Opinion publique, politique intérieure et "tempête diplomatique" : pourquoi la France n'accueille pas l'"Aquarius" ?
L'"Aquarius", qui a secouru 141 personnes au large de la Libye, vendredi 10 août, sera finalement accueilli à Malte. Une fois de plus, la France ne s'est pas prononcée pour ouvrir l'un de ses ports au navire humanitaire. Mais pourquoi ?
Toujours en pleine mer mercredi 15 août au matin, l'Aquarius pourra finalement accoster à Malte, avec 141 migrants à bord. Soixante d'entre eux seront ensuite accueillis en France. En juin dernier, une intense crise diplomatique avait éclaté pour les mêmes raisons : le navire affrété par les ONG SOS Méditerranée et Médecins sans frontières avait erré en mer pendant une semaine avant de rejoindre l'Espagne. Emmanuel Macron avait alors été vivement critiqué pour ne pas avoir proposé d'accueillir l'Aquarius, affirmant que les ports français n'étaient pas les plus proches.
Si Emmanuel Macron a félicité "la coopération européenne" sur Twitter, le président de la République a dû essuyer de nombreuses critiques pour son silence face aux propositions de la Corse et du maire de Sète d'ouvrir leurs ports au navire. Pourquoi la France est-elle aussi frileuse pour accueillir l'Aquarius ?
Parce qu'Emmanuel Macron ne veut pas froisser une partie de l'opinion
"Le problème, c'est que la politique migratoire dans ce pays, et ce, depuis très longtemps, est largement gouverné par les sondages d'opinion. Davantage que par des considérations pragmatiques", considère François Gemenne, spécialiste des migrations.
Lorsque la question s'est posée d'accueillir ou non l'Aquarius, en juin dernier, un sondage Opinion Way pour Public Sénat, Radio Classique et Les Échos révélait que 56 % des Français sondés affirmaient que le gouvernement ne devait pas accueillir le navire et ses 630 occupants. En outre, selon François Gemenne, "le débat sur les migrations en France est très tendu, volontiers kidnappé par l’extrême-droite ou la droite radicale".
Sur ce sujet, Emmanuel Macron craint de perdre des plumes dans son électorat. [...] Il ne veut pas non plus trop en faire parce qu’il craint de perdre les voix des électeurs hostiles à l’accueil des migrants.
François Gemenne, spécialiste des migrationsà franceinfo
Une position partagée par Pierre Henry, porte-parole de l'association France Terre d'Asile : "Une partie de la population a le sentiment que l'on est envahi, mais ce sentiment ne correspond pas à la réalité."
La réalité en 2018, c'est que les flux ont été réduits par huit [depuis la crise de 2015] donc soit on dit aux gens 'n'ayez pas peur' et on fait de la pédagogie, soit on continue à alimenter une part de fantasme.
Pierre Henry, porte-parole de France Terre d'Asileà franceinfo
Parce que c'est cohérent avec la politique intérieure du gouvernement
En 2016, le candidat Emmanuel Macron avait affirmé que "les réfugiés qui risquent leur vie pour des raisons politiques sont des héros". Le président de la République "a largement délégué le sujet à Gérard Collomb depuis le début de son mandat", décrypte François Gemenne. Or, le ministre de l'Intérieur "fait partie des 'durs' sur l'immigration et pour lui, pas question d'accueillir un bateau". Pour le spécialiste, le chef de l'État "ne veut pas risquer un clash" avec ce fidèle de la campagne.
Même si certaines voix au sein du gouvernement pourraient être tentés de faire une sorte de coup d'éclat et d'accueillir le bateau, je pense qu'il ne veut pas se froisser avec Gérard Collomb et aller jusqu'à la rupture.
François Gemenne, spécialiste des migrationsà franceinfo
Par ailleurs, la ligne poursuivie par Emmanuel Macron s'appuie sur l'Union européenne. "Emmanuel Macron est pro-européen, donc il cherche à avoir une solution européenne et craint de faire cavalier seul et de braquer l’Italie ou l’Autriche, précise François Gemenne. Il essaie de ne froisser personne et de ne pas perdre des électeurs. Ça se traduit par une position attentiste." Cette fois-ci, le président a finalement annoncé que la France allait accueillir 60 des 141 migrants recueillis par l'Aquarius, en collaboration avec quatre autres pays de l'UE (l'Allemagne, le Luxembourg, le Portugal et l'Espagne).
Parce que la France doit composer avec l'Union européenne
Depuis la précédente errance de l'Aquarius en juin dernier, impossible de nier que la position de l'Union européenne est centrale dans les décisions prises par le gouvernement français. "La tempête diplomatique continue", a d'ailleurs déclaré lundi 13 août sur franceinfo Patrick Martin-Genier, professeur à Sciences Po et spécialiste des questions européennes. Il considère que la situation "est complètement bloquée" depuis deux mois.
Lors d'un mini-sommet d'urgence le 24 juin entre les dirigeants de 16 pays de l'Union européenne, une idée avait germé : la création de plateformes de débarquement pour accueillir les migrants secourus en mer. Mais ces plateformes n'ont pas encore été mises en place. "C'est une pure déclaration d'intention qui est restée lettre morte", souligne François Gemenne, qui estime pourtant "qu'elles ne demandent pas des moyens logistiques démesurés".
On est dans une situation où l'Europe fait le dos rond en attendant que la crise passe, mais s'il n'y a pas de situation pérenne, on est condamné à revivre ce type de situation sans cesse.
François Gemenne, spécialiste des migrationsà franceinfo
De son côté, Pierre Henry estime que la crise migratoire qui déchire l'Europe est le signe de dysfonctionnements plus profonds : "Le fait de ne pas avoir de mécanisme élaboré au débarquement, ou dans l'examen des situations, ne fait qu'alimenter la décrédibilisation de l'Union européenne."
C’est un mauvais calcul parce qu’on perd nos valeurs, et on donne du grain à moudre aux extrêmes, aux populistes d’extrême-droite.
Pierre Henry, porte-parole de France Terre d'Asileà franceinfo
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