"Aquarius", "Lifeline", "Sea-Eye"... Ce qu'il faut savoir des bateaux qui aident les migrants en Méditerranée
Le navire humanitaire "Lifeline" a finalement été autorisé à accoster sur l'île de Malte mercredi, après une semaine d'errance en mer. Comme lui, plusieurs navires opérés par des ONG sauvent des milliers de personnes de la noyade en Méditerranée.
Les 28 pays membres de l'Union européenne ont finalement signé un accord sur les questions migratoires, vendredi 29 juin, lors du Conseil européen réuni à Bruxelles. Parmi les propositions adoptées figure le renforcement du soutien aux garde-côtes libyens, qui doivent appréhender les embarcations de migrants tentant de rejoindre l'Europe.
L'accord appelle également "tous les navires qui opèrent dans la Méditerranée" à "respecter les lois applicables". Cinq bateaux humanitaires naviguent actuellement en Méditerranée pour venir au secours des migrants. Leur travail est critiqué par les gouvernements européens, à l'instar d'Emmanuel Macron qui a accusé le Lifeline de "faire le jeu des passeurs en réduisant le coût du passage". Comment ces associations travaillent-elles ? D'où vient leur financement ? Leurs opérations sont-elles toujours légales ? Explications.
1Combien de bateaux portent secours aux migrants en Méditerranée ?
Cinq bateaux humanitaires travaillent de façon régulière en Méditerranée au sauvetage des migrants. Depuis le début de l'année, ces navires ne représentent toufefois que 10% des prises en charge, le gros des opérations est réalisé par des navires marchands ou militaires, rappelle Le Monde. Cela a été le cas du porte-conteneurs danois Mærsk, qui a secouru 113 migrants le 25 juin après avoir reçu un signal de détresse.
• L'Aquarius
Le bateau Aquarius appartient à l'entreprise allemande Jasmund Shipping, mais est affrété par l'ONG européenne SOS Méditerranée, créée en 2015 par le capitaine allemand Klaus Vogel et l'humanitaire française Sophie Beau. Ce navire mesure 77 mètres et peut accueillir 550 passagers, "mais nous avons plusieurs fois accueilli plus de 1000 rescapés à bord", indique Laura Garel de SOS Méditerranée à franceinfo. Il dispose de trois canots de sauvetage et d'une clinique de deux pièces.
Son équipage est constitué de onze marins professionnels et d'une dizaine d'autres marins (capitaines, officiers...), sept sauveteurs et une équipe médicale de MSF. Son port d'attache est situé à Trapani, en Sicile, précise Le Figaro. Depuis sa mise à l'eau en février 2016, le bateau a mené 234 opérations, sauvé 20 243 vies lors de sauvetages réalisés sur des embarcations en détresse. Quelque 9 075 personnes y ont été prises en charge après transbordement d'un autre navire.
• Le Sea-Watch 3
Le Sea-Watch 3 est affrété par l'ONG allemande Sea Watch depuis novembre 2017. Cette association a été créée en 2015 par l'entrepreneur allemand Harald Höppner, surnommé le "Robin des bois des réfugiés", décrit Le Monde.
Ce navire d'une taille de 55 mètres est l'un des plus actifs dans la région, avec 102 opérations de sauvetage et plus de 15 000 personnes rescapées en 2017. "Une équipe de 20 personnes est présente à bord, toutes sont bénévoles hormis un ingénieur et le capitaine", précise Ruben Neugebauer, son porte-parole, à franceinfo. Son port d'attache est La Valette, à Malte.
• Le Seefuchs
Le Seefuchs est un ancien chalutier affrêté par l'ONG allemande Sea-Eye. Lancée en 2015 par l'entrepreneur Michael Buschheuer, l'association a pour but de "sauver les vies des réfugiés en détresse dans leur périlleuse échappée vers l'Europe", précise Sea-Eye sur son site. L'organisation possède également un deuxième bateau semblable, le Sea-Eye, long de 26 mètres, qui stationne en Tunisie. Le Seefuchs a commencé ses opérations en avril 2017.
• Le Lifeline
Le navire Lifeline est utilisé par l'ONG allemande Mission Lifeline. Cette organisation a été lancée en 2015. Axel Steier, un sociologue allemand, est l'un de ses initiateurs. L'ONG s'occupait au départ des migrants sur la route des Balkans, avant de changer de zone de travail pour se focaliser sur la Méditerranée, pour "sauver les réfugiés de la noyade", affirme Lifeline sur son site. Le navire de 32 mètres de long est opérationnel depuis septembre 2017. Le Lifeline "doit pouvoir naviguer en haute mer et avoir assez de places pour des centaines de personnes", détaille Le Figaro.
