Guerre en Ukraine : "Ils nous ont dit : 'vous allez creuser vos propres tombes'", racontent deux bénévoles ukrainiens détenus trois mois sans explication
Ils vivent aujourd'hui en sécurité, en famille, dans un pays voisin de leur Ukraine natale. Mais Roman et Oleksandr ne sont plus les mêmes hommes. "Je pense avoir pris dix ans", confie Roman, 39 ans, les dents, le foie et les reins toujours abîmés. Pour Oleksandr*, à peine 25 ans, "l'anxiété ne passe pas". Certains bruits, comme ceux des feux d'artifice, le font encore tressaillir. Partis de Zaporijjia pour livrer de l'aide humanitaire à Marioupol fin mars 2022, Roman et Oleksandr ont été arrêtés, battus et retenus prisonniers pendant plus de trois mois par les forces russes et séparatistes.
Ils ont subi ce que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) définit comme des crimes de guerre. "La détention illégale, la torture, les conditions inhumaines de détention et le manque total de défense", énumère Yuliia Poliekhina, membre de l'organisation ukrainienne de protection des droits humains SICH. La juriste, qui enquête sur des crimes de guerre et a recueilli les témoignages de Roman et Oleksandr, précise qu'ils font partie d'un groupe de 33 bénévoles ukrainiens arrêtés à la même période, près de Marioupol, et transférés vers la prison d'Olenivka, dans la région de Donetsk. Des informations confirmées par Natalia Okhotnikova, chercheuse pour le centre des droits humains Zmina, qui a également enquêté sur ces violations.
Enfermés dans une cave, frigorifiés
Quand l'invasion russe fait basculer l'Ukraine entière dans la guerre, le 24 février 2022, Roman vit à Dnipro et Oleksandr à Marioupol, au bord de la mer d'Azov. Leurs chemins se croisent à Zaporijjia, un mois après le début de l'offensive. Roman s'est porté volontaire pour apporter de l'aide humanitaire à Marioupol, tandis qu'Oleksandr, de passage par Zaporijjia pour y déposer son épouse et son enfant, cherche à repartir vers son port assiégé. Les deux hommes sont en contact avec la même association, qui leur propose de conduire chacun un bus rempli de colis vers la ville martyre. Ils quittent Zaporijjia le 25 mars.
"En temps de paix, il faut compter quatre heures entre Zaporijjia et Marioupol", raconte Roman. Quand les combats font rage, la route de 230 kilomètres sembler s'étirer. A l'approche de la ville occupée de Tokmak, les contrôles se multiplient, jusqu'à celui qui met fin à leur voyage, au bout d'une centaine de kilomètres. "Des Russes n'ont pas aimé que nous ayons beaucoup de médicaments et de nourriture avec nous", relate Roman. "'Tout ce que vous amenez, c'est pour les militaires', nous a-t-on dit", poursuit Oleksandr. Selon l'Ukrainien, il était écrit "On va gagner" sur certains bocaux de nourriture transportés dans leurs bus. Les conducteurs sont arrêtés.
Roman et Oleksandr passent une première nuit dans une maison "vétuste", où ils dorment sur un plancher en bois, puis la suivante dans une cave sur la route menant vers Tokmak. "Dans cette cave, il n'y avait rien à part la terre. Nous allions aux toilettes sous surveillance, puis on nous enfermait de nouveau", décrit Roman.
"Il faisait 7 ou 8 degrés dans la cave. Nous avions si froid que nous n'avons pas du tout dormi."
Romanà franceinfo
Le lendemain matin, un militaire leur annonce : "Maintenant, vous allez vous réchauffer." Les deux bénévoles sont conduits près d'un champ. Leur garde leur tend deux pelles : "Vous allez creuser vos propres tombes." Il pointe non loin de là ce qu'il présente comme les tombes "de bénévoles amenant de l'aide à un bataillon ukrainien". "Je pensais à ma femme, à mon enfant et à ma mère, se remémore Oleksandr, confiant son "désespoir". Qu'est-ce qu'ils allaient devenir si je n'étais plus là ?" "J'étais choqué", poursuit pudiquement Roman. Finalement, les militaires décident de les amener à Tokmak, dans un poste de commandement des forces russes, selon leurs récits.
Des coups portés "là où ça fait mal"
En arrivant dans ce bâtiment, Oleksandr caresse l'espoir que "ça se termine enfin". A l'intérieur, des hommes "tchétchènes", selon les deux bénévoles, leur ordonnent de se tourner face au mur avant de leur enfiler un sac sur la tête. "Roman a posé des questions et ils se sont mis à le battre", relate son collègue conducteur. A deux reprises, d'après leurs témoignages respectifs, les bénévoles sont frappés au niveau du foie, des reins et des genoux. "Là où ça fait mal", souffle Roman.
"J'avais très mal. J'étais couvert d'hématomes, je ne pouvais ni marcher, ni m'asseoir, ni me coucher."
Romanà franceinfo
Les deux Ukrainiens sont séparés et placés dans des cellules "très sales" et "sans lumière". Roman décrit un interrogatoire, à la nuit tombée, "avec des instruments de torture visibles pour faire peur", et lors duquel "ils ont fouillé [s]on téléphone, regardé tous [s]es contacts". "Ils me demandaient sans cesse de dire la vérité." Cette même nuit, Oleksandr rapporte avoir été à nouveau battu, à deux reprises, à la tête et aux jambes.
