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Récit Ukraine, une jeunesse dans la guerre : "Si les missiles russes ne nous tuent pas, nous allons vivre, nous allons aimer"

Article rédigé par Franck Ballanger, Thomas Sellin - Envoyés spéciaux à Kiev
Radio France
Publié
Temps de lecture : 29 min
Ukraine, une jeunesse en guerre. (RADIO FRANCE)
Depuis un an et l'assaut lancé par Vladimir Poutine, les Ukrainiens sont en guerre. Comment vit la jeunesse de Kiev, restée en Ukraine, avec ses peurs, ses peines, mais aussi ses joies, ses rêves et ses histoires d'amour ? Voici Viktoria, Svitaslas, Vika, Christina, Liana, Kirillo, Olena, Pavlov, Stecha, Anissya... Un récit de Franck Ballanger et Thomas Sellin, à lire et à écouter, avec un podcast en cinq épisodes.

En préparant ce reportage à Kiev, nous pensions que nous n'allions découvrir la guerre qu'une fois arrivés dans la capitale ukrainienne. Mais en fait, c’est dès la frontière avec la Pologne que le conflit s’est imposé à nous. De manière assez abrupte, même. Avec Thomas Sellin, nous sommes deux pour ce périple et le voyage en train depuis Varsovie jusqu’à Kiev nous aura donné un premier aperçu de ce qu’est un pays en guerre : il nous aura fallu 18 heures pour parcourir moins de 800 kilomètres jusqu’à la capitale ukrainienne à bord du "Kiev Express". Pour nous, l’objectif était de raconter, en texte, en son et en images, la vie quotidienne des jeunes à Kiev depuis un an et le début de la guerre en Ukraine. Cela tombait bien, parce que les wagons du Kiev Express sont remplis de cette jeunesse ukrainienne. De jeunes femmes, notamment, puisque, sauf exception, les hommes de 18 à 60 ans n’ont pas le droit de quitter le pays. C’est d’ailleurs une jeune femme qui nous aide à localiser nos couchettes dans l’ordonnancement (très) aléatoire du "Kiev Express" : Viktoria, 21 ans, étudiante en Suisse dans une école hôtelière qui revient dans son pays, est allée voir le contrôleur pour essayer de comprendre où se trouvait notre compartiment. Un soupçon d’humanité dans un voyage vers Kiev qui en aura un peu manqué.

À la frontière polonaise, les contrôles ne sont plus exactement de simples formalités. Des douaniers vêtus d’un noir intense investissent notre compartiment couchette, les visages fermés. La lumière est blafarde, un ordre, "passeport !", fait office de bonjour. Côté ukrainien, les treillis sont vert camouflage, les armes en bandoulière font leur effet. Une militaire me demande poliment de me lever, regarde la photo de mon passeport, me fixe dans les yeux et regarde à nouveau ma pièce d’identité, un peu comme si elle jouait au jeu des sept erreurs. Puis elle quitte le compartiment avec mon passeport. Honnêtement, à ce moment-là, malgré mon quintal et ma grosse voix, je me sens dans la peau d’un oisillon tombé du nid, nu et sans défense. Je ne récupèrerai mon passeport qu’un peu avant d’arriver à Kiev.

Entre-temps, nous sommes retournés voir Viktoria, l’étudiante ukrainienne anglophone, pour qu’elle nous explique un peu plus en détails ce qu’elle ressent au moment de retrouver son pays. "Quand je suis en Suisse, c’est assez douloureux. C’est compliqué de s’asseoir en classe, comme si de rien n’était, alors qu’en Ukraine, des gens meurent et que des membres de ma famille ou des amis, sont menacés." Viktoria retient ses larmes, mais nous offre ses mots. Ce sera une constante durant notre séjour en Ukraine : les gens ont envie de parler, de s’expliquer, de nous raconter leur quotidien, leurs émotions, de détailler leurs sentiments. Viktoria poursuit : "Aussi étrange que cela puisse paraître, lorsque je reviens au pays, je revis. Quand je suis en Ukraine, je ressens à nouveau des émotions. Le pire moment de mes séjours au pays, c’est lorsque je dois repartir en Suisse." Au moment de retrouver nos couchettes pour une courte nuit, nous parlons beaucoup avec Thomas. Des conversations intimes comme peuvent en provoquer certains reportages. La peur, la vie, l’amour et même la mort, tout y passe. Avec Thomas, nous sommes amis avant d’être collègues et cette proximité nous servira beaucoup une fois en Ukraine.