• L'Open Arms
L'Open Arms est le bateau affrété par l'ONG catalane Pro Activa Open Arms. Cette ONG a été créée en 2015 pour aider les réfugiés de Lesbos (Grèce), mais elle a peu à peu étendu son activité à toute la Méditerranée. Son fondateur est Oscar Camps, un homme d'affaires catalan de 55 ans.
Le navire Open Arms a été acquis en juillet 2017 par l'association, il mesure 37 mètres et peut transporter 400 personnes, détaille le site de l'association. Celle-ci dispose d'une équipe permanente de 14 personnes et a permis de "secourir 59 213 personnes" depuis sa mise à l'eau, précise Oscar Camps à franceinfo.
2Qui les finance ?
Les missions sont financées par les fonds propres des ONG, obtenus par des dons privés ou institutionnels. Selon le rapport d'activité de 2016, SOS Méditerranée a collecté 2,2 millions d'euros, dont 76% de dons du public (soit 1,7 million d'euros), 22% d'associations et 2% de subventions institutionnelles (mairie de Paris et principauté de Monaco). Parmi les mécènes, on retrouve Club Med, BNP Paribas ou encore la Fondation Abbé-Pierre. L'ONG estime que ses opérations coûtent 11 000 euros par jour (location du bateau, frais d'entretien...). Contrairement à ce que peuvent affirmer certains sites d'extrême droite, aucun financement ne provient du milliardiaire américain George Soros, rappelle Libération.
L'ONG allemande Sea Watch fonctionne sur le même modèle. Elle a collecté en 2017 "2,2 millions d'euros de dons de particuliers, principalement d'Europe, reprend Ruben Neugebauer. Mais aussi grâce à l'église protestante d'Allemagne". L'association espagnole Pro Activa affirme être "totalement indépendante" et ne vivre que des contributions de particuliers. De 2016 à septembre 2017, elle a reçu 3,6 millions d'euros, dont 96% provenant du privé et 4% d'administrations locales.
3Quel type d'opérations mènent-ils ?
Les ONG effectuent des sauvetages "directs" ou des "transbordages", c'est-à-dire qu'elles récupèrent les migrants sauvés en premier lieu par des bateaux militaires ou commerciaux, précise Europe 1. Dans le cas d'un sauvetage "direct", "nous jetons d'abord des gilets de sauvetage pour empêcher que les personnes se noient", précise le site de Sea Watch, puis les personnes sont hissées à bord du navire, où "elles reçoivent de l'eau, de la nourriture, des premiers soins."
Les associations peuvent effectuer un sauvetage durant leur patrouille en mer ou être appelées par l'IMRCC (le centre de coordination des secours maritimes italiens) situé à Rome, qui repère les bateaux en difficulté en Méditerranée et reçoit leurs signalements. L'ONG Sea Watch est dotée d'un avion de reconnaissance pour repérer les canots transportant les naufragés. L'ONG Pro Activa mènent aussi des campagnes de sensibilisation dans les médias et les écoles espagnoles.
4Dans quelles zones peuvent-ils agir ?
La localisation du navire humanitaire détermine les opérations qu'il est autorisé à mener et les juridictions qu'il doit respecter. Si le bateau se trouve dans les eaux internationales, c'est-à-dire au-delà de 12 milles marins des côtes (22,2 kilomètres), "il peut se déplacer sans contrainte car la haute mer est une zone de liberté", explique Kiara Neri, maître de conférences en droit international à l'Université de Lyon 3, à franceinfo. Ce droit est issu de la Convention de Montego Bay signée en 1982, ou Convention des Nations unies sur le droit de la mer.
En revanche, dès qu'il opère à l'intérieur des eaux territoriales des Etats, il doit obtenir l'autorisation des Etats côtiers, souverains sur cette zone. Seule la notion de "passage inoffensif" permet aux bateaux de se trouver dans les eaux territoriales sans autorisation. "Ce droit permet par exemple à une ONG de traverser sans interruption la mer libyenne pour amarrer dans un port, mais cela ne lui donne pas le droit de s'y arrêter pour mener des opérations", illustre Kiara Neri.
