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Reportage Guerre en Ukraine : "rester un peu" pour se reconstruire, le choix de Jane et ses filles, réfugiées en France

Près de trois mois après le début du conflit, certains réfugiés ukrainiens sont déjà rentrés chez eux. Mais pour d'autres, le retour demeure impossible. C'est le cas de Jane, arrivée en région parisienne en mars avec ses deux filles, et que franceinfo a rencontrée.

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Jane, une réfugiée ukrainienne, accompagne ses filles à l'école, le 10 mai 2022, à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis). (PIERRE MOREL / FRANCEINFO)

"Je suis fatiguée d'entendre cette question." Un sourire éclaire les yeux azur de Jane alors qu'elle nous rabroue avec humour. "On me demande tous les jours quand je pense rentrer à Kiev, poursuit la réfugiée ukrainienne en anglais, un café à la main. Mais je n'en sais rien, notre quotidien est si incertain." La quadragénaire s'interrompt. "Davaï ! Davaï !" Ces "allez !", lancés en russe, s'adressent à deux petites formes qu'on devine dans le lit, blotties sous la couette. "Levez-vous, il faut aller à l'école !" insiste Jane. L'œil malicieux de Marta, 4 ans, apparaît. Zlata, 10 ans, répond par un grognement.

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Cette famille fait partie des 70 000 réfugiés arrivés en France depuis le début de l'offensive russe en Ukraine. La rencontre a lieu un mardi de mai, dans un studio à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), où l'association Groupe SOS la loge gratuitement. Outre Jane et ses filles, il y a le chat noir, Lucifer, et le poisson, Harry Potter. Après avoir traversé la moitié de l'Europe dans un pot de Nutella rempli d'eau, il tourne paisiblement dans un aquarium surmonté d'une tour Eiffel rose.

Marta grappille quelques minutes de sommeil sous les yeux de Jane, dans leur studio de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis). (PIERRE MOREL / FRANCEINFO)

"Lucifer est stressé parce que vous êtes là", nous assure Zlata, enfin assise devant un solide petit déjeuner de coquillettes et de poulet. Elle semble plus parler d'elle-même que du chat, occupé à dévorer les morceaux de viande qu'elle lui glisse sous la table. Jane aussi est un peu "nerveuse" ce matin. Il faut se presser pour rejoindre l'école, où ses filles ont fait leur rentrée hier. C'est le troisième établissement – un en Ukraine, deux en France – où elles étudient depuis janvier.

Les ONG, secours précieux face aux démarches administratives

A 8 heures, elles partent enfin. La traversée de Noisy-le-Grand se fait à pied, avec d'autres réfugiés. Plus de 90 personnes sont logées ici par Groupe SOS, premier opérateur pour l'accueil de ces déplacés en Ile-de-France. Ce sont principalement des femmes seules avec leurs enfants : les hommes sont restés en Ukraine en raison de la mobilisation générale. "J'essaie de reconstituer une sorte de quotidien ici, confie Jane. Pouvoir parler à d'autres Ukrainiennes, qui comprennent ma situation, ça apporte un peu de réconfort."

Zlata et une de ses amies sur le chemin de l'école, à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis). (PIERRE MOREL / FRANCEINFO)

A l'avant du groupe, Zlata, occupée à discuter avec une amie, file sans un regard pour sa mère. "C'est déjà une ado", s'amuse Jane. Mais il faut accompagner Marta jusqu'à sa classe, où l'attend la maîtresse. "Je crois qu'elle n'a pas été inscrite à la cantine, il faudrait vous rapprocher de la mairie", avertit l'enseignante. Jane répond par un regard perplexe. L'Ukrainienne ne parle pas un mot de français.

"Chaque jour, il y a une nouvelle question qui se pose, un nouveau document à obtenir, un nouveau problème à régler. Et c'est plus compliqué quand on ne parle pas la langue."

Jane, réfugiée ukrainienne

à franceinfo

La photographe de 40 ans a la chance de se débrouiller en anglais, grâce à "des cours pris il y a quelques années". Mais il lui faut parfois utiliser un traducteur en ligne pour faire comprendre ses idées. Une astuce insuffisante pour gérer toutes les démarches administratives qu'elle doit accomplir depuis bientôt deux mois. Heureusement, pour chacune de ces interrogations, il y a Groupe SOS.

Dans une chambre réaménagée en bureau, cinq salariés de l'association (dont quatre russophones) calent des rendez-vous avec le médecin ou le psy, inscrivent les enfants à l'école, distribuent des vêtements, organisent des activités pour les jeunes et recensent les initiatives en faveur des déplacés. "Ça va des partenaires historiques, comme les Restos du cœur et le Secours catholique, aux grandes entreprises qui offrent des forfaits mobile ou financent l'achat de chèques services", détaille Lidia, coordinatrice de l'équipe. Dans le hall, des annonces en français et en ukrainien donnent même l'adresse d'un coiffeur qui réalise des coupes gratuitement.

Lidia et Jane discutent devant le panneau regroupant les annonces pour les réfugiés logés par Groupe SOS. (PIERRE MOREL / FRANCEINFO)

"L'association nous aide beaucoup : je vais les voir dès que j'ai un souci", salue Jane, qui laisse SOS se charger de l'inscription de ses filles à la cantine. Avec les autres mères, elle doit déjà repartir. Direction les Restos du cœur, pour récupérer de quoi nourrir sa famille toute la semaine. La quadragénaire traîne derrière elle la valise rose qui contenait toutes ses possessions au départ de Kiev, transformée pour l'heure en chariot de courses. "On pourrait croire que je pars en vacances", plaisante-t-elle.

