: Reportage "Par pitié, on ne veut pas qu'ils reviennent" : à Koupiansk, la crainte des habitants face à la poussée russe aux portes de la ville
Le ciel de Koupiansk est menaçant. "Des drones viennent repérer les positions, afin de préparer les frappes", prévient un jeune militaire, arme en bandoulière, posté en surplomb de la ville, samedi 2 septembre. Au loin, résonne une rafale de kalachnikov, tirée pour abattre ces mouchards volants. Quelque part à l'horizon, dans le Nord-Est, les combats font rage. Sur l'autre rive de la rivière Oskil, les forces ukrainiennes contrôlent encore le territoire sur cinq kilomètres. Après quelques immeubles et les cheminées d'une centrale, plus rien : le paysage est plongé dans le chaos et le vacarme.
Les forces russes mènent une vaste offensive dans ce secteur, libéré par l'Ukraine en septembre 2022. Encore récemment, elles ont revendiqué la prise de bastions et de positions sur les hauteurs des alentours. L'armée ukrainienne, de son côté, dit avoir déployé 45 000 soldats pour assurer la défense de cette ville stratégique, proche du Donbass. Sur la route P07, en provenance de Kharkiv, des camions remplis de dents de dragon (obstacles antichars en ciment), des fourgons, des pick-up et d'antiques camions Kamaz forment d'imposants convois militaires. A l'entrée de la ville, certains conducteurs klaxonnent, et leurs passagers font le V de la victoire.
Jour après jour, à Koupiansk, les militaires remplacent les civils. Dans le centre, un petit marché improvisé propose désormais à la vente des treillis à 50 euros et des chaussures kaki, de la pointure 38 à 48. "Aujourd'hui, la plupart des clients sont des soldats", observe Anna, affairée devant ses packs d'eau. "Comme tout le monde", elle a dû augmenter légèrement ses prix. "La grande bouteille d'eau est aujourd'hui à 20 hryvnias (0,5 euro), le Coca à 25."
L'armée ukrainienne manque de moyens aériens
Cette femme est arrivée à Koupiansk quelques jours plus tôt, après avoir fui son village de Petropavlivka, un peu plus au Sud, qui s'est transformé un "enfer". Elle y a laissé ses chiens, car l'appartement qu'elle loue désormais est trop petit. "Ne reviens surtout pas", l'a prévenue un ancien voisin, qu'elle a recroisé. "On ne veut pas revivre ça, explique-t-elle. Par pitié, on ne veut pas que les Russes reviennent."
Les habitants "ont peur de voir revenir les ennemis car ils ont déjà testé la 'paix russe' pendant l'occupation", explique Vitaliï Sayapin. Le chef de l'administration militaire de Koupiansk en a fait la sinistre expérience : il a passé une centaine de jours derrière les barreaux. Il évoque des "simulacres d'exécution avec un sac noir sur la tête", des séances de "torture à l'électricité"... Quand les Russes ont quitté les lieux, lui et ses 200 codétenus ont réussi à desceller un banc et à défoncer la porte. "C'est par nous-mêmes que nous avons revu la lumière du jour." Une puissante déflagration de mortier interrompt son récit.
Ici, assure le responsable, les forces russes déploient encore davantage de forces aériennes qu'à Bakhmout. "C'est un problème pour toute notre ligne de front. Nous n'avons pas assez d'aviation, pas assez de systèmes antiaériens." Chaque jour ou presque, des missiles S-300 sont tirés depuis le territoire russe, à 40 kilomètres de là. "Ils arrivent en quarante secondes. Nous savons même quand ils sont tirés, plutôt en fin d'après-midi, mais à cette distance, nous ne pouvons pas les intercepter."
A Koupiansk, depuis vendredi, le couvre-feu a été avancé à 18 heures, au lieu de 20 heures. Un silence absolu règne dans les rues défigurées. Il est plus rapide de compter les bâtiments encore debout que ceux qui sont à terre. L'école, détruite. L'hôpital, détruit aussi. L'hôtel de ville, détruit depuis longtemps. Cela n'a pas empêché l'armée russe de lui asséner un énième coup, il y a deux semaines. Une bombe de 200 kilos a fait sauter les escaliers de l'entrée, et les fenêtres pendouillent toujours au gré du vent.