Le lendemain matin, l’arrivée de notre "Express" en gare de Kiev nous ramène à une certaine normalité. Il faut de l’imagination pour se penser dans la capitale d’un pays en guerre. Tout a l’air absolument normal et la ville, à première vue, semble avoir été épargnée par les bombardements. En apparence, Kiev va bien ! Elle vit, la circulation y est dense et s’il n’y a pas autant de gens qu’à Paris sur les trottoirs, on se dit que c’est sans doute à cause des températures assez largement négatives. Les premières impressions sont donc rassurantes et cela n’est pas pour nous déplaire. Ni Thomas ni moi ne sommes déjà allés travailler dans un pays en guerre. Et si j’ai déjà voyagé trois fois en Ukraine avant ce séjour, la dernière fois, c’était au mois de mai 2018 pour un match de football : la finale de la Ligue des champions entre le Real Madrid de Zinédine Zidane et les Anglais de Liverpool. Je n’y avais pas pensé avant de voir, sur le chemin de notre hôtel, un panneau indiquant le stade olympique où s’était jouée cette rencontre.

Une école aux abris

Une nuit réparatrice plus tard, direction Solomenskyi, le plus grand quartier résidentiel de Kiev. Une succession de barres d’immeubles plus ou moins récents avec, régulièrement, de petits centres de vie, quelques places et quelques magasins, essentiellement d’alimentation. Pour notre premier reportage, nous avons rendez-vous avec Olga, la directrice adjointe de l’école numéro 60 de Solomenskyi. C’est une autre Olga, la directrice, qui a décidé que ce serait Olga, la sous-directrice, qui nous servirait de guide. La directrice, elle, avait du travail et surtout, elle n’était pas très rassurée à l’idée de répondre à nos questions. C’est donc la sous-directrice qui nous a "pris en main". Une petite dame de 41 ans, aux cheveux de jais, noirs et très brillants comme ses yeux. Olga a commencé par nous expliquer qu’elle était désolée, mais que nous allions sans doute devoir reporter notre visite : "C’est une matinée sans électricité à l’école. On l’a appris tout à l’heure. Ça arrive. Ça doit être un problème pour vous. Le courant devrait revenir en début d’après-midi, mais ce n’est pas sûr." On n’a pas bien compris si Olga était vraiment désolée ou si cette coupure tombait à propos pour lui éviter, à elle aussi, le supplice de l’interview. Mais lorsque Alina, notre traductrice, lui a expliqué qu’au contraire, nous serions très heureux de partager leur quotidien, avec ses tracas et ses aléas, le fait est qu’elle ne s’est pas fait prier pour débuter la visite.

Surtout, Olga la sous-directrice nous a ramenés à Olga la directrice. Nous nous retrouvons donc tous les trois, dans son bureau, avec Thomas. Elle qui ne parlait ni anglais ni français et nous qui savions à peine dire "diakuyu" (merci) dans la langue de Serhiy Jadan. Mais à peine le temps de prendre une photo d’elle derrière son bureau, à côté du drapeau ukrainien, et de refuser un café sans pouvoir lui expliquer que nous venions d’en boire un, qu’un petit bruit strident et régulier s’est fait entendre. Ce n’était pas le son d’une alarme, fort et brutal, qu’on s’était imaginé, celui qu’on entend dans les reportages à la télévision. C’était beaucoup plus doux, presque discret, mais nous avons quand même rapidement saisi ce qui se passait. Déjà, la directrice est devenue blême. À ce moment-là, le doute était encore permis. Mais lorsqu’elle s’est mise à faire de grands gestes en nous ordonnant de sortir, nous avons compris. En quittant le bureau, nous sommes tombés sur Olga, la sous-directrice et sur Alina, notre traductrice. Tous ensemble, nous avons suivi le mouvement et nous sommes descendu à l’abri. Thomas a commencé à filmer, j’ai branché mon micro et nous sommes descendus.

