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Guerre en Ukraine : entre efficacité et opacité, comment le Parlement de Kiev continue à travailler malgré le conflit

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Le Parlement ukrainien n'a pas cessé de travailler, malgré la guerre avec la Russie déclenchée le 24 février 2022. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
La Rada ne chôme pas depuis le début de l'invasion russe. En dépit de la loi martiale, les parlementaires doivent adopter de nombreux textes, au prix d'une nouvelle organisation.

"J'ai été réveillé à 5 heures par ces mots : 'l'invasion a commencé'. Probablement l'une des pires phrases du monde." Oleksiy Hontcharenko, député ukrainien d'opposition, se souviendra "toute sa vie" du 24 février 2022, jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. La veille au soir, le Parlement ukrainien avait débattu de la possible instauration de la loi martiale dans l'est du pays, déjà disputé par Moscou. Les débats avaient été tendus et le député était loin d'imaginer que quelques heures plus tard, toute la vie politique du pays allait basculer.

Il y a d'abord eu "la peur et le besoin de vérifier que les proches allaient bien", se souvient la députée Kira Rudyk, la cheffe du parti d'opposition pro-européen Holos ("Voix"). Passé la stupeur, il a fallu agir. Les élus du Parlement ukrainien, la Rada, sont les seuls à pouvoir déclarer la loi martiale et la mobilisation des Ukrainiens. Pas question de procéder au vote en ligne, malgré les bombes qui tombent sur la capitale ukrainienne : la Constitution du pays n'autorise un vote sur ces sujets qu'en présentiel.

Des tunnels pour accéder à l'hémicycle

Très vite, dans la matinée, les téléphones portables des députés se mettent à chauffer. "Il y avait constamment des explosions et nous ne savions pas combien de personnes seraient capables de se rendre au Parlement", raconte Kira Rudyk. Les risques sécuritaires sont immenses. Le monumental bâtiment soviétique qui abrite la Rada se trouve en plein centre de la ville et constitue une cible de choix pour l'armée russe. "Après avoir refusé, notre service de sécurité nous a finalement autorisés à nous rendre dans l'hémicycle, en secret, en passant par des tunnels", relate la députée, qui se souvient "des couloirs vides du Parlement, plongés dans le noir", ajoutant au "dramatique" de la situation.

Près de "273 sur 423 élus" sont présents, selon Oleksiy Hontcharenko. Suivent alors "dix minutes où nous appuyons désespérément sur nos boutons, pour voter les dispositions nécessaires, mais aussi faire appel au soutien du monde entier", raconte Kira Rudyk.

"Des députés étaient même armés pour défendre le cœur de la démocratie de l'envahisseur. Nous n'oublierons jamais ce moment."

Oleksiy Hontcharenko, député ukrainien d'opposition

à franceinfo

"C'était très symbolique et cela nous a permis de montrer que la démocratie et le Parlement continuaient de fonctionner, malgré l'invasion", explique Yevheniia Kravchuk, députée de Serviteur du peuple, le parti majoritaire du président Volodymyr Zelensky. Aucune bombe ne tombe sur le bâtiment et les députés peuvent le quitter, sains et saufs.

Des sessions parlementaires diffusées en différé

Depuis cette journée du 24 février, le travail parlementaire n'a pas cessé. Il a même eu tendance à s'accélérer. "Malgré la loi martiale, le président ne peut pas mettre en place de nombreuses mesures sans l'accord du Parlement", détaille Oleksandr Marusiak, expert au Centre de politique et de réforme juridique de Kiev. "Les députés ont notamment voté la prolongation de la loi martiale, les questions de mobilisation ou la nomination d'officiels de l'armée et de membres du gouvernement."

Volodymyr Zelensky s'adresse au Parlement à Kiev (Ukraine), le 28 juillet 2022, anniversaire de l'indépendance du pays. (UKRAINIAN PRESIDENTIAL PRESS OFF / MAXPPP)

Une grande partie du travail des élus ukrainiens concerne désormais l'adoption de réformes dans le cadre de la candidature de leur pays à l'Union européenne (UE). Très vite, après le début de la guerre, le pays et ses parlementaires se sont attachés à montrer qu'il avait fermement mis le cap à l'ouest. En juin dernier, la Commission européenne a ainsi demandé à Kiev d'atteindre sept objectifs pour pouvoir ouvrir les négociations, sur des sujets allant de la corruption à des réformes économiques, en passant par la liberté de la presse. Un contrat rempli dès décembre, avait confié à Euractiv le président du Parlement ukrainien, Ruslan Stefanchuk. Cette rapidité "aurait été difficile à imaginer sur ce sujet avant la guerre", note Oleksiy Hontcharenko, tant la question de l'UE divisait les politiques ukrainiens.

"Nos héros sur le front ont fait le choix de l'UE en versant leur sang et nous devons remplir nos obligations."

Oleksiy Hontcharenko, député ukrainien d'opposition

à franceinfo

Cet intense travail parlementaire a nécessité un ajustement des pratiques des députés, notamment en matière de sécurité. Même si le front semble figé dans l'est du pays, des missiles tombent encore régulièrement sur Kiev. "Nous n'annonçons plus les dates des sessions publiquement, elles ne sont pas retransmises en direct sur internet, mais diffusées plus tard, et la presse n'est pas autorisée à y assister", détaille Yevheniia Kravchuk. Les députés sont invités à ne pas diffuser ces informations, "même si certains le font quand même" soupire l'élue.

