Guerre en Ukraine : "Moissons sanglantes", un documentaire pour raconter le "degré d'horreur" de l'Holodomor, génocide ordonné par Staline
C'est un génocide resté méconnu durant des décennies, sur lequel revient un documentaire, intitulé Moissons sanglantes 1933, la famine en Ukraine. Le film, qui a reçu le Grand Prix au Festival international du film documentaire de Biarritz (Fipadoc), est disponible en replay sur france.tv depuis dimanche 19 février. Entre 1931 et 1933, environ sept millions de Soviétiques, dont 4,5 millions en Ukraine et 1,5 million au Kazakhstan, meurent de faim.
Cette famine a été planifiée par Joseph Staline. Le maître de l'URSS s'est emparé des récoltes et des semences des paysans ukrainiens. Le réalisateur Guillaume Ribot revient sur l'Holodomor (terme ukrainien qui signifie "extermination par la faim") qui apporte un éclairage troublant sur le conflit actuel entre l'Ukraine et la Russie.
Franceinfo : Comment vous êtes-vous intéressé à l'Holodomor ?
Guillaume Ribot : Il y a une vingtaine d'années, je travaillais sur le génocide des Juifs d'Ukraine lors de la Seconde Guerre mondiale. Nous allions de village en village avec des historiens pour interroger des gens sur le sujet. Un jour, une vieille dame nous a confié, hors caméra, que 10 ans avant cela, des gens étaient morts de faim dans son village. Je ne comprenais pas ce qu'elle disait, car dans un pays aussi riche en céréales, comment des Ukrainiens avaient-ils pu mourir de faim ? "Nous avions du blé, tout ce qu'il fallait, mais les communistes nous ont tout pris. C'est Staline qui nous a tués", nous a-t-elle expliqué.
Ça a été une surprise totale. Armés de notre savoir sur la Seconde Guerre mondiale, nous pensions savoir beaucoup de choses, et là, nous découvrions un pan méconnu de l'histoire de ce pays. Nous avons pu consulter les archives secrètes de l'URSS, ouvertes en 1991, afin de comprendre la violence qu'avaient subie ces Ukrainiens. Nous avons commencé le film en 2020, sans imaginer que la guerre éclaterait deux ans plus tard.
Votre fil conducteur est Gareth Jones, un jeune journaliste gallois qui a été témoin de ce génocide...
Absolument. J'avais déjà entendu parler de Gareth Jones, qui a parcouru clandestinement les campagnes ukrainiennes durant cette terrible famine [à partir de mars 1933], mais je connaissais très peu de chose sur lui. Avec Antoine Germa, mon coscénariste, nous cherchions à incarner le film, car nous n'avions pas d'images de cette tragédie ; sans voix, c'était encore plus périlleux de faire le film. En faisant des recherches, j'ai découvert que les archives nationales galloises ont, grâce à une fondation ukrainienne, numérisé les dizaines de carnets de Gareth Jones.
Sur l'Holodomor, j'ai trouvé cinq de ses carnets, d'une richesse absolue. J'ai ainsi découvert tout le périple de ce journaliste, âgé à l'époque de 27 ans, à travers ses écrits. Je me suis trouvé au plus proche de sa pensée. Cela m'a convaincu qu'il devait être le fil conducteur du film. Il n'était pas à la solde des bolchéviques, contrairement aux autres journalistes occidentaux qui étaient en poste à Moscou et ont discrédité sa parole à l'époque.
Il n'y a pas eu d'images de cette famine ?
C'est assez incroyable, mais c'est un génocide de 4,5 millions de personnes, rien qu'en Ukraine, et il n'existe que 26 photographies attestées par les historiens. J'avais donc à ma disposition très peu de matériel, ce qui a été la plus grande difficulté du film.
Ce sont vraiment les carnets de Gareth Jones qui m'ont permis de trouver les dispositifs pour faire le film. Dans ses écrits, le journaliste évoque une famine qui avait eu lieu en Ukraine en 1921 et qui avait été moins meurtrière que l'Holodomor. Cette famine de 1921 avait été extrêmement documentée, photographiée et filmée. Je me suis donc servi de ces images pour mon film en précisant leur provenance. Je souhaitais que les images soient utilisées davantage pour comprendre ce qui s'est passé, plutôt que pour illustrer. Montrer le degré d'horreur dans lequel a été plongée l'Ukraine intentionnellement par Staline, car les gens ont fini par se manger entre eux.
Vous évoquez également des cas de cannibalisme durant cette période...
Oui, j'ai eu en main les rapports de la police secrète soviétique, l'ancêtre du KGB et du FSB, qui relatent ces terribles faits. J'ai tenu à montrer de manière assez froide ces documents dans le film, car lorsque les bourreaux reconnaissent leurs crimes, c'est pour moi une preuve forte.
Vous utilisez également des images de films de propagande pour illustrer votre documentaire. Pourquoi ?
Je me suis servi de trois sources, dont des fictions soviétiques. Non pas pour ce qu'elles étaient, à savoir des films de propagande, mais pour le réel qu'elles montrent. J'ai laissé de côté leurs scénarios qui n'étaient que mensonges et j'en ai tiré leur force documentaire. Je suis allé chercher une forme de réel dans la fiction de ces films propagandistes. Les images des paysans pauvres montrent vraiment des paysans pauvres de cette époque.
En voulant dénoncer par des films la résistance de ces populations qui luttaient contre la dépossession de leurs biens par les communistes, les Soviétiques ont finalement apporté une forme de réel dans leur propagande. Ces images ont une force d'incarnation qui permet de mieux comprendre les mots qui sont dits ainsi que le déroulé de l'histoire. En plus, nous étions à l'époque du muet, ce qui donne un cinéma très expressif. Ce sont des films de propagande, mais tout ce qui est dans le documentaire est vrai et attesté par les historiens.
Votre film a été projeté au Parlement européen qui a reconnu récemment ce génocide...
Au départ, le Parlement européen avait reconnu cette tragédie comme un crime contre l'humanité, mais en décembre dernier, la notion intentionnelle d'affamer, et donc de tuer le peuple ukrainien, a été retenue. Les eurodéputés ont requalifié l'Holodomor en génocide, deux semaines après les Allemands. C'était donc important de montrer le film au sein de ce Parlement et cela a été très émouvant.
D'ailleurs, le vice-ministre de l'Agriculture ukrainien, qui était en visioconférence, est intervenu après le film et a dit "Qu'est-ce que l'on peut dire après ce film ? Si ce n'est : 'Plus jamais ça'." Ensuite, il nous a expliqué ce qui se passait actuellement en Ukraine avec le blé. "Les Russes minent les champs de blé pour que l'on ne puisse pas les cultiver. Les Russes nous volent notre blé et l'exportent par cargos entiers. Ils utilisent l'arme de la faim." L'histoire se répète tragiquement, mais contrairement à 1933, il y a des images.
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