Nous sommes pratiquement arrivés les premiers dans l’abri. Pas de lumière dans cette immense salle en sous-sol, sans doute une quarantaine de mètres de long pour une dizaine de large, pas de chauffage non plus, mais une température qui est rapidement montée au fur et à mesure que les enfants sont arrivés. Olga la directrice et Olga sa sous-directrice servaient de lampadaires vivants. Avec quelques professeurs, elles pointaient des torches vers le plafond pour servir de repères aux enfants et les aides à trouver leur place pendant cette alerte. Mais je pense que les yeux fermés, ils auraient pu savoir où s’installer. Depuis un an, on pourrait appeler cela la force de l’habitude, d’autant qu’au tout début de la guerre, jusqu’à la fin du mois de mars 2022, les Russes étaient aux portes de Kiev et les bombardements incessants. Notre guide confirme : "Il y a eu jusqu'à trois alertes aériennes par jour. Parfois, il n'y en a pas. Mais ça arrive trop souvent. On les envoie à l'abri, mais ils connaissent déjà parfaitement le protocole de ce qu’il faut faire en cas d’alerte. Donc ils descendent dans l'abri avec leur groupe, leur professeur. Et ça se passe dans le calme. Il n'y a pas de panique parce que maintenant, les enfants connaissent parfaitement la marche à suivre." En temps "normal", Olga et ses collègues essaient même de faire en sorte que malgré les alertes, les cours puissent se poursuivre presque normalement. Mais pas aujourd’hui : "Malheureusement, là, il n'y a pas d'électricité, donc ils ne peuvent pas faire grand-chose. Ils sont beaucoup sur leur téléphone portable. Ça les réconforte."

"Nous vivons ces moments tous ensemble. Comme si ces enfants étaient aussi nos enfants."

Olga, école numéro 60 de Solomenskyi

La formule est séduisante, presque rassurante, mais dans ce cas-là, elle est surtout très appropriée : le grand garçon d’Olga est professeur à l’école numéro 60 et son plus jeune fils est élève. Et nous avons pu le constater, elle n’a fait aucune différence entre ses propres enfants et les 250 élèves réfugies dans l’abri. Tout juste Olga a-t-elle échangé quelques mots avec son aîné, mais sans doute pour parler école.

L’école numéro 60 de Solomenskyi, à Kiev. Dans l'abri, pendant l'alerte, Olga fait office de lampadaire, lampe torche en main dans la pénombre. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

L’alerte a duré près de 3 heures. Au départ, Olga nous avait demandé de ne pas aller voir les enfants, de ne les filmer qu’en groupes. Mais au bout d’une heure, les barrières sont tombées et ce sont eux qui sont venus nous trouver. Svitaslas, 12 ans, par exemple, s’est planté devant moi pour m’expliquer que "les alertes, c’est un peu comme la récréation". Déflorant là ce que nous avions deviné, avant, quand même, de préciser : "Sauf quand il y a des explosions. Là, on a peur !"

Vika, elle, n’est pas venue nous voir seule. Elle était accompagnée de deux amies qui lui tenaient littéralement la main. Il faut dire que ce qu’elle voulait partager avec nous n’était pas spécialement simple à exprimer : "Le 31 décembre dernier, un missile est tombé tout près de notre bâtiment. L'onde de choc de ce missile a détruit la moitié de notre maison. On était avec ma famille, on était au premier étage. On a commencé à nettoyer des débris, des morceaux de mur, des bouts de verre. Il y avait des gens morts. Notre voisin, un petit garçon, a perdu sa mère. Après cette frappe, on a perdu beaucoup, beaucoup de choses, des vêtements, mais toute notre famille s'en est sortie." Comme pour s’excuser d’une faute qu’elle n’aurait pas commise, Vika a jugé utile de préciser : "Avant cette explosion, on n'était pas vraiment très sérieux. On ne voyait pas trop comment un missile pourrait nous tomber dessus, vu que notre bâtiment se trouvait sur la colline. On se pensait en sécurité."

En sortant de l’abri, une fois l’alerte terminée, nous avons pu faire le tour de l’école avec Olga la sous-directrice. Elle nous a montrés que le cours de littérature étrangère avait repris, comme si de rien n’était, sans émotion particulière, alors que Vika, elle, avait eu le temps de se changer pour enfiler un survêtement et frapper de toutes ses forces dans un ballon de volley. Dans le vieux gymnase au parquet en bois, quelques lattes manquaient, mais l’enthousiasme était bien là. La vie venait de reprendre.

Entre alertes et coupures de courant

Comparée à ce qu’ont vécu les habitants de Kiev au début de la guerre, le quotidien semble finalement presque normal. Tout est dans le presque. Parce que dans la rue comme à l’école, la vie de la population est rythmée par deux choses : les alertes et les coupures de courant. Les quelques heures passées à l’école numéro 60 auront donc été un condensé de ce que vivent les actifs de la capitale ukrainienne depuis un an. L’électricité est une denrée rare depuis le 24 février 2022. Des coupures "tournantes" sont organisées par l’État ukrainien pour faire des économies. Un jour, c’est le centre-ville, le lendemain un quartier de la rive gauche du Dniepr qui est privé de courant. Et puis il y a également ces coupures "imprévues", quand un missile russe vient frapper une centrale électrique et plonge des centaines de milliers de personnes dans le noir. La seule solution, ce sont alors les générateurs électriques, petits ou grands, à batteries rechargeables ou à moteur à essence. Ces groupes électrogènes que l’on trouve absolument partout dans les rues de Kiev, y compris en publicité sur les murs, et qui permettent de tenir, de faire tourner les entreprises, de conserver les restaurants et les bars ouverts. Le générateur électrique est devenu une véritable arme de guerre pour les Ukrainiens, l’un des symboles de leur résistance, même si ni leur ronronnement pas vraiment doux ni leur odeur n’incitent à musarder dans les rues.

