: Récit "Quand on a vu le port, on savait que c’était terminé" : entre fatigue et soulagement, les dernières heures à bord de l’"Aquarius"
Après huit jours en mer, les 630 migrants sauvés de la noyade par l’"Aquarius" ont posé le pied sur le sol espagnol dimanche à Valence. La fin d’un long calvaire, et le début d’une nouvelle vie que tous espèrent moins agitée.
Combien de temps ont bien pu durer ces applaudissements ? A vue de nez, au moins une minute, mais probablement plus, beaucoup plus. "Les premiers migrants se sont approchés de la passerelle et là, paf ! Du bruit, du bruit, du bruit", raconte Sophie Rahal, bénévole de l'ONG SOS Méditerranée, qui attendait sur le quai du port de Valence, dimanche 17 juin, avec les autres humanitaires. Tenus à l'écart 250 mètres plus loin par les autorités espagnoles, les journalistes, eux, n'ont rien vu de cette scène, encore moins entendu.
On criait ‘welcome', 'bienvenue', ‘bonjour', ‘bravo' ! Eux, ils hallucinaient de recevoir un tel accueil, ils nous regardaient l'air étonné.
Sophie Rahal, bénévole de SOS Méditerranéeà franceinfo
En guise de réponse, certains migrants adressent "un petit coucou du bras", mais ils ne semblent "pas comprendre" ce qui se passe. Après tout, "comment pouvaient-ils réagir autrement après avoir passé huit longues journées en mer ?" se demande Baptiste Brebel, membre de l'équipage de l'Aquarius. Depuis le pont, lui voit tout. Les migrants qui crient "Thanks God !" avec le peu de voix qu'il leur reste après ce calvaire de 1 500 kilomètres en Méditerranée. Ceux qui embrassent le sol du bateau. Ceux qui se prennent dans les bras. "Quand on a vu le port, on savait que c'était terminé, pour nous mais surtout pour eux", lâche le jeune homme de 24 ans, en réajustant son tee-shirt bleu foncé sur lequel a été floqué le mot "rescue" ("secours").
Des enfants sur les épaules
Pour d'autres, la passerelle qui relie le navire à la terre ferme est une épreuve. On boite, on se tient à la rambarde, on s'appuie sur un compagnon d'infortune. Sophie Rahal a rapidement arrêté de compter les migrants qui ont "des bandages au niveau des jambes". Il faut aussi pousser les quelques rescapés en fauteuil roulant.
Pourtant, par moments, le débarquement des trois bateaux (d'abord le Dattilo, puis l'Aquarius et enfin l'Orione) donne à voir de petits miracles. A l'image de ces deux mères qui trouvent encore la force de porter leur enfant sur les épaules après plus d'une semaine à se faire secouer par la houle.
Malgré l'agitation et le bruit qui venaient du quai, les bébés dormaient encore, la tétine dans la bouche, comme si de rien n'était.
Sophie Rahal, bénévole de SOS Méditerranéeà franceinfo
Plus étonnant encore, ces "gamins hauts comme trois pommes" qui s'engagent seuls sur la passerelle. Certains ont des chaussettes dépareillées, des pantalons trop grands, des pulls trop petits, mais "le visage est toujours propre". C'est à cela qu'ont servi les derniers mouchoirs en papier distribués à bord. D'autres se tiennent la tête en sortant. "Rien de grave, rassure Mathilde Auvillain, l'une des porte-parole de SOS Méditerranée. C'est le mal de terre."
Normalement, un voyage dure deux ou trois jours. Là, en huit jours, ils ont vu les côtes maltaises, siciliennes, sardes, corses… Mais jamais l'endroit où ils allaient enfin pouvoir toucher terre et être en sécurité.
Mathilde Auvillain, de SOS Méditerranéeà franceinfo
Accordéon, jeu de dames et chansons
A vrai dire, les dernières heures à bord de l'Aquarius n'ont pas été les plus désagréables de ce périple sans fin. "Il y avait une ambiance particulière, décrit à franceinfo Julie Mélichar, une autre humanitaire de SOS Méditerranée. Le dernier matin, tout le monde s'est levé très tôt, en même temps que le soleil. Il y avait beaucoup d'excitation, beaucoup d'enthousiasme, beaucoup de soulagement aussi."