Les ONG peuvent toutefois utiliser l'article 98 de la Convention de Montego Bay, qui prévoit que les capitaines de bateaux, quels qu'ils soient, ont obligation de porter assistance à un navire en détresse.
5Qui coordonne leurs opérations ?
Cela dépend de la zone où se trouve le bateau de l'ONG. Chaque pays européen signataire de la convention Search and Rescue (recherche et sauvetage) de 1979 doit financer un centre de coordination des secours maritimes, et financer un centre de contrôle pour la superviser.
Problème, "parfois, les zones se chevauchent. Dans ce cas, chaque pays européen se rejette la balle sur la responsabilité sur l'organisation des secours en mer", explique Kiara Neri. Cet argument a été utilisé par le ministre de l'Intérieur italien Matteo Salvini dans l'épisode de l'Aquarius. Il a estimé que le bateau, stationné entre Malte et l'Italie, devait être pris en charge par La Valette et non Rome.
La zone libyenne était supervisée jusqu'à présent par l'Italie, via son centre situé à Rome. "L'Italie avait accepté de prendre en charge cette surveillance après la révolution libyenne, car Tripoli n'était pas capable de le faire", reprend Kiara Neri. Après sa nomination, le ministre de l'Intérieur Matteo Salvini a décidé que la recherche et le sauvetage des migrants dans cette zone seraient désormais effectués par les garde-côtes libyens.
6Leurs opérations sont-elles toujours légales ?
Le 27 juin, le président Emmanuel Macron a accusé l'ONG allemande Lifeline d'être intervenue en Méditerranée "en contravention à toutes les règles". Malgré la demande des autorités italiennes, l'organisation a refusé de remettre aux garde-côtes libyens les migrants qu'elle avait secourus. "Juridiquement, on peut reprocher au Lifeline de ne pas avoir respecté les instructions du centre de contrôle de Rome", estime Kiara Neri. Sauf que l'ONG a avancé d'autres arguments juridiques.
Dans un communiqué, elle a reconnu avoir "refusé d'obéir" en remettant les migrants "aux prétendus garde-côtes libyens", mais elle affirme avoir respecté le droit humanitaire. Elle estime que les migrants ne devaient pas être transférés aux Libyens car ils risquent leur vie en retournant dans leur pays. Ce principe de "non refoulement" est garanti par la Convention de Genève de 1951, relative au statut des réfugiés. Elle interdit le retour des réfugiés dans un pays où "l’intéressé a des raisons de craindre la persécution", détaille le HCR, l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés.
On est un peu dans un vide juridique. D'un côté ces bateaux ont agi sur la zone de contrôle italienne, mais de l'autre l'argument humanitaire peut s'entendre. Ce serait aux juges de décider le cas échéant.
Kiara Neri, maître de conférences en droit internationalà franceinfo
Un cas similaire a déjà été traité par les tribunaux italiens. En mars 2018, le navire de l'ONG espagnole Open Arms a été placé sous séquestre en Sicile, après que les secouristes ont refusé de remettre des migrants aux garde-côtes libyens. Un juge sicilien a levé les séquestres, affirmant que l'association avait agi en "état de nécessité" parce que les droits fondamentaux des migrants secourus n'étaient pas garantis en Libye.
7Les bateaux font-ils le "jeu des passeurs" ?
Emmanuel Macron a accusé l'ONG Lifeline de faire "le jeu des passeurs, en réduisant le coût du passage". Un argument soutenu par l'ancien député européen Daniel Cohn-Bendit sur BFMTV : "Les ONG ont raison d'aller sauver des gens, mais d'un autre côté les passeurs se servent des ONG (...) Il y a aujourd'hui un problème objectif : les passeurs prennent l'argent, se disent 'On envoie les gens en mer et on émet un signal SOS'."
De leur côté, les associations se défendent de toute collusion avec les passeurs.
On ne fait absolument pas le jeu des passeurs. Si on accueillait les gens avant d'étudier leurs cas, comme ça devrait être la règle, on casserait le marché des passeurs.
Philippe de Botton, président de Médecins du Monde Franceà l'AFP
Pour la doctorante en sociologie Marta Espert, interrogée par franceinfo, il n'y a pas de relations entre ONG et migrants. Ces derniers mois, "la présence des ONG était même presque nulle" dans le sud de la Méditerranée. Dans le même temps, les départs des embarcations "ont même augmenté". "Cet exemple illustre assez bien le fait qu'il n'y a absolument pas de relation entre les activités des ONG et celles des trafiquants libyens", reprend-elle.
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