De gauche à droite : la gare de Kiev, où l'éclairage a été baissé par souci d'économie ; des chars russes, trophées exposés place Mykhailivska, devant Saint-Michel-au-Dôme-d'or ; la poste centrale de Kiev ; l'église Saint-André, sur l'une des collines qui surplombe les plus vieux quartiers de Kiev. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

Malgré leurs défauts, ces générateurs permettent surtout de recharger les portables, l’autre outil indispensable à Kiev depuis le début de l’invasion russe. Le téléphone, c’est évidemment l’outil de communication, mais également le compagnon qui donne l’alerte. À Kiev, en cas d’attaque de drones ou de missiles, une alarme retentit dans la ville, mais le moyen le plus sûr d’être averti reste quand même les applications que toute la population a installé sur son téléphone. Ces applications alertent et renseignent sur l’évolution de la menace. On voit sur son écran le territoire se couvrir de rouge, de l’Est vers l’Ouest en cas d’attaque de missiles, ou des drones remonter le cours du Dniepr. Et puis il y a les comptes sur la messagerie Telegram, qui recoupent toutes les informations des applications gouvernementales, les agrègent et les synthétisent. En résumé, ceux qui ne sont pas au courant sont avertis par les vigies des réseaux sociaux.

Dans notre cas, c’était un peu plus compliqué, puisque nous ne comprenons et ne lisons pas l’ukrainien. Les applications que nous avions installées sur nos portables nous avertissaient des alertes et ensuite, les jeunes que nous avions rencontrés nous prévenaient, par messages, de la dangerosité estimée de l’attaque. Parce que même dans les alertes, il y a une hiérarchie. Deux avions MiG qui décollent de Biélorussie ne provoquent pas de ruée vers le métro ou les abris, alors qu’une attaque de drones commence à inquiéter plus sérieusement. L’alerte rouge, en fait, c’est lorsque des missiles sont annoncés. Dans ces moments-là, la grande majorité de la population cherche à se protéger. Dans le métro, par exemple, ce ne sont plus des dizaines de personnes qui viennent se réfugier, mais des centaines. Les marches sont prises d’assaut. On s’assoit sur son écharpe, sur son sac, alors que certains encore plus prévoyants, vont jusqu’à amener leur siège de camping.

La station de métro Maïdan, pendant une alerte. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

Cela nous est arrivé deux fois de devoir descendre dans le métro, au plus profond des entrailles de la ville, à cause de la menace. Ces jours-là, Christina et Viktoria, une esthéticienne et une étudiante que nous avions rencontrées pour nos reportages, nous avaient envoyé des textos pour nous expliquer que cette fois, il fallait vraiment se mettre à l’abri ! Et puis il y avait aussi Alina, notre traductrice et ange gardien, qui n’hésitait pas à nous appeler ou à nous envoyer des messages au milieu de la nuit si elle voyait arriver un danger. Juste après notre arrivée, elle nous avait également enseigné la technique dite "des deux murs" : en cas de danger, toujours laisser deux murs entre soi et la rue. En résumé, si nous étions surpris par une alerte à notre hôtel, sans possibilité de rejoindre un abri ou le métro, il était prudent d’aller se mettre en sécurité dans le couloir. Ce n’était pas idéal, d’après Alina, mais toujours mieux que de rester dans notre chambre. Une nuit, nous nous sommes donc retrouvés, avec Thomas, assis au milieu de notre couloir, entre une heure et trois heures et demie du matin, sans trop se parler, en essayant de passer le temps comme on pouvait. Nous nous persuadions que tout allait bien se passer quand un soldat en treillis est arrivé dans "notre" couloir. Un métis de 1,90 mètre au très bon accent anglais. Je l’avais déjà croisé la veille, en sortant de ma chambre. J’étais littéralement tombé sur lui et il m’avait fait sursauter. Cette nuit-là, j’ai eu le temps de le voir venir et nous nous sommes parlé :

"Qu’est-ce que vous faites là, assis dans le couloir ? Il y a une alerte ?
– Oui, c’est ça.
– Moi, je me dis que si c’est mon jour, c’est mon jour.
– Nous, on espère que ce n’est pas notre jour. Tu vas faire quoi, toi ?
– Je vais aller chercher une bière à la réception…"

Avant de nous laisser à notre sort, ce soldat nous a expliqué qu’il était Zambien, qu’il s’était engagé dans la légion ukrainienne, qu’il avait raté son train pour le front aujourd’hui et qu’il partait demain pour Kramatorsk.