La culpabilité du survivant

C'est une des caractéristiques de Jane : elle sourit presque tout le temps. "Quand on a quitté l'Ukraine, je pleurais tous les jours. Mais maintenant ça va mieux, c'est plus facile de parler", confie-t-elle. Aidée d'un traducteur, elle a pu voir un psychologue et mettre un nom sur le "stress" qui lui "cause des problèmes de peau et d'autres soucis de santé" : la culpabilité du survivant.

Elle n'aurait jamais pensé s'éloigner si longtemps de son pays et de ses proches. Lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, le matin du 24 février, Jane était sous le choc. "Jusque-là, j'essayais d'ignorer les informations sur ce qui se préparait", explique la photographe, qui "ne veut chroniquer que les moments de bonheur à travers son métier". Dès le lendemain de l'attaque, elle est partie chez sa mère, à une heure de Kiev. "J'ai pris l'essentiel : les enfants, les animaux et une valise." 

La valise de Jane lui sert désormais de chariot de courses pour se rendre aux Restos du cœur. (PIERRE MOREL / FRANCEINFO)

Mais au fil des jours, les "signes" qu'il fallait partir plus loin encore se sont multipliés. Attablée devant un cappuccino (un plaisir qu'elle s'autorise chaque semaine pour se rappeler "sa vie d'avant"), Jane les égrène. La sinistre liste fait littéralement se dresser les poils sur ses bras. Il y a eu cette cliente, appelant de Boutcha pour décrire le "tank russe" stationné devant sa maison. La fille d'un ami de la famille, croisée avec son nourrisson deux jours après son accouchement sous les bombes. Mais aussi des témoignages sur les réseaux sociaux, accusant les soldats russes de violer des Ukrainiennes dans l'est du pays.

Pour cette "ancienne étudiante en maths""le calcul a été vite fait""Je pouvais encore partir, les trains circulaient. Mais je ne savais pas si, le lendemain, des bombes sur la gare ou un tank devant la maison ne nous en empêcheraient pas, souffle Jane, les larmes aux yeux. J'ai pensé à mes deux filles. Il fallait les mettre en sécurité." La quadragénaire a gagné la Pologne, où elle pensait "ne rester que quelques jours". Deux mois se sont écoulés depuis.

Rentrer "est trop dangereux"

C'est en Pologne que se sont formés les premiers "maillons de la chaîne de solidarité" qui ont mené Jane jusqu'ici. Dans une maison d'accueil, la photographe a sympathisé avec deux Français venus aider les réfugiés. "Patrick m'a mise en contact avec Léna, une Ukrainienne vivant à Paris." Grâce à elle, Jane a fait la connaissance de Céline et Xavier, un couple prêt à l'héberger quelque temps dans son appartement francilien.

Tous continuent aujourd'hui de voir la petite famille. "Il y a deux mois, je ne connaissais personne dans le reste de l'Europe, souligne la réfugiée. Je n'aurais jamais pu imaginer qu'aujourd'hui, j'aurais des amis en France. Ils nous ont sauvées." Car le retour en Ukraine semble pour l'instant impossible. Chaque jour, elle s'enquiert auprès de proches restés là-bas s'il est envisageable de revenir. "Ils me disent que c'est trop dangereux, regrette-t-elle. Malgré la situation, rester un peu ici est bénéfique. L'Ukraine a passé les 30 dernières années à essayer de construire sa démocratie. Ici, mes filles voient à quoi cela ressemble vraiment."

"Pendant des semaines, Zlata a refusé de parler de la guerre."

Jane, réfugiée ukrainienne

à franceinfo

La priorité de Jane est désormais d'apporter un peu de stabilité à ses enfants. "Même si elles sont trop jeunes pour exprimer clairement leur tracas, j'ai senti que ces déplacements constants les perturbaient", s'inquiète la mère de famille, en route pour récupérer ses filles à l'école. Elle-même est "trop lasse, physiquement et moralement, pour déménager encore".

Jane et Zlata font quelques courses dans un supermarché de Noisy-le-Grand. (PIERRE MOREL / FRANCEINFO)

Sur le chemin du retour, Marta et Zlata racontent leur journée à Jane, comme les autres enfants. Et négocient le menu du goûter : de la pâte à tartiner et quelques bonbons. Un petit extra pour améliorer le quotidien, acheté grâce aux chèques services remis par Groupe SOS. "Je ne prends pas souvent de sucreries. Mais mes filles ont du mal à comprendre pourquoi je ne peux plus leur offrir ce qu'elles veulent, comme avant, ou pourquoi je dois parfois rationner les biscuits", s'excuse presque Jane, en regardant la note grimper sur l'écran de la caisse.

Dans ce quotidien fait de bouleversements permanents, quelques projets commencent à se dessiner. Des cours de langue à l'université La Sorbonne, où Groupe SOS tente d'organiser son inscription. Jane pourrait aussi reprendre son activité de photographe, si son amie Léna parvient à lui trouver un ordinateur. "J'en ai besoin pour les retouches, mais je n'ai pu partir qu'avec un appareil photo et une lampe", explique-t-elle. Il y a enfin cette idée d'excursion à la plage, cet été, "pour que Marta et Zlata puissent voir la mer""Je prends un jour après l'autre, sans m'avancer sur ce qui nous attend. Aujourd'hui, je pense que nous resterons ici jusqu'en août, envisage Jane. Et après, qui sait ? Peut-être resterons-nous un peu plus."

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