Guerre en Ukraine : entre efficacité et opacité, comment le Parlement de Kiev continue à travailler malgré le conflit
"J'ai été réveillé à 5 heures par ces mots : 'l'invasion a commencé'. Probablement l'une des pires phrases du monde." Oleksiy Hontcharenko, député ukrainien d'opposition, se souviendra "toute sa vie" du 24 février 2022, jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. La veille au soir, le Parlement ukrainien avait débattu de la possible instauration de la loi martiale dans l'est du pays, déjà disputé par Moscou. Les débats avaient été tendus et le député était loin d'imaginer que quelques heures plus tard, toute la vie politique du pays allait basculer.
Il y a d'abord eu "la peur et le besoin de vérifier que les proches allaient bien", se souvient la députée Kira Rudyk, la cheffe du parti d'opposition pro-européen Holos ("Voix"). Passé la stupeur, il a fallu agir. Les élus du Parlement ukrainien, la Rada, sont les seuls à pouvoir déclarer la loi martiale et la mobilisation des Ukrainiens. Pas question de procéder au vote en ligne, malgré les bombes qui tombent sur la capitale ukrainienne : la Constitution du pays n'autorise un vote sur ces sujets qu'en présentiel.
Des tunnels pour accéder à l'hémicycle
TrÚs vite, dans la matinée, les téléphones portables des députés se mettent à chauffer. "Il y avait constamment des explosions et nous ne savions pas combien de personnes seraient capables de se rendre au Parlement", raconte Kira Rudyk. Les risques sécuritaires sont immenses. Le monumental bùtiment soviétique qui abrite la Rada se trouve en plein centre de la ville et constitue une cible de choix pour l'armée russe. "AprÚs avoir refusé, notre service de sécurité nous a finalement autorisés à nous rendre dans l'hémicycle, en secret, en passant par des tunnels", relate la députée, qui se souvient "des couloirs vides du Parlement, plongés dans le noir", ajoutant au "dramatique" de la situation.
PrĂšs de "273 sur 423 Ă©lus" sont prĂ©sents, selon Oleksiy Hontcharenko. Suivent alors "dix minutes oĂč nous appuyons dĂ©sespĂ©rĂ©ment sur nos boutons, pour voter les dispositions nĂ©cessaires, mais aussi faire appel au soutien du monde entier", raconte Kira Rudyk.
"Des dĂ©putĂ©s Ă©taient mĂȘme armĂ©s pour dĂ©fendre le cĆur de la dĂ©mocratie de l'envahisseur. Nous n'oublierons jamais ce moment."
Oleksiy Hontcharenko, député ukrainien d'oppositionà franceinfo
"C'était trÚs symbolique et cela nous a permis de montrer que la démocratie et le Parlement continuaient de fonctionner, malgré l'invasion", explique Yevheniia Kravchuk, députée de Serviteur du peuple, le parti majoritaire du président Volodymyr Zelensky. Aucune bombe ne tombe sur le bùtiment et les députés peuvent le quitter, sains et saufs.
Des sessions parlementaires diffusées en différé
Depuis cette journĂ©e du 24 fĂ©vrier, le travail parlementaire n'a pas cessĂ©. Il a mĂȘme eu tendance Ă s'accĂ©lĂ©rer. "MalgrĂ© la loi martiale, le prĂ©sident ne peut pas mettre en place de nombreuses mesures sans l'accord du Parlement", dĂ©taille Oleksandr Marusiak, expert au Centre de politique et de rĂ©forme juridique de Kiev. "Les dĂ©putĂ©s ont notamment votĂ© la prolongation de la loi martiale, les questions de mobilisation ou la nomination d'officiels de l'armĂ©e et de membres du gouvernement."
Une grande partie du travail des élus ukrainiens concerne désormais l'adoption de réformes dans le cadre de la candidature de leur pays à l'Union européenne (UE). TrÚs vite, aprÚs le début de la guerre, le pays et ses parlementaires se sont attachés à montrer qu'il avait fermement mis le cap à l'ouest. En juin dernier, la Commission européenne a ainsi demandé à Kiev d'atteindre sept objectifs pour pouvoir ouvrir les négociations, sur des sujets allant de la corruption à des réformes économiques, en passant par la liberté de la presse. Un contrat rempli dÚs décembre, avait confié à Euractiv le président du Parlement ukrainien, Ruslan Stefanchuk. Cette rapidité "aurait été difficile à imaginer sur ce sujet avant la guerre", note Oleksiy Hontcharenko, tant la question de l'UE divisait les politiques ukrainiens.
"Nos héros sur le front ont fait le choix de l'UE en versant leur sang et nous devons remplir nos obligations."
Oleksiy Hontcharenko, député ukrainien d'oppositionà franceinfo
Cet intense travail parlementaire a nĂ©cessitĂ© un ajustement des pratiques des dĂ©putĂ©s, notamment en matiĂšre de sĂ©curitĂ©. MĂȘme si le front semble figĂ© dans l'est du pays, des missiles tombent encore rĂ©guliĂšrement sur Kiev. "Nous n'annonçons plus les dates des sessions publiquement, elles ne sont pas retransmises en direct sur internet, mais diffusĂ©es plus tard, et la presse n'est pas autorisĂ©e Ă y assister", dĂ©taille Yevheniia Kravchuk. Les dĂ©putĂ©s sont invitĂ©s Ă ne pas diffuser ces informations, "mĂȘme si certains le font quand mĂȘme" soupire l'Ă©lue.