Le lendemain matin, fatigués, mais soulagés, nous sommes allés prendre un petit-déjeuner dans un café de Maïdan, la place emblématique de Kiev. Tout était absolument normal. Nous sommes aussi allés dans le centre commercial qui se trouve sous Maïdan et tous les commerces étaient ouverts. Vous pouviez acheter exactement ce que vous vouliez : un tee-shirt Karl Lagerfeld, du thé anglais ou du vin français. À la limite, seuls les escalators à l’arrêt pour d’évidentes raisons d’économies d’électricité pouvaient vous ramener à la guerre. Et puis ce n’était pas non plus la foule dans les allées ou les boutiques. Parce que si la guerre n’a pas eu d’influence notable sur les étals des magasins, elle en a eu sur le pouvoir d’achat de la population. En un an de guerre, l’inflation est passée de 9,7% à près de 30%. Alina, notre traductrice, nous a par exemple expliqué que si, avant l’invasion, elle dépensait l’équivalent de 100 euros de nourriture par semaine, aujourd’hui, elle devait plutôt sortir 140 ou 150 euros de son portefeuille.

Au cœur de KIev, le grand magasin Tsum, vestige de l'époque soviétique. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

La population, donc, a moins de moyens et surtout, cette population est moins nombreuse : la dernière tendance, c’est un rapport de l’ONU qui l’a donné le 26 janvier dernier. Ce rapport parle de huit millions de personnes qui ont quitté l’Ukraine. Évidemment essentiellement des femmes et des enfants, et de six autres millions de "déplacés". Pour parler clairement, six millions de personnes ont fui les combats et la zone du front de l’est pour se réfugier à l’Ouest. En Ukraine, ces chiffres relèvent un peu du secret-défense : il en va du moral de la population et puis surtout, on se refuse à interpréter ces données, pour éviter justement les "mauvaises" interprétations ou la "surinterprétation". D’autant que les responsables de l'occupation russe affirment de leur côté qu'au moins cinq millions d'Ukrainiens ont quitté leur pays pour la Russie.

À l’amour, à la mort

Tous ces chiffres sont très difficiles à vérifier, d’autant qu’en ce moment, on assiste au retour plus ou moins massif de femmes et d’enfants qui ont passé le début de la guerre à l’étranger. Nous en avons rencontré plusieurs et à chaque fois, leur motivation était essentiellement patriotique. Christina et Liana, par exemple, deux cousines de 20 et 21 ans, ont passé six mois à Laval, en France, mais elles sont toutes les deux revenues chez elles, malgré la guerre, les alertes et les missiles. Aujourd’hui Christina est esthéticienne à Kiev et elle se souvient surtout du sentiment de manque et d’éloignement qui l’habitait lorsqu’elle vivait en Mayenne : "La plupart du temps, on pensait à l’Ukraine et on voulait être là-bas. Donc, pour être honnête, je ne saurais pas vous dire si j’ai aimé Laval ou non. Au début de la guerre, bien sûr, on avait tous très peur. À cette époque, on essayait juste de survivre. On essayait de sauver nos vies. Évidemment, c’est toujours très dangereux ici, mais quand je suis avec ma sœur, ma cousine, mes amis, ce n’est plus aussi effrayant."

Lorsque nous réalisons cette interview, Christina sirote un verre de vin rosé et effectivement, elle a l’air plutôt sereine, malgré les alertes qui se succèdent ce jour-là : "En France, on s’inquiétait pour nos familles et nos amis, mais on ne pouvait rien faire pour eux. Ici, s’il se passe quoi que ce soit, je peux appeler Liana et lui demander si tout va bien. Quand je suis ici, j’ai l’impression de contrôler un peu plus la situation. Comme si j’avais mon destin entre les mains." Liana, la cousine de Christina, ponctue la conversation avec des punchlines et à chaque fois, ses sentences font mouche : "Quand on était en France, c’est comme si on était sur pause. On était bloquées, on ne pouvait rien faire. On n’arrivait pas à avancer. En fait, on ne pouvait penser à rien d’autre qu’à l’Ukraine."