Les parlementaires ont aussi réduit leur temps de présence physique dans l'hémicycle, avec des sessions de deux jours, programmées une à deux fois par mois. Plus de 40 sessions ont eu lieu depuis le début du conflit, selon le décompte de l'ONG Chesno (lien en ukrainien), qui milite pour la transparence en politique. L'écriture des textes, la discussion d'amendements et la recherche de positions communes en commission se déroulent "essentiellement en ligne", précise la députée de la majorité.

Arriver au "consensus" pour montrer un front uni

Au-delà des questions d'organisation, le conflit a aussi bouleversé les dynamiques politiques au sein du Parlement. "Avant la guerre, le parti de Volodymyr Zelensky avait parfois du mal à faire voter des lois, malgré sa majorité absolue", rappelle Sarah Whitmore, chercheuse à l'université Brookes d'Oxford et spécialiste du Parlement ukrainien. A présent, les députés, y compris d'opposition, votent presque systématiquement avec le gouvernement. "Les forces parlementaires, malgré des différences idéologiques, se sont consolidées pour s'opposer à l'agresseur", justifie Oleksiy Hontcharenko.

Les débats n'ont pas disparu pour autant, "mais nous prenons le temps de discuter en commission pour arriver à un consensus", précise Yevheniia Kravchuk, qui ajoute que "certaines négociations sont plus longues que d'autres". Oleksandr Marusiak cite en exemple l'adoption de lois réformant le système judiciaire, "qui a pris beaucoup de temps", preuve de discussions intenses en coulisses. On est loin du temps des bagarres à répétition dans l'hémicycle.

De nombreux Ukrainiens voient cette nouvelle ambiance d'un bon œil. Alors que "la confiance de la population dans la Rada était extrêmement basse avant la guerre, elle est largement remontée dans les enquêtes d'opinion", note Sarah Whitmore. "La plupart des Ukrainiens s'attendaient à ce que leurs députés s'enfuient en cas d'invasion par la Russie, mais ce n'est pas arrivé", ajoute la chercheuse.

"Dans un sens, l'absence de caméras a permis un apaisement de la politique ukrainienne, les députés ne jouent plus un rôle pour les médias et sont devenus moins populistes."

Sarah Whitmore, spécialiste du Parlement ukrainien

à franceinfo

La persistance du conflit et le nouveau fonctionnement préoccupent cependant certains observateurs. Plusieurs députés prorusses siègent encore à la Rada, malgré la dissolution de leurs partis en juin par le président Zelensky. "Les députés craignent la présence de ces élus dans les réunions, relate Sarah Whitmore. L'un d'entre eux est accusé de trahison et deux autres ont quitté leur poste, mais cela remet en cause le sérieux de l'institution."

"L'opacité crée un terreau fertile pour la corruption"

Au-delà des députés, l'absence de transparence inquiète la société civile. "La décision de ne pas diffuser les réunions est justifiée par la guerre, mais elle affecte la possibilité pour le public de bloquer des décisions qui peuvent concerner, par exemple, la reconstruction de l'Ukraine", résume Oleksandr Salizhenko, analyste parlementaire pour l'ONG Chesno. "Cette opacité crée un terreau fertile pour la corruption, même si l'Ukraine a fait des pas de géant sur cette question", ajoute Sarah Whitmore. Une inquiétude que ne partagent pas les députés ukrainiens interrogés par franceinfo. "Il est naturel que la démocratie souffre en temps de guerre, ça ne peut pas être autrement", répond Oleksiy Hontcharenko. Mais nous devons la préserver et la restaurer complètement après notre victoire."

Cette question de "l'après" n'occupe pas encore l'esprit de tous les parlementaires ukrainiens.

"Nous ne planifions des choses que pour les deux à trois prochaines semaines. Jusqu'à il y a peu, nous ne regardions pas au-delà de deux jours, alors penser plus loin…"

Kira Rudyk, députée ukrainienne d'opposition

à franceinfo

Des élections, présidentielle et législatives, étaient prévues l'année prochaine, le mandat du Parlement expirant en août 2024. Mais elles ne pourront pas être organisées tant que le pays est en guerre. Si le mandat des députés devait durer plus longtemps, cela présenterait "un risque de perte de légitimité", redoute Sarah Whitmore.

"Nous sommes liés pour une période plus longue que ce que nous avions imaginé, répond Kira Rudyk. Mais nous comprenons que nous aurons besoin d'un nouveau Parlement après la guerre, pour pousser de nouvelles idées et s'atteler à la reconstruction." Pas question pour Yevheniia Kravchuk de mettre la charrue avant les bœufs. La députée estime que "l'Ukraine doit d'abord gagner et libérer son territoire" car elle "n'imagine pas des élections sans Marioupol". Et même si la guerre s'arrêtait demain, il ne serait pas possible d'organiser immédiatement des élections : "Un tiers du pays est couvert de mines et de nombreux bâtiments abritant des bureaux de vote, comme des lycées, ont été détruits", rappelle-t-elle.

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