"Ça fait partie du plan de Moscou" : comment la Russie a dévasté l'économie ukrainienne
L'offensive russe a réduit à néant la production de plusieurs secteurs clés et plongé en six mois des millions d'Ukrainiens dans la pauvreté. La stabilisation du front a ralenti l'effondrement, mais la faiblesse de l'aide internationale fait craindre une rechute.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l'impact des sanctions économiques contre la Russie est régulièrement débattu. La menace qui pèse sur l'Ukraine, elle, est claire. "L'économie ukrainienne traverse la plus grande crise de son histoire", résume Maksym Samoiliuk, économiste au think tank ukrainien Centre for Economic Strategy (CES).
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Les chiffres donnent le vertige : le PIB ukrainien a baissé de 15,1% entre le premier trimestre 2021 et 2022, et pourrait fondre de 35 à 40% sur l'année 2022, a averti la ministre de l'Economie* le 19 août. "Au début de la guerre, l'économie ukrainienne était dix fois plus petite que celle de la Russie, et elle s'effondre maintenant trois fois plus vite", analyse Nataliia Shapoval, directrice de la Kyiv School of Economics (KSE).
Les effets directs et indirects de la guerre entraînent des millions d'Ukrainiens dans la pauvreté. "Le phénomène est énorme, mais il est difficile à mesurer, car la loi martiale interdit la collecte habituelle de statistiques", explique Nataliia Shapoval. Restent les sondages et les estimations, comme ceux du groupe Rating*, à qui 40% des Ukrainiens disaient en juilet avoir juste assez d'économies pour tenir un mois. La National Bank of Ukraine (NBU)* estimait le taux de chômage à 35% en juin, sans compter les personnes qui ne cherchent pas activement d'emploi.
Et il ne s'agit pas seulement d'un effet secondaire de l'offensive russe. "Cela fait partie du plan de Moscou", affirme Yuriy Gorodnichenko, professeur d'économie à l'université américaine de Berkeley, pour qui "la Russie essaye de détruire l'Ukraine militairement, mais aussi économiquement".
Des industries à l'arrêt
Bombardements et autres offensives ont causé des destructions massives. La KSE* estime ces dommages physiques directs (sur les logements, les infrastructures de transport, les industries, l'agriculture...) à près de 113 milliards de dollars au 22 août.
Mais Moscou a également mis à l'arrêt plusieurs secteurs économiques dont les exportations sont "vitales pour l'économie ukrainienne", selon Maksym Samoiliuk. Le plus emblématique est sans doute l'agriculture, qui représentait 41% de tous les produits exportés par Kiev en 2021, selon le ministère de l'Agriculture américain*. Kiev et la communauté internationale ont régulièrement accusé le Kremlin de bloquer, détruire ou piller les céréales ukrainiennes dans les champs et dans les réserves.
L'accord finalement passé en juillet entre l'Ukraine et la Russie (après une médiation turque et sous l'égide de l'ONU) sur les exportations maritimes a permis une légère reprise des ventes, mais la situation est encore très loin de la normale : entre le 1er juillet et le 15 août, Kiev a exporté 46% de céréales en moins que sur la même période en 2021, selon le ministère de l'Agriculture ukrainien cité par Reuters*. Et à moyen terme, le secteur entier est menacé.
"Si les agriculteurs ne peuvent pas vendre leur production, ils ne pourront pas rembourser leurs emprunts et maintenir leur exploitation."
Nataliia Shapoval, directrice de la Kyiv School of Economicsà franceinfo
L'autre grand secteur meurtri par le conflit, c'est la métallurgie. La perte de l'usine d'Azovstal après trois mois de siège en est le symbole. La production d'acier a chuté de plus de 40% entre le premier semestre 2021 et 2022, selon l'union professionnelle du secteur*. La plus grande usine du pays, à Kryvyï Rih (Sud), a coupé la quasi-totalité de sa production à cause de la menace des troupes russes et de la hausse des coûts de transport, d'après le Financial Times*. La levée du blocus sur les ports ukrainiens ne concerne pas l'acier et "la Russie n'est pas très intéressée par un accord similaire à celui sur les céréales", selon Maksym Samoiliuk, "car elle n'en retirerait pas autant d'avantages, en termes d'image ou de renégociation des sanctions".
La Russie menace aussi l'approvisionnement en énergie de l'Ukraine. "Toutes les raffineries du pays ont été détruites", affirme Yuriy Gorodnichenko, et 94% de la production quotidienne du groupe Naftogaz est à haut risque d'arrêt à cause des affrontements, selon des estimations de l'entreprise, citées par l'agence Interfax (en ukrainien). Kiev accuse également Moscou de vouloir s'emparer de la production de la centrale nucléaire de Zaporijjia. Les ménages bénéficient de prix gelés et ne peuvent être coupés du réseau en cas de non-paiement, mais le coût de telles mesures pourrait devenir prohibitif en cas de crise énergétique cet hiver.