Pour passer le temps, un petit groupe s'amuse à fabriquer un jeu de dames avec un morceau de carton. En guise de pions, des bouchons de bouteilles en plastique feront l'affaire. Plus loin, dans le "shelter", la pièce réservée aux femmes et aux enfants, ils sont quelques-uns, assis par terre, à gribouiller sur les dernières feuilles de papier. "Ce qu'ils adoraient dessiner, c'était le bateau, la mer, et… les membres de l'équipage", sourit Julie Mélichar, qui montait pour la première fois à bord de l'Aquarius. Elle a aussi passé du temps à rafistoler les poupées et les voitures en plastique que des gardes-côtes italiens avaient offertes quelques jours plus tôt aux mômes, "histoire qu'ils puissent repartir avec".
Entre membres d'équipage et passagers, on discute aussi beaucoup plus qu'à l'habitude. Baptiste Brebel sympathise avec Anouar, Abou, Samuel… L'un d'eux lui explique qu'il veut reprendre ses études une fois en Europe. Un autre souhaite devenir médecin.
Vendredi, à deux jours de l'arrivée en Espagne, les passagers musulmans ont célébré l'Aïd el-Fitr, qui marque la fin du ramadan. On a moins joué de guitare que d'habitude, mais on a beaucoup plus chanté. Samedi, un concert d'accordéon a même été improvisé sur le pont du bateau. "Il était l'heure d'aller se coucher, mais je sentais que personne ne voulait vraiment y aller", se souvient Julie Mélichar. Baptiste Brebel acquiesce : "C'était une ambiance calme, sans énervement, sans tension."
Les gens étaient juste fatigués. Fatigués d'être trimballés à droite et à gauche. Ils étaient d'une patience infinie. Je n'ai pas entendu de ‘Quand est-ce qu'on arrive ?'
Baptiste Brebel, membre de l'équipage de l'"Aquarius"à franceinfo
En revanche, la question qui revient le plus à la fin, c'est celle-ci : "Est-ce qu'on va arriver un jour, et où ?" La polémique au sujet de l'Italie et de Malte, qui refusent d'accueillir ces 630 naufragés de la Méditerranée, débarque parfois dans les conversations. "Des migrants m'ont demandé si c'était vrai que ces pays ne voulaient pas d'eux." Julie Mélichar marque un silence. "En vrai, je ne voulais pas leur mentir, je leur ai dit la vérité, sans pour autant en rajouter. C'était la fin, il était inutile de créer des tensions."
"Une tape sur l'épaule"
Sur le quai du port de Valence, dimanche, les policiers qui attendent les migrants ne sont pas là non plus "pour attiser la polémique". "Ce n'est pas leur job, insiste une volontaire de Médecins sans frontières. En revanche, j'ai remarqué qu'ils avaient beaucoup d'attention pour eux. Un mot gentil, une tape sur l'épaule. J'ai trouvé ça réconfortant, même pour nous et notre travail..."
La scène est toujours la même. Le migrant s'asseoit à une table en plastique. Face à lui, un policier accompagné d'un traducteur. "L'interrogatoire durait plus ou moins longtemps en fonction des situations, explique Sophie Rahal. Dans leur manière de faire, je trouvais que les autorités avaient très bien pris en compte le fait que ce périple était différent des autres. Il y avait une volonté de ne pas les effrayer."
Les choses auraient pu aller encore plus vite s'il y avait eu plus de traducteurs arabophones. "Ça a quand même bien ralenti le processus", souffle une humanitaire de la Croix-Rouge. Une dame qui vient justement prêter main forte en français-anglais n'est pas d'accord. "On ne peut pas aller beaucoup plus vite, on a en face de nous des gens perdus, déboussolés, marqués psychologiquement et physiquement", glisse-t-elle, tout en souhaitant rester anonyme.
Plus loin, sur le parking, trois religieuses se marrent. Elles viennent de convaincre les vigiles de les laisser passer. Elles ne disposent pourtant d'aucune autorisation. "Si on est là, c'est pour manifester notre amitié envers ces gens, explique sœur Catherine. On a croisé de jeunes mineurs qui allaient vers les toilettes, on leur a fait des signes et on leur a souhaité le meilleur."
Un bus orange et bleu est prêt à partir. Direction les centres d'hébergement où vont être accueillis les migrants, le temps que les autorités étudient les dossiers. Cela peut prendre quarante-cinq jours. Baptiste Brebel sera déjà reparti en mer à bord de l'Aquarius. Julie Mélichar aussi. D'ici là, les deux migrants à qui elle a laissé son numéro lui auront peut-être donné des nouvelles. "Normalement, on ne le fait jamais. Mais ce voyage n'était vraiment pas comme les autres."
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