnels, ils ont dû se défaire de leurs sacs, de leurs bijoux et même des lacets de leurs chaussures. Il ne leur restait plus que leurs vêtements. Ils ont ensuite été fouillés avant d'être embarqués dans un van qui allait les emmener dans un centre de rétention.

Pourquoi la petite fille pleure-t-elle sur votre photo ? 

J'avais remarqué une mère qui tenait un enfant. Elle m'a dit que sa fille et elle voyageaient depuis un mois, au départ du Honduras. Elle m'a dit que sa fille avait 2 ans, et j'ai pu voir dans ses yeux qu'elle était sur ses gardes, exténuée et qu'elle avait probablement vécu un voyage très difficile. C'est l'une des dernières familles à avoir été embarquée dans le véhicule. Un des officiers a demandé à la mère de déposer son enfant à terre pendant qu'elle était fouillée.

Juste à ce moment-là, la petite fille a commencé à pleurer, très fort. J'ai trois enfants moi-même, dont un tout petit, et c'était très difficile à voir, mais j'avais une fenêtre de tir très réduite pour photographier la scène. Dès que la fouille s'est terminée, elle a pu reprendre son enfant dans ses bras et ses pleurs se sont éteints. Moi, j'ai dû m'arrêter, reprendre mes esprits et respirer profondément.

Comment avez-vous vécu la scène ? 

J'avais déjà photographié des scènes comme ça à de nombreuses reprises. Mais celle-ci était unique, d'une part à cause des pleurs de cette enfant, mais aussi parce que cette fois, je savais qu'à la prochaine étape de leur voyage, dans ce centre de rétention, elles allaient être séparées. Je doute que ces familles aient eu la moindre idée de ce qui allait leur arriver. Tous voyageaient depuis des semaines, ils ne regardaient pas la télévision et n'avaient aucun moyen d'être au courant de la nouvelle mesure de tolérance zéro et de séparation des familles mise en place par Trump. 

Même maintenant, quand je regarde ces photos, cela m'attriste toujours, alors que je les ai maintenant vues de nombreuses fois. Cela fait dix ans que je photographie l'immigration à la frontière américaine, toujours avec l'objectif d'humaniser des histoires complexes. Souvent, on parle de l'immigration avec des statistiques, arides et froides. Et je crois que la seule manière que les personnes dans ce pays trouvent des solutions humaines est qu'elles voient les gens comme des êtres humains. Je n'avais jamais imaginé que j'allais un jour mettre un visage sur une politique de séparation des familles, mais c'est le cas aujourd'hui. 

Je suis actuellement de retour chez moi, dans le Connecticut. Je suis très heureux d'être à la maison, avec mes enfants, pendant un moment. Ma dernière semaine de reportage m'a rappelé que nous ne pouvons jamais prendre la présence de nos êtres aimés pour acquise. 

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