Des évacuations au compte-gouttes
Début août, les autorités ont demandé l'évacuation de la ville et des localités alentour. "On passe notre temps à tenter de les convaincre, soupire Vitaliï Sayapin, et même à faire du porte-à-porte." Mais son équipe n'a pas le pouvoir de contraindre les habitants à partir contre leur gré. "Je sais aussi qu'ici, certains habitants les attendent", glisse-t-il avec amertume.
Lena Vodolazskaya a elle-même reçu la visite "des gens de la mairie". "Ils voulaient savoir quand je souhaitais partir, je leur ai répondu que pour le moment, ça allait pour moi", raconte la quinquagénaire, qui chausse tous les jours ses bottes en caoutchouc pour arroser le jardin de sa paroisse. Elle a consigné son refus dans un document officiel. "C'est comme une décharge : s'il m'arrive quelque chose, je devrai assumer." Lena Vodolazskaya, tout de même, envisage le scénario du pire : "J'ai fait la liste dans ma tête de ce que je prendrai. Il y a ma Bible, ma carte d'identité, un peu d'argent, et des vêtements."
A l'abri de l'église, Lisya Yarmolenko est venue prêter main-forte aux habitants, comme d'autres volontaires venus de toute l'Ukraine. "Quand nous leur suggérons de quitter Koupiansk, ils nous répondent : 'Je suis né ici, je vis ici, je mourrai ici.'" La menace est pourtant quotidienne. "Il y a deux semaines, nous avons entendu une grosse explosion. Une fille était là, dehors, avec un fragment dans le cou. Elle a survécu, heureusement." Les 11 000 habitants encore présents en ville et dans les environs, contre 26 000 avant la guerre, sont épuisés. "Une grand-mère nous a demandé de faire passer le mot aux soldats ukrainiens, pour qu'ils fassent moins de bruit avec l'artillerie", sourit-elle.
"Le vendeur de légumes a été touché pas loin, raconte Serhiï, venu faire la causette aidé d'une canne. L'espace d'un instant, j'ai même vu le toit flotter en l'air." Sa maison a été partiellement endommagée à la mi-septembre 2022. L'hiver prochain, pour se chauffer, il devra se contenter du vieux four hérité de son arrière-grand-père. Quand il fera trop froid, il se réfugiera dans la cuisine. Pour ne pas oublier de remettre du bois, toutes les deux heures, il avalera de grandes tasses de thé. "Du coup j'aurai envie d'aller aux toilettes, et ça m'empêchera de dormir." Puis il lâche, en français : "A la guerre comme à la guerre".
Des combats "très intenses"
Par chance, l'électricité, le gaz et l'eau courante fonctionnent encore, car les services de la ville continuent de braver les bombardements. Mais "Koupiansk est aujourd'hui peuplée de personnes âgées et de gens sans emploi", constate Vitaliï Sayapin. Avant la guerre, 40% des impôts locaux provenaient de la réparation et de la maintenance ferroviaire, une spécialité industrielle locale qui faisait vivre 18 entreprises. Toutes ont fermé.
Ces derniers jours, la vice-ministre de la Défense ukrainienne, Ganna Maliar, a reconnu des combats "très intenses" dans la zone de Koupiansk. Les Russes cherchent les points faibles des forces qui leur font face et tentent par tous les moyens de percer leur défense. Cette situation militaire, "bien sûr", inquiète Vitaliï Sayapin. Mais il dénonce également la "propagande russe, qui vise à susciter la panique". Des personnes évacuées pensent parfois que la ville est perdue. "On m'appelle 20 fois par jour pour me demander des nouvelles."
Les petits villages autour de Koupiansk, eux aussi, vivent dans la peur d'une progression russe. Dans l'unique rue en terre d'Osad'kivka, Yuri Nazar'ko pousse le landau de son fils, âgé de huit mois. "Heureusement, car s'il était né un peu plus tôt, pendant l'occupation, il aurait eu un passeport russe." Durant cette période, alors que sa femme était enceinte, il était impossible de partir. Ils ont passé trois mois cachés dans la cave. Mais s'ils ordonnent l'évacuation, "évidemment que je partirai", poursuit-il. Pour le moment, quand les détonations sont trop fortes, le petit Yehor a toujours le même réflexe : il referme sa petite main sur le vêtement de sa maman.
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