Liana, 21 ans, coiffeuse, dans un bar à vin du vieux Kiev. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

A Kiev, pendant une douzaine de jours, tous les jeunes que nous avons pu rencontrer, quelque soit leur milieu social ou culturel, nous ont fait part de leur patriotisme sans faille. Un peu comme si les Ukrainiens les moins convaincus n’étaient plus là. À chaque fois, nos interlocuteurs se sont montrés bavards et généreux. Ils nous ont donné du temps pour nous expliquer leur vie et parfois, avec Thomas, nous avions l’impression de faire œuvre de santé publique. Nous étions en quelque sorte devenus des journalistes-confesseurs. Mais il y a quand même deux sujets qui ne coulaient pas de source, qui ne venaient pas naturellement dans la conversation : la mort et l’amour. Dans ces deux cas, tout ce qu’on nous a dit, nous sommes allés le chercher, pour un résultat tantôt émouvant, tantôt glaçant. Émouvant, par exemple, d’entendre les deux cousines nous parler d’amour. Christina et Liana, perdues ou ingénues, mais tellement touchantes. Liana qui pourrait vous faire pleurer lorsqu’elle évoque son désarroi face au sentiment amoureux : "C’est très compliqué en ce moment parce que je ne sais pas où placer les priorités dans ma vie. C’est le bordel dans nos têtes. Et on a peur de s’engager sur le long terme. On ne sait pas où on sera dans deux jours." Christina écoute religieusement avant de réagir : "Moi, si je rencontrais un homme, je pense que je choisirais l’amour. Parce que l’amour devrait diriger le monde. Je pense qu’il faut suivre son cœur.

"Même en ce moment, on entend beaucoup d’histoires à propos de couples qui se marient pendant la guerre, des militaires, ou des civils. Ça fait du bien. Je suis heureuse que les gens continuent d’aimer."

Christina, 20 ans

à franceinfo

Avant de quitter les deux cousines, nous leur avons demandé si elles avaient un message à faire passer à Vladimir Poutine, le président russe. Séquence défouloir pour Liana qui nous demande "Est-ce que je peux utiliser mes doigts ?" avant de nous montrer ses majeurs : "VA TE FAIRE FOUTRE !" Un poil plus nuancée, Christina enchaîne : "Poutine, t’es un trou du cul ! Poutine, j’ai de la peine pour toi, parce que je pense que tu es tout seul. Tu n’arrives à rien faire de bien dans ton pays, c’est pour ça que tu détruis les autres pays."

Comme dans n’importe quel pays en guerre, la détestation de l’ennemi est immense. À Kiev, elle touche aussi tout le monde, de la coiffeuse au militaire. Kirillo, par exemple à le même âge que Liana, 21 ans, mais si elle a choisi de rentrer au pays malgré la guerre, lui a pris une décision encore plus radicale. Il y a un an, en une journée, il a quitté sa peau d’étudiant pour devenir soldat : "Le 24 février, lorsque la guerre a commencé, un ami et moi étions à Kiev. Et dès ce moment-là, nous avons compris que nous ne voulions pas quitter la ville. Nous savions qu’il faudrait résister, et le 26, nous avons rejoint les Forces armées ukrainiennes. Les premières escarmouches auxquelles ont participé nos unités ont eu lieu à Kiev le 27 février et le premier mort dans notre compagnie, c’était cette nuit-là. Fin mai, notre unité a été transférée vers Kharkiv, où elle a participé à la défense de cette région dans le nord du pays."

Kirillo, 21 ans, étudiant devenu soldat, place Saint-Sophie lors d'une permission. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

Kirillo parle avec des mots choisis, calmement, mais son regard dit sa détermination. Il est très grand, barbu, ne sourit que très peu et surtout pas lorsqu’il parle de la guerre, de sa guerre. Lorsque nous l’avons rencontré, il était de passage, chez lui, à Kiev. Il devait régler quelques problèmes administratifs avant de repartir au front : " J'espère y retourner d’ici une douzaine de jours. Et je connais un grand nombre de gens, pas des militaires, mais des civils, qui, au cours de l'année écoulée, ont vraiment essayé d’aller au front, car ils avaient compris que leur place était là-bas. Même s’ils n’avaient jamais été militaires avant." Kirillo veut nous expliquer qu’il n’est pas un héros, seulement un Ukrainien lambda qui défend son pays contre un envahisseur. Il connaît le prix à payer : "L'immeuble dans lequel je vivais à Kiev a été touché deux fois par des missiles. Ça veut dire que la mort est présente au front, mais aussi dans la vie civile."

