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Céréales volées, exploitations détruites et ports bloqués... Le grenier ukrainien n'est pas épargné par les forces russes

La guerre a profondément bouleversé l'activité agricole du pays, quatrième exportateur mondial de blé, et toute le chaîne de production et d'exportation est aujourd'hui affectée.

Article rédigé par franceinfo
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Une exploitation agricole aux environs de Kiev (Ukraine), le 27 avril 2022. (MIGUEL GUTIERREZ / EFE / SIPA)

"Une manière particulièrement répugnante de mener la guerre." Le ministre de l'Agriculture allemand a dénoncé, vendredi 13 mai, le vol et la confiscation par les forces russes de "biens et de céréales dans l'est de l'Ukraine". Alors que les silos regorgent de grains et que la prochaine récolte de blé est prévue dans deux mois, Kiev accuse depuis plusieurs semaines l'envahisseur de mettre la main sur des récoltes, pour ensuite tenter de les exporter à son compte. 

A ce stade, Kiev affirme que les forces russes ont "pillé environ 500 000 tonnes de céréales d'une valeur de 100 millions de dollars", précise un communiqué (en ukrainien). "Des dizaines de milliers de tonnes d'huile de tournesol ont été exportées illégalement". Josef Schmidhuber, haut responsable des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), livre pour sa part une estimation de 700 000 tonnes, tout en convenant qu'aucune donnée statistique n'existe à ce jour.

Kiev dénonce des vols de céréales

Le navire russe Matros Pozynich a jeté l'ancre près de la Crimée occupée le 27 avril, selon les informations publiées par la chaîne américaine CNN (en anglais), afin d'y récupérer des céréales acheminées depuis des zones de guerre plus au nord. L'équipage a désactivé le transpondeur, empêchant la géolocalisation du vraquier, qui a été aperçu par satellite le lendemain, au port de Sébastopol. Celui-ci a ensuite traversé le Bosphore pour se rendre au port égyptien d'Alexandrie, mais la cargaison a été refusée après une alerte émise par la diplomatie ukrainienne. Après un nouvel échec à Beyrouth (Liban), le Matros Pozynich a pris la direction du port syrien de Lattaquié.

Depuis la Syrie, "le grain peut être passé en contrebande vers d'autres pays du Moyen-Orient", estime le renseignement intérieur ukrainien, qui évoque au moins trois navires concernées par ce trafic. Et "des pays sont prêts à acheter ce grain couvert de sang ukrainien", poursuit Denys Marchouk, vice-président du Conseil agraire ukrainien.

Les secteurs de Zaporijia et de Kherson – ainsi que les régions sous contrôle russe – sont les plus concernés. Kiev accuse ainsi la Russie d'avoir chargé 1 500 tonnes de céréales dans des camions qui ont pris la direction de la Crimée. Des images montrent une colonne de poids lourds floqués d'un "Z", en direction du sud. Les forces russes ont également pillé un centre de stockage de grains de Novooleksiyivsky, dans la région de Kherson, et exporté du grain vers la Crimée, écrit Lioudmila Denisova (en ukrainien), chargée des droits de l'homme au Parlement. Les médias ukrainiens relaient plusieurs autres cas.

Des machines agricoles ont également été dérobées. Certaines ont même été géolocalisées en Tchétchénie grâce aux balises GPS, raconte un entrepreneur de Melitopol à CNN (en anglais). Ce dernier dit être parvenu à les verrouiller à distance. Tous ces faits de vols sont désormais enregistrés par le Conseil agraire ukrainien, afin de constituer une base et d'obtenir des indeminisations devant les tribunaux.

Des exploitations sont visées par des frappes

Mais la production de céréales pâtit également des frappes russes. Un complexe céréalier a été détruit début avril à Roubijne, dans la région de Louhansk, accuse le gouverneur local, Sergueï Gaïdaï. "Tous les produits agricoles qui y étaient stockés ont été détruits : 17 000 tonnes de blé et 8 500 tonnes de tournesol". Un élévateur à grains a également été touché par une roquette début mai à Sinelnikovo, dans la région de Dnipropetrovsk, selon le gouverneur local, Valentyn Reznichenko. Fin mars, au moins six installations de stockage de céréales avaient été endommagées dans l'est du pays, selon deux images du gouvernement américain consultées par Reuters*.

"Nous avons été frappés à plusieurs reprises par les Russes", explique également Volodymyr Reva, directeur d'une entreprise agricole de 3 500 hectares dans la région de Kharkhiv. Un sniper a abattu l'un des employés, selon son témoignage, et les bêtes ont dû être relâchées pour ne pas mettre davantage de personnes en danger. L'entreprise a d'abord distribué de la farine aux habitants, mais désormais, elle ne sait que faire des stocks de grain impossibles à vendre en raison des dégâts sur les infrastructures. Seuls dix employés sont restés, contre 100 avant la guerre, selon ce témoignage qui n'a pas pu être confirmé de manière indépendante.

