Guerre en Ukraine : comment le tabou de l'utilisation d'armes occidentales contre des cibles sur le sol russe est en train de tomber chez les alliés de Kiev
"Cette escalade permanente peut avoir de graves conséquences." Vladimir Poutine a donné le ton, mardi 28 mai, alors qu'un débat agite les alliés de l'Ukraine sur l'usage d'armes occidentales livrées à Kiev contre le territoire russe. "En Europe, en particulier dans les petits pays, ils doivent réfléchir à ce avec quoi ils jouent. Ils doivent se souvenir qu'ils sont bien souvent des Etats ayant un petit territoire et une population très dense", a prévenu le président russe, agitant à demi-mot la menace nucléaire.
Ces propos, tenus lors d'une conférence de presse depuis Tachkent, en Ouzbékistan, répondaient à ceux d'Emmanuel Macron. Lors d'un déplacement en Allemagne, le président français a franchi un pas, mardi, en préconisant de "neutraliser" les bases militaires en Russie, d'où sont tirés des missiles sur l'Ukraine. "Si on leur dit 'Vous n'avez pas le droit d'atteindre le point d'où sont tirés les missiles', en fait on leur dit 'on vous livre des armes, mais vous ne pouvez pas vous défendre'", a ajouté le chef de l'Etat français. Parmi les armes françaises livrées à l'Ukraine figurent notamment des missiles sol-air Mistral et Scalp.
Un changement de stratégie côté russe
Tout en se gardant de chercher l'"escalade", Emmanuel Macron a justifié ce positionnement par l'évolution de la situation sur le front de la guerre. "Ce qui a changé, c'est que la Russie a un peu adapté ses pratiques" et attaque l'Ukraine depuis des bases qui sont en Russie. Depuis le 10 mai, Moscou mène un assaut d'ampleur dans la région de Kharkiv, en pilonnant les villes depuis son propre sol. Comme l'analyse le New York Times, les forces russes ont placé des armes de l'autre côté de la frontière, au nord-est de l'Ukraine, et les ont dirigées vers Kharkiv en sachant que Kiev ne pourrait riposter qu'avec des drones et des missiles de fabrication ukrainienne. "L'armée de l'air russe peut frapper environ 42 400 kilomètres carrés de territoire contrôlé par l'Ukraine dans les oblasts de Tchernihiv, Sumy et Kharkiv sans jamais quitter l'espace aérien russe", analyse l'Institut pour l'étude de la guerre (ISW).
Dans ce contexte, le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, a estimé lundi que les restrictions actuelles sur l'usage par l'Ukraine des armes occidentales – limité à son territoire, Crimée et Donbass compris – "li[aient] les mains dans le dos des Ukrainiens".
Le Royaume-Uni est l'un des premiers pays européens à avoir brisé ce tabou début mai. Lors d'une visite à Kiev, le ministre des Affaires étrangères britannique, David Cameron, a déclaré que les missiles à longue portée britanniques Storm Shadow pouvaient être utilisés par l'Ukraine pour frapper le territoire russe. "C'est une décision qui appartient à l'Ukraine et l'Ukraine a ce droit", a-t-il souligné, actant un revirement de son pays sur ce sujet.
L'Estonie et les Pays-Bas pour, l'Italie contre
L'Ukraine réclame depuis plusieurs mois de pouvoir utiliser les armes livrées par les Occidentaux pour viser des cibles militaires sur le sol russe. "Ils peuvent nous frapper depuis leur territoire, c'est le plus grand avantage dont la Russie dispose, et nous ne pouvons rien faire à leurs systèmes (d'armements) situés sur le territoire russe avec les armes occidentales. Nous n'en avons pas le droit", a regretté Volodymyr Zelensky dans un entretien à l'AFP le 18 mai.
Le sujet divise encore les alliés occidentaux de l'Ukraine. A l'instar du Royaume-Uni, l'Estonie et les Pays-Bas se sont montrés favorables à cette option. "Je ne l'ai jamais exclu (...) et j'espère que d'autres pays qui ont une position différente en changeront", a déclaré la ministre de la Défense néerlandaise, Kajsa Ollongren. Mais l'Italie se montre toujours hostile à ce qu'elle présente comme un risque d'élargissement du conflit. La cheffe du gouvernement, Giorgia Meloni, a réitéré dimanche son opposition à ce scénario. "Je pense qu'il faut être très prudent", a-t-elle notamment déclaré sur la Rai 3.
L'Allemagne, qui se range d'ordinaire au côté de l'Italie sur cette ligne, s'est montrée plus nuancée. Alors que Berlin refuse de livrer des missiles de longue portée à l'Ukraine, le chancelier Olaf Scholz a ouvert la porte à ce que les chars allemands ciblent le territoire russe. "L'Ukraine a toutes les possibilités de le faire, en vertu du droit international. Il faut le dire clairement, elle est attaquée et peut se défendre", a-t-il relevé lors de la conférence de de presse commune avec Emmanuel Macron.
Les Etats-Unis en proie à un vif débat
Le chef de la diplomatie européenne a exhorté les Vingt-Sept à trouver un équilibre "entre le risque d'escalade et le besoin des Ukrainiens de se défendre". Josep Borrell a jugé mardi, lors d'une réunion des ministres de la Défense de l'UE à Bruxelles, que Kiev devait pouvoir frapper le sol russe avec des armes occidentales. "Selon les lois de la guerre, c'est parfaitement possible", a-t-il estimé.
Du côté des Etats-Unis, premier soutien militaire de Kiev, un porte-parole de la Maison Blanche a réitéré, mardi, une opposition de principe : "Notre position n'a pas changé à ce stade. Nous n'encourageons ni ne permettons l'utilisation d'armes fournies par les Etats-Unis pour frapper sur le sol russe." Mais comme le relate le New York Times, l'administration de Joe Biden est, elle aussi, en proie à un vif débat sur la question. Le secrétaire d'Etat américain a lui-même considéré, lors d'un déplacement à Kiev mi-mai, que cette décision revenait à l'Ukraine. Des élus américains, comme le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, ou le républicain Michael McCaul, s'y sont également montrés favorables.
Si les Etats-Unis donnaient leur feu vert à Kiev pour utiliser leurs armes sur le sol russe, et notamment leurs missiles longue portée ATACMS, les forces ukrainiennes pourraient viser des centaines de cibles militaires aujourd'hui inaccessibles, observe Le Figaro. Si cette ligne rouge est franchie, Vladimir Poutine a mis en garde les Occidentaux. Les frappes ne seraient alors pas considérées comme "préparées" par l'armée ukrainienne mais "par les représentants des pays de l'Otan", a martelé le président russe, reprochant aux Occidentaux de vouloir "un conflit mondial".
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