Les conducteurs, très éprouvés par ces premiers jours de détention, sont relâchés et reprennent la route vers Marioupol. La joie de 'retrouver enfin [leur] liberté" s'arrête à l'entrée de la ville assiégée, lors d'une nouvelle inspection. "Quand nous avons dit que nous avions déjà été contrôlés, nous avons reçu un coup de crosse de fusil dans la poitrine", témoigne Roman. "On pensait", à tort, "que tout serait terminé après Tokmak".
Roman et Oleksandr disent avoir été déplacés de force vers la ville voisine de Nikolske, puis emmenés au "département de lutte contre le crime organisé" de la république autoproclamée de Donetsk. Leurs témoignages rejoignent ceux d'autres bénévoles arrêtés au même moment, selon Zmina et SICH. "Personne n'avait de leurs nouvelles, et ce, pendant de longues périodes. Ils n'avaient accès à aucun avocat, donc ils ne pouvaient pas non plus comprendre les motifs de leur détention, pointe Natalia Okhotnikova. Ils ont été interrogés à de nombreuses reprises, et certains ont dit qu'ils avaient été forcés de signer des documents vierges. Personne ne sait ce qui sera écrit sur ces feuilles ensuite."
Dans la prison d'Olenivka à la sinistre réputation
Entre Nikolske et Donetsk, Roman et Oleksandr témoignent de nouveaux interrogatoires, dont quatre heures en pleine nuit pour Roman, des menaces de condamnation pour "terrorisme" et de nouveaux coups. Roman s'est retrouvé avec plusieurs bénévoles dans une cellule "sans lumière, enfermés pendant vingt-quatre heures". Une situation "impossible", même si "par rapport à Olenivka, c'était mieux". Le 4 avril, selon les témoignages de Roman et Oleksandr, le groupe de bénévoles est une nouvelle fois déplacé, cette fois-ci vers cette prison à la sordide réputation.
Un document de la "république" séparatiste de Donetsk, consulté par franceinfo, confirme la détention des deux conducteurs bénévoles jusqu'au 4 juillet : 92 jours dans des conditions inhumaines, selon leurs témoignages et ceux d'autres détenus. Ces conditions, "les bénévoles les décrivent tous de la même manière", souligne Yuliia Poliekhina, qui a interrogé 12 des 33 Ukrainiens concernés. La juriste rapporte des récits d'une "vieille prison où l'on ne fait jamais de travaux, aux moisissures sur les murs et aux canalisations qui ne fonctionnent pas". Des bâtiments sans chauffage, à l'"odeur abominable", une absence totale d'aide médicale, des repas "indigestes" et des "gens dormant par terre à tour de rôle".
Dès leur arrivée, Roman et Oleksandr sont placés dans une cellule d'environ 18 m2, avec 45 autres personnes, selon eux. "C'était effrayant, une partie des gens restait debout et l'autre devait se mettre en boule pour dormir" par terre, faute de place, confie Roman. Quant à l'hygiène, "nous n'avons pas vu de savon une seule fois" le premier mois. Les passages aux toilettes étaient au bon vouloir des gardes et les assiettes qu'on leur servait "n'étaient jamais lavées".
"On nous donnait une espèce de bouillie avec un tout petit bout de pain. Ils donnaient parfois cinq litres d'eau pour vingt-quatre heures pour tous les détenus de notre cellule, et l'eau n'était pas potable. J'ai beaucoup maigri."
Oleksandrà franceinfo
Ceux qui ont été détenus ont décrit à Yuliia Poliekhina les "mêmes problèmes dentaires" et "nombreux troubles digestifs". "Ils sont quasiment tous partis d'Olenivka avec des gastrites", souligne la juriste.
Au fil de leur détention, les conditions s'améliorent légèrement pour des bénévoles. Roman est placé dans un nouveau bâtiment plus spacieux, et en échange, travaille à la rénovation des lieux. Ici au moins, "on pouvait ne pas dormir par terre". "Les matelas étaient dans un état épouvantable, mais c'était quand même des matelas." Des bénévoles reçoivent des colis de leurs proches, sont autorisés à sortir dans la cour de la prison. Mais le temps passe : un deuxième, puis un troisième mois. "On se disait que tout cela était illégal et que ça finirait un jour. Il fallait résister", témoigne Roman. La durée de la détention affecte le mental du détenu. "Quel peut être ton état quand tu comprends que rien ne dépend de toi ?" pointe-t-il. Au début de l'été, Roman affirme retrouver la cellule des débuts, un "cauchemar" aggravé par une chaleur étouffante.
"J'avais le sentiment que je resterais pour toujours. Et voir comment ils traitaient les gens m'a vraiment profondément choqué."
Oleksandrà franceinfo
Un matin de juillet, des gardes viennent chercher Roman et Oleksandr. Trois semaines plus tôt, le "département de lutte contre le crime organisé" de la république autoproclamée de Donetsk a acté leur innocence, selon un document consulté par franceinfo. "Ces personnes ne sont pas des militaires, elles ne représentent ni les forces armées ni des organisations militarisées", reconnaît le département, ordonnant "de ne pas poursuivre l'enquête" à leur encontre et de "les libérer".
"Selon les témoignages des bénévoles, 32 d'entre eux ont été relâchés ensemble début juillet", confirme Natalia Okhotnikova. Roman et Oleksandr quittent Olenivka le 4 juillet, libres pour la première fois depuis plus de trois mois. "C'était inespéré, lâche Roman. J'avais le sentiment de naître une deuxième fois."
*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé, pour assurer la sécurité de ses proches.
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