Les parlementaires ont aussi réduit leur temps de présence physique dans l'hémicycle, avec des sessions de deux jours, programmées une à deux fois par mois. Plus de 40 sessions ont eu lieu depuis le début du conflit, selon le décompte de l'ONG Chesno (lien en ukrainien), qui milite pour la transparence en politique. L'écriture des textes, la discussion d'amendements et la recherche de positions communes en commission se déroulent "essentiellement en ligne", précise la députée de la majorité.
Arriver au "consensus" pour montrer un front uni
Au-delà des questions d'organisation, le conflit a aussi bouleversé les dynamiques politiques au sein du Parlement. "Avant la guerre, le parti de Volodymyr Zelensky avait parfois du mal à faire voter des lois, malgré sa majorité absolue", rappelle Sarah Whitmore, chercheuse à l'université Brookes d'Oxford et spécialiste du Parlement ukrainien. A présent, les députés, y compris d'opposition, votent presque systématiquement avec le gouvernement. "Les forces parlementaires, malgré des différences idéologiques, se sont consolidées pour s'opposer à l'agresseur", justifie Oleksiy Hontcharenko.
Les débats n'ont pas disparu pour autant, "mais nous prenons le temps de discuter en commission pour arriver à un consensus", précise Yevheniia Kravchuk, qui ajoute que "certaines négociations sont plus longues que d'autres". Oleksandr Marusiak cite en exemple l'adoption de lois réformant le systÚme judiciaire, "qui a pris beaucoup de temps", preuve de discussions intenses en coulisses. On est loin du temps des bagarres à répétition dans l'hémicycle.
De nombreux Ukrainiens voient cette nouvelle ambiance d'un bon Ćil. Alors que "la confiance de la population dans la Rada Ă©tait extrĂȘmement basse avant la guerre, elle est largement remontĂ©e dans les enquĂȘtes d'opinion", note Sarah Whitmore. "La plupart des Ukrainiens s'attendaient Ă ce que leurs dĂ©putĂ©s s'enfuient en cas d'invasion par la Russie, mais ce n'est pas arrivĂ©", ajoute la chercheuse.
"Dans un sens, l'absence de caméras a permis un apaisement de la politique ukrainienne, les députés ne jouent plus un rÎle pour les médias et sont devenus moins populistes."
Sarah Whitmore, spécialiste du Parlement ukrainienà franceinfo
La persistance du conflit et le nouveau fonctionnement préoccupent cependant certains observateurs. Plusieurs députés prorusses siÚgent encore à la Rada, malgré la dissolution de leurs partis en juin par le président Zelensky. "Les députés craignent la présence de ces élus dans les réunions, relate Sarah Whitmore. L'un d'entre eux est accusé de trahison et deux autres ont quitté leur poste, mais cela remet en cause le sérieux de l'institution."
"L'opacité crée un terreau fertile pour la corruption"
Au-delĂ des dĂ©putĂ©s, l'absence de transparence inquiĂšte la sociĂ©tĂ© civile. "La dĂ©cision de ne pas diffuser les rĂ©unions est justifiĂ©e par la guerre, mais elle affecte la possibilitĂ© pour le public de bloquer des dĂ©cisions qui peuvent concerner, par exemple, la reconstruction de l'Ukraine", rĂ©sume Oleksandr Salizhenko, analyste parlementaire pour l'ONG Chesno. "Cette opacitĂ© crĂ©e un terreau fertile pour la corruption, mĂȘme si l'Ukraine a fait des pas de gĂ©ant sur cette question", ajoute Sarah Whitmore. Une inquiĂ©tude que ne partagent pas les dĂ©putĂ©s ukrainiens interrogĂ©s par franceinfo. "Il est naturel que la dĂ©mocratie souffre en temps de guerre, ça ne peut pas ĂȘtre autrement", rĂ©pond Oleksiy Hontcharenko. Mais nous devons la prĂ©server et la restaurer complĂštement aprĂšs notre victoire."
Cette question de "l'aprĂšs" n'occupe pas encore l'esprit de tous les parlementaires ukrainiens.
"Nous ne planifions des choses que pour les deux Ă trois prochaines semaines. Jusqu'Ă il y a peu, nous ne regardions pas au-delĂ de deux jours, alors penser plus loinâŠ"
Kira Rudyk, députée ukrainienne d'oppositionà franceinfo
Des Ă©lections, prĂ©sidentielle et lĂ©gislatives, Ă©taient prĂ©vues l'annĂ©e prochaine, le mandat du Parlement expirant en aoĂ»t 2024. Mais elles ne pourront pas ĂȘtre organisĂ©es tant que le pays est en guerre. Si le mandat des dĂ©putĂ©s devait durer plus longtemps, cela prĂ©senterait "un risque de perte de lĂ©gitimitĂ©", redoute Sarah Whitmore.
"Nous sommes liĂ©s pour une pĂ©riode plus longue que ce que nous avions imaginĂ©, rĂ©pond Kira Rudyk. Mais nous comprenons que nous aurons besoin d'un nouveau Parlement aprĂšs la guerre, pour pousser de nouvelles idĂ©es et s'atteler Ă la reconstruction." Pas question pour Yevheniia Kravchuk de mettre la charrue avant les bĆufs. La dĂ©putĂ©e estime que "l'Ukraine doit d'abord gagner et libĂ©rer son territoire" car elle "n'imagine pas des Ă©lections sans Marioupol". Et mĂȘme si la guerre s'arrĂȘtait demain, il ne serait pas possible d'organiser immĂ©diatement des Ă©lections : "Un tiers du pays est couvert de mines et de nombreux bĂątiments abritant des bureaux de vote, comme des lycĂ©es, ont Ă©tĂ© dĂ©truits", rappelle-t-elle.
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