"Tous les Ukrainiens ont peur de mourir. Mais c'est compensé par le fait que nous savons pourquoi faisons tout cela."

Kirillo, 21 ans

à franceinfo

Même si Kirillo est persuadé d’être dans le bon camp, cette guerre aura malgré tout changé beaucoup de choses, pour les jeunes, notamment. Elle les a fait grandir très vite. Un enfant de 12 ans, dans l'abri, de l’école numéro 60, s'exprimait comme un adolescent français, Kirillo, lui, parle comme un homme. Ce conflit a aussi changé sa façon d'appréhender la mort : "Oui, sans aucun doute. Parce que dans la vie civile, on sait qu’on peut toujours planifier quelque chose. Et au cours de l’année écoulée, j'ai perdu cette habitude de planifier quoi que ce soit. Et ce n'est pas seulement parce qu'on sait qu’on peut mourir demain, mais aussi parce que lorsqu'un pays est en guerre, ses citoyens et ses militaires, en fait, ne s'appartiennent plus à eux-mêmes."

Conjuguer "vivre" au futur

Un peu après avoir rencontré Kirillo, nous avons fait connaissance avec Olena et Pavlov, un couple d’une trentaine d’année, au siège de l’association à laquelle Olena consacre une grande partie de son temps libre et de son énergie depuis le début de la guerre. Elle travaille dans l’industrie pharmaceutique et son mari est programmeur. Ils ont une petite fille, Stecha, qui a 4 ans et de ce qu’ils nous ont affirmé, avant la guerre, ils étaient heureux. Ils travaillaient, voyageaient et s’aimaient dans une vie de famille épanouie. La guerre n’a pas fait exploser cette famille, mais sa vie, Oleg l’a perdue de vue le 24 février 2022 : "Pour moi, il n’y a plus que mon travail. Je ne vois pratiquement plus ma femme ! Elle fait beaucoup de bénévolat au sein d’une association. Et 70% de ce que nous gagnons, nous le reversons à notre association qui envoie des colis aux soldats du front." Pour Pavlov et Olena comme pour beaucoup d’autres, la guerre a chamboulé les priorités et eux aussi ont le sentiment profond de ne plus s’appartenir. Avec Thomas et Alina, notre traductrice, nous avions évoqué les questions que nous pourrions poser à ce couple avant de les rencontrer. L’une nous paraissait évidente : "La guerre est-elle plus supportable lorsqu’on est une famille. N’est-ce pas plus simple de s’appuyer l’un sur l’autre ?" Pour être tout à fait honnête, nous pensions même connaître la réponse à cette question : ils allaient nous dire "oui, évidemment". Sauf que de manière tout à fait contre-intuitive, Olena puis Pavlov ont douché nos espoirs de belle histoire. C’est Olena qui commence : "En fait, je ne pense pas. Je trouve ça encore plus dur, parce que Stecha est petite. On s’énerve constamment à cause d’elle, parce qu’on est à cran de ne pas savoir ce qui va se passer." Et Pavlov qui enfonce le clou : "C’est vrai ! En fait, c’est beaucoup plus difficile, parce que j’ai la responsabilité de ma femme, de ma fille. Si j’étais seul, ce serait vraiment plus simple."

Olena, Pavlov et leur fille Stecha, 4 ans, au siège de l'association d'aide aux soldats où Olena s'investit. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

Cette invasion aura donc même remis en cause la cellule familiale. Restent l’espoir de voir la guerre se terminer et les rêves qui occupent les nuits d’Olena et Pavlov. "Moi, je rêve d’embrasser un par un tous les hommes et les femmes, tous les soldats pour lesquels j’ai préparé des colis durant cette guerre", explique Olena. Pavlov, lui, s’imagine qu’il reçoit "des messages de compagnies aériennes dans sa boîte mail, des messages qui lui proposent des réductions pour des vols" vers des destinations plus exotiques les unes que les autres. Malheureusement pour lui, lorsqu’il se réveille, sa messagerie reste "désespérément vide". Pas grave ! Il espère quand même faire le même rêve la nuit prochaine, et la nuit d’après, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la guerre, jusqu’au moment où enfin, il pourra s’acheter un billet d’avion pour le bout du monde. Avec leur petite Stecha aussi, Olena et Pavlov se réfugient dans l’imaginaire. Elle est encore trop petite pour comprendre précisément ce qu’est la guerre. À 4 ans, en revanche, elle entend bien l’alarme des alertes et dans ces moments-là, il faut bien lui dire quelque chose. C’est sa maman qui s’en charge : "Nous avons une série où il y a un héros qui s'appelle 'Tête d’alerte' ? Il y a le mot 'alerte' dans le titre. Donc quand il y a une alerte, on lui dit que c’est 'Tête d’alerte' qui attaque." Par moments, Pavlov et Alena ne sont sans doute pas très loin du "déni de guerre". Ils sont dedans jusqu’au cou, mais pour leur fille, tentent de faire comme si de rien n’était. Ils s’appuient sur un passé idéalisé pour ne pas rester englués dans le présent.

