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Reportage Guerre en Ukraine : pots-de-vin, combines… Comment les réfractaires à la mobilisation tentent d'échapper aux autorités

Article rédigé par Raphaël Godet, Fabien Magnenou - envoyés spéciaux à Kharkiv (Ukraine)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Pour recruter et gonfler les rangs de l'armée, les autorités cherchent à débusquer les réfractaires, qui usent de moyens parfois illégaux pour échapper au front. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
L'armée ukrainienne a besoin de grossir ses rangs pour mener sa contre-offensive. Mais les vagues de volontaires du début de la guerre se sont taries au fil des mois. Les autorités cherchent donc à débusquer les réfractaires, qui usent de moyens parfois illégaux pour échapper au front.

De lui, on doit en dire le moins possible. Surtout pas sa véritable identité, encore moins son métier, tout juste sa tranche d'âge. Quand nous le rencontrons dans un café de Kharkiv, vendredi 8 septembre, Ivan* est visiblement préoccupé. "Je suis sûr à 99% que je vais bientôt être mobilisé." Comme beaucoup de ses compatriotes, le quadragénaire craint à chaque seconde d'être appelé par l'armée. "Aujourd'hui, je vis en permanence dans l'angoisse de recevoir une convocation", raconte cet homme timide, au visage émacié.

Les volontaires étaient nombreux au début de la guerre pour rejoindre le front. Mais désormais, ils ne se pressent plus guère devant les commissariats militaires. Alors que la contre-offensive lancée au début de l'été peine encore à obtenir des résultats significatifs, l'armée ukrainienne doit parfois enrôler des hommes inexpérimentés. Ivan, au chômage depuis des mois, n'a aucun bagage militaire. Ce qui ne le protège pas des recruteurs, postés dans la rue pour délivrer des convocations. "Il y a deux jours, j'en ai aperçu dans la rue. Ils se déplacent toujours par trois, avec le même habit vert et un dossier dans la main. J'ai vite fait demi-tour." Par peur, il réduit au maximum ses déplacements et ne sort jamais de chez lui "sans une bonne raison".

Ivan a dépensé 2 000 euros pour acheter un faux certificat médical sur internet, afin d'échapper à la mobilisation. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

La loi martiale interdit aux hommes âgés entre 18 et 60 ans de quitter le territoire, sauf exceptions. Pour tenter de fuir l'Ukraine, Ivan s'est donc tourné vers des moyens illégaux. L'an dernier, il a déboursé 2 000 euros pour acheter de faux documents sur internet, censés l'exempter de ses obligations militaires. Le père de famille pose le document sur la table. A la ligne 13, le certificat préconise un "traitement hospitalier et des séjours thermaux deux à trois fois par an" pour un prétendu asthme bronchique. Son interlocuteur anonyme, aujourd'hui injoignable, lui a ensuite réclamé 700 euros supplémentaires, invoquant des évolutions de la loi. Ivan n'est pas retombé dans le piège. Pour ce bout de papier inutilisable, il risque aujourd'hui jusqu'à deux ans de prison.

Des médecins militaires accusés de corruption

Ivan n'est pas le seul à vivre dans la crainte d'être arrêté. A Kharkiv, un canal Telegram suivi par 116 000 personnes permet de signaler la présence de commissaires militaires dans les lieux publics. "Métro Barabashova, cinq hommes verts ont lancé le cauchemar matinal", "Studencheskaya, près de la sortie de l'Académie, ils se reposent sur un banc"… Un véritable jeu du chat et de la souris. Franceinfo a tenté plusieurs fois de se rendre aux positions indiquées, en vain. Les policiers, eux aussi, regardent les messages avec attention pour adapter les patrouilles. Ces outils sont pris très au sérieux par les autorités. En juin dernier, à Kiev, le créateur d'une chaîne Telegram de ce type a été condamné à cinq ans de prison.

Mais l'Ukraine est confrontée à un autre défi, plus systémique : la corruption au sein même de ses institutions. Mi-août, le président Volodymyr Zelensky a fait limoger les chefs de tous les centres régionaux de recrutement. Puis des inspections ont été lancées dans toutes les commissions médicales militaires du pays – les VLK – afin de vérifier les motifs d'exemption prononcés depuis le début de la guerre. Les affaires de pots-de-vin n'épargnent aucune région et scandalisent l'opinion. A Kharkiv, trois médecins ont été arrêtés le mois dernier pour avoir délivré des certificats de complaisance contre rémunération.

Igor Chub, chef de cabinet du procureur de la région de Kharkiv (Ukraine), le 8 septembre 2023. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

"Le document médical qui mentionne des problèmes de santé, c'est le moyen le plus répandu pour se protéger de la mobilisation", confirme Igor Chub, chef de cabinet du procureur régional. Les dossiers de corruption s'empilent dans son imposant bureau, dans le centre de Kharkiv. Sa voix se raffermit : "Ce sont des affaires qui nous occupent. Depuis le début de la guerre, nous avons ouvert 350 enquêtes, 103 ont été classées sans suite, et 66 feront l'objet d'un procès."

A chaque fois, un travail long et fastidieux. "Il est assez simple de prouver le recours à des documents de complaisance, développe Igor Chub. En revanche, prouver qu'il y a eu échange d'argent est beaucoup plus compliqué." Il faut en effet collecter des preuves matérielles, comme une vidéo ou un message audio. "Mais vous imaginez bien que ces transactions se déroulent le plus discrètement possible."