"L'Ukraine devrait pouvoir accumuler assez de gaz pour l'hiver, mais nous nous attendons à ce que la Russie prenne pour cible des centrales électriques, des systèmes de chauffage ou d'autres infrastructures essentielles."
Maksym Samoiliuk, économiste au Centre for Economic Strategyà franceinfo
Enfin, Moscou prive Kiev de ressources qui pourraient financer sa reconstruction. Les territoires ukrainiens occupés par la Russie contiendraient plus de 12 000 milliards de dollars de matières premières, comme du charbon, des métaux ou encore du pétrole, selon un rapport d'analyse réalisé pour le Washington Post*.
La planche à billets pour compenser
Alors que l'économie et les recettes s'effondrent, le gouvernement doit dépenser sans compter pour financer la défense du pays. D'où un déficit budgétaire qui explose : il atteint 5 milliards de dollars par mois, selon Volodymyr Zelensky*, soit 2,5% du PIB national en 2021*.
L'écart est à moitié financé par l'aide internationale, mais l'Etat comble l'autre moitié en s'endettant, selon le décompte du CES*. Les investisseurs étant peu nombreux à vouloir prendre le risque d'investir dans un pays en guerre, c'est la planche à billets de la Banque centrale ukrainienne qui prête la plus grande partie de cet argent (31% du déficit est financé de cette manière).
Or, en injectant autant de liquidités dans l'économie, l'Etat prend le risque de faire décoller l'inflation. Elle a déjà dépassé 22% sur les 12 derniers mois et elle pourrait atteindre 31% sur l'année, selon la NBU*. "Utiliser la planche à billets a du sens au début de la guerre, pour lever rapidement les fonds nécessaires à l'achat d'équipements, au paiement des soldats, et pour financer le reste des dépenses", explique Yuriy Gorodnichenko. "Mais il ne faut pas en dépendre, car cela entraînerait de l'inflation qui détruirait l'économie". Pour Maksym Samoiliuk, "le gouvernement a conscience du danger et essaie de réduire la création monétaire".
"Le risque de banqueroute est pour l'instant faible, car la Banque centrale possède une quantité décente de réserves de change et les gère prudemment."
Maksym Samoiliuk, économiste au Centre for Economic Strategyà franceinfo.
Sous d'autres aspects, la situation s'améliore légèrement. Les queues dans les stations-service ont disparu, les entreprises se remettent à fonctionner progressivement (60% des entreprises interrogées par la chambre de commerce américaine* étaient pleinement opérationnelles en juin) et l'économie ukrainienne pourrait rebondir de 15,5% en 2023, selon les estimations données par la ministre de l'Economie à Reuters*. Mais ces améliorations "dépendent complètement des scénarios militaires", tempère Ioulia Svyrydenko.
Un plan de reconstruction chiffré à 750 milliards de dollars
En attendant une paix hypothétique, l'Ukraine compte sur l'aide financière occidentale pour maintenir ses finances à flot. Au 3 août, près de 32 milliards de dollars d'aide budgétaire ont été promis par 41 pays et organisations internationales, selon le Kiel Institute for the World Economy*. Auxquels s'ajoutent 4,5 milliards promis par les Etats-Unis le 8 août. Le pays est aussi en négociations avec le FMI pour obtenir un prêt de 15 à 20 milliards de dollars sur deux ou trois ans, a déclaré le gouverneur de la Banque centrale à Reuters*.
Mais "les aides militaires et financières sont toujours insuffisantes par rapport aux besoins vitaux de l'Ukraine", déplore Christoph Trebesch, qui dirige l'équipe du Kiel Institute chargée de suivre ces questions. "Les aides promises sont déboursées trop lentement", explique le chercheur, "et la majorité des aides promises par l'UE sont des prêts, alors qu'il faudrait des dons, fournis selon un calendrier clair". "Cela peut paraître cher, mais si l'Ukraine remporte cette guerre, de nombreux problèmes mondiaux actuels (la hausse des prix de l'énergie, de l'alimentation...) disparaîtront", assure Yuriy Gorodnichenko.
Reste un point essentiel : la reconstruction du pays. L'Ukraine aura besoin de 197 milliards de dollars pour reconstituer les seules infrastructures détruites jusqu'ici, selon la KSE*. Kiev voit encore plus grand et a présenté aux pays occidentaux un plan de 750 milliards de dollars pour reconstruire et moderniser son économie. "Ces programmes de reconstruction sont importants", concède Christoph Trebesch, "mais le pays doit d'abord pouvoir pallier ses besoins les plus urgents". A savoir sa propre survie.
* Tous ces liens renvoient vers des contenus en anglais
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