Alors oui ! Les jeunes Ukrainiens se marient plus qu’avant la guerre. Pratiquement neuf fois plus, les statistiques sont formelles. Mais l’amour est assez absent à Kiev. Dans la rue, par exemple, on ne croise pas de couples main dans la main. Et lorsque cela nous est arrivé, on était tellement étonnés avec Thomas, qu’on s’est arrêtés pour regarder. Un homme qui offre des fleurs à sa copine, cela devient presque un événement. On ne voit pas non plus beaucoup de femmes enceintes. Ce qu’on a vu, en revanche, ce sont des militaires avec leur femme et leurs enfants en train de se balader. Il faut toujours garder à l’esprit que même si des missiles tombent fréquemment sur Kiev et son Oblast, la capitale est une ville de l’arrière. Donc, lorsque l’on croise un militaire, c’est souvent qu’il est en permission. La dernière tendance, d’ailleurs, pour les soldats, c’est la congélation de sperme. Femmes et hommes sont aujourd’hui autorisés à congeler gratuitement leurs ovules ou leur sperme dans certaines cliniques, au cas où ils mourraient au front. Ils sont déjà plusieurs centaines de soldats ukrainiens à avoir fait congeler leur sperme ou leurs ovules pour s’assurer une descendance, évidemment avec l’espoir de rentrer à la maison, mais ils envisagent aussi le pire. Se marier en temps de guerre, c’est donc surtout officialiser une relation, au cas où. La mort n’est pas loin, encore une fois.

Anissya, 30 ans, dans la salle où elle s'entraîne à la lutte. Derrière elle, le portrait de Myroslav Misla, un soldat érigé en héros mort au combat en 2015. (THOMAS SELLIN / FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

Anissya, 30 ans, ne dit pas autre chose. Elle est traductrice et vit à Kiev avec ses deux enfants. Au début de la guerre, elle a bien passé quelques temps à l’ouest du pays, le plus loin possible des missiles. Elle aurait même pu aller à l’étranger, loin des alertes et des coupures de courant, mais elle a préféré revenir chez elle. Pour sa famille, ses amis, sa ville et aussi ses entraînements de lutte. C’est dans son club que nous l’avons rencontrée, un soir. Il faisait nuit noire dehors et dans la salle aussi. Le courant est revenu quand nous sommes entrés. Une quinzaine de personnes, sous la direction d’Oleg, s’entraînaient à la boxe, au sambo, au MMA et à la lutte, donc. Au mur, des portraits de héros de la guerre et sur les tapis, des jeunes en mal d’exercice qui se défoulent. Anissya enchaîne les clefs de bras et les prises au sol. Tous les jours, elle lutte. Dans sa vie ou à l'entraînement, elle lutte. Elle accepte de nous parler. L’interview commence en ukrainien : nous posons les questions, Anissya répond et Alina traduit… jusqu’à ce que je lui demande quel est son métier. Elle répond alors, en français, qu’elle est traductrice, mais qu’elle ne se sent pas très à l’aise pour parler notre langue. Elle traduit des livres, mais n’est plus très habituée à parler français. C’est pourtant en français qu’elle nous parle d’amour, d’espoir et de missiles russes. Ses longs cheveux blonds sont attachés, elle dégouline de sueur mais malgré son souffle court, elle respire la liberté : "Je crois en l’amour, en l’amitié. Je suis sûre que l’Ukraine va gagner cette guerre et que notre vie va continuer. Si je ne meurs pas, si les missiles russes ne nous tuent pas, nous allons vivre, nous allons aimer, nous allons nous entraîner, nous allons travailler, nous allons vivre la vie pleinement." Aujourd’hui à Kiev, la jeunesse conjugue le verbe aimer au passé ou au futur. Un exercice où le présent n’a pas sa place.


Remerciements à Alina Zamirovskaya, notre ange gardien, pour ses traductions et son Aroma Kava.

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