Divorcer ou étudier pour échapper à l'armée

Depuis le début de la guerre, les sommes réclamées pour ces certificats de complaisance ont augmenté. Parfois plus de 10 000 euros, selon les sources contactées par franceinfo. Une fortune, dans ce pays où le salaire moyen plafonne autour de 385 euros. "Actuellement, il faut débourser en moyenne 5 000 dollars pour obtenir une exemption médicale, via un intermédiaire", évalue pour sa part un officiel ukrainien, sous couvert d'anonymat. "Croyez-moi, si vous voulez partir, vous trouvez cet argent. Dans la tête des gens, le choix est simple : partir ou se faire tuer ?"

Les autorités ne disposent d'aucune estimation du nombre de réfractaires. "Bien sûr, des gens essaient d'éviter la mobilisation, mais il s'agit d'une minorité, assure Volodymyr Tymoshko, responsable de la police nationale à Kharkiv. Le plus souvent, les personnes interpellées invoquent des raisons familiales et personnelles, plutôt que politiques ou idéologiques." Pour les identifier, la police s'appuie le plus souvent sur des dénonciations de personnes qui ont été sollicitées financièrement. "Elles nous assistent durant l'enquête, afin de documenter la preuve d'un transfert d'argent."

Des passants devant le siège de l'administration régionale de Kharkiv (Ukraine), le 8 septembre 2023. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

La police nationale, toutefois, est avant tout mobilisée sur les 15 000 enquêtes pour crimes de guerre ouvertes dans la région. Seule une dizaine d'enquêteurs, sur les 500 du service, travaillent sur les dossiers de corruption liés à la mobilisation. "Alors que la grande majorité du pays combat l'agresseur, que beaucoup ont perdu des proches et des amis, il est de notre devoir d'identifier tous ceux qui fuient leurs obligations, insiste Volodymyr Tymoshko. Il s'agit pour nous d'une question de justice sociale." La police appelle même les citoyens à signaler les faits de corruption, en leur "garantissant l'anonymat" et en promettant "des récompenses financières" pour les plus grosses affaires, à hauteur de 10% des sommes en jeu.

La médiatisation des cas produit déjà ses effets. "Mon intermédiaire m'a prévenue par SMS qu'il allait pendant quelque temps mettre sur pause ces certificats médicaux de complaisance, écrit à franceinfo une habitante de Kiev. Il m'a dit qu'il fallait être très prudent en ce moment, à cause de la lutte contre la corruption." Certains réfractaires explorent donc d'autres options plus légales. Obtenir la garde des enfants après un divorce permet d'être exempté. Poursuivre ou reprendre des études, également.

Par opportunisme, "l'un de mes amis était prêt à payer 50 000 hryvnias (1 300 euros) par an, pendant quatre ans", pour suivre un enseignement supérieur, raconte Oleh, enseignant de musique. "Un homme de 50 ans s'est également présenté dans mon école pour récupérer un exemplaire de son certificat de diplôme", obtenu des décennies plus tôt. Cet intérêt soudain ne devait rien à la nostalgie : "Il en avait besoin pour s'inscrire à l'université, et échapper ainsi à la mobilisation." Les autorités non plus ne sont pas dupes. A la Rada, le Parlement ukrainien, une proposition de loi envisage désormais d'élargir le recrutement aux étudiants inscrits dans un second cursus, alors qu'ils sont aujourd'hui protégés. "Vous me l'apprenez", répond un étudiant kharkivien rencontré dans le parc Shevchenko, sans paraître toutefois bouleversé.

Une mobilisation générale encore taboue

Les textes, il est vrai, ont déjà évolué plusieurs fois. Jusqu'en juillet, les proches d'une personne malade ou handicapée étaient ainsi exemptés. Désormais, ils peuvent être appelés si un autre proche est disponible pour aider. Andriï Parkulab, avocat spécialisé dans le conseil militaire, expose un dossier en cours : "J'ai le cas de deux fils et de leur père alité. Est-ce à l'armée de choisir lequel doit rester aux côtés du père ?" La loi de mobilisation, quand elle n'est pas contournée, peut donner lieu à des incompréhensions légitimes. "Les règles ont été imaginées en temps de paix et elles ne sont pas toujours très claires."

Par ailleurs, difficile de contester les décisions d'aptitude médicale. Il faut compter des mois pour obtenir une décision de justice. "Mais soit la personne est déjà mobilisée, et c'est bien trop tard. Soit elle est restée cachée tout ce temps, et a risqué la prison."

Une affiche encourageant les candidatures pour la brigade Azov, dans les rues de Kharkiv (Ukraine). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

En Ukraine, quoi qu'il en soit, personne ne semble prêt à franchir le pas de la mobilisation générale pour approvisionner le front. Fin août, l'ex-ministre de la Défense Oleksiï Reznikov a déclaré que la priorité était de faire le ménage parmi les commissaires et les médecins militaires. Ce débat trouve un écho dans les rangs de l'armée. "Le pays tout entier ne peut pas combattre", lâche un jeune volontaire, qui profite, au pas de course, d'une permission de deux heures dans le centre-ville. "Il faut des gens pour faire tourner le pays et son économie."

"Est-ce qu'il faut recruter plus d'hommes ? Evidemment !", répond Sergueï – "Gremlin" de son nom de guerre –, un chargeur-tireur de mortier rencontré près de Kostiantynivka, dans la région de Donetsk. "Mais pas n'importe qui. Je n'ai pas envie d'avoir à gérer des gars qui ne veulent pas se battre. Ce serait ajouter du danger au danger." Avant de retourner à sa position, il lâche : "La mobilisation est un sujet très sensible. Certains de mes proches ne comprennent toujours pas pourquoi j'ai décidé de quitter mon métier d'électricien pour aller tirer des missiles."

* Le prénom a été modifié à la demande de la personne interrogée.

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