Désormais, le déminage des exploitations constitue "un très gros problème, très urgent". Volodymyr Reva dénombrait cinq missiles sur son exploitation et les démineurs ne pouvaient toujours pas accéder au secteur au moment de son intervention. "Les régions qui ont été récemment libérées de l'occupation (Soumy, Kiev, Tchernihiv) ont beaucoup de munitions dans les champs", explique Denys Marchouk. "Les occupants ont délibérément détruit la propriété des entreprises agricoles. C'est pourquoi les semis y sont beaucoup plus lents, car les militaires et des experts doivent d'abord venir déminer les terrains."

Le blocage des ports complique l'exportation

L'armée russe a mis en place un blocus total des côtes ukrainiennes, ce qui prive les ports d'Odessa et de Mykolaïv, ainsi que le port fluvial de Kherson, de tout débouché. En conséquence, l'Ukraine tente d'acheminer sa production par la voie terrestre, via 13 passages frontaliers avec la Pologne, la Roumanie, la Hongrie et la Moldavie. De façon plus marginale, elle utilise également la voie fluviale en empruntant le Danube (ports d'Ust-Dunaysk, Izmaïl, Reni, Kiliya).

Le port d'Odessa, ici le 26 mars 2022, est à l'arrêt depuis le début de l'invasion russe en Ukraine. (FIORA GARENZI / HANS LUCAS)

Mais ces solutions alternatives ne sont pas suffisantes : quelque 24 000 wagons de blé et d'huile sont actuellement bloqués, expliquait sur franceinfo Adalbert Jahnz, porte-parole de la Commission européenne pour les Transports. L'écartement des voies n'est pas le même entre l'Ukraine et l'Europe, et les nécessaires opérations de transbordement sont longues et coûteuses. Au total, 25 millions de tonnes de denrées alimentaires patientent avant de quitter le pays avant juillet, en prévision de la prochaine récolte. "C'est un défi énorme", ajoute Adalbert Jahnz : un train long de 600 mètres transporte environ 1 900 tonnes de céréales.

>> Céréales bloquées en Ukraine : "Un défi gigantesque" pour "la sécurité alimentaire", alerte un porte-parole de la Commission européenne

Malgré une montée en régime, les wagons de céréales avaient déjà, fin avril, un délai d'attente de seize jours en moyenne, selon un professionnel du secteur cité par le cabinet APK-Inform (en ukrainien). "Le système de transport et les capacités de transbordement de l'Europe ne permettront pas de transporter 70 millions de tonnes de céréales ukrainiennes chaque année par voie terrestre", résume Valery Tkachev. La capacité maximale terrestre est plutôt évaluée autour de 1,1 million de tonnes de céréales par mois et 250 000 tonnes d'huile de tournesol, selon Roman Slaston, directeur général de l'Ukrainian Agribusiness Club. L'Ukraine est dans une impasse, concède son président, Volodymyr Zelensky.

"La Russie a bloqué toutes les routes commerciales, et nous ne pouvons pas exporter notre blé. Ils occupent nos ports, exportent nos marchandises."

Volodymyr Zelensky, président ukrainien

à Fox News

Le patron du Programme alimentaire mondial des Nations Unies, David Beasley, a donc appelé le président russe, Vladimir Poutine, à débloquer Odessa et d'autres ports en Ukraine. "Des millions de personnes dans le monde vont mourir parce que ces ports sont bloqués", a-t-il déclaré lors d'une conférence à New York, selon des propos rapportés par CNN*. Et selon Politico*, certains élus américains demandent également au président américain, Joe Biden, d'établir un couloir humanitaire en mer Noire, afin de contourner le blocus russe.

Les capacités de stockage ont été atteintes

Le temps presse avant la prochaine récolte. "Nous avons plus de 20 millions de tonnes de marchandise invendue, et seul un million de tonnes a été exporté en avril", explique Denys Marchouk, interrogée par la chaîne lituanienne LRT (en ukrainien). "Dans deux mois, nous commençons le cycle des récoltes d'hiver. Et nos entrepôts sont pleins."

Un entrepôt à blé dans le village ukrainien de Luky, situé à l'ouest du pays. (NARIMAN EL-MOFTY / AP / SIPA)

"Nous avons encore un mois et demi à deux mois pour augmenter les exportations tout en trouvant des opportunités pour stocker ces récoltes."

Denys Marchouk, vice-président du Conseil agraire ukrainien

à la chaîne lituanienne LRT

La capacité de stockage totale de l'Ukraine est de 75 millions de tonnes, selon le cabinet spécialisé APK-Inform* – 61 millions de tonnes en excluant les zones de conflit. La prochaine récolte risque donc d'être perturbée, faute de pouvoir stocker les grains. Si les exportations ne repartent pas de l'avant, environ 20% des surfaces semées ne pourront pas être récoltées cet été, selon une estimation de Jakob Kern, coordinateur d'urgence du Programme alimentaire mondial en Ukraine. Ce qui pourrait encore accroître les tensions sur les marchés, avec pour conséquence des hausses de prix sur de nombreux produits.

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