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Le blocus des Tatars de Crimée, avec le soutien de l'extrême droite ukrainienne

Les Tatars de Crimée refont parler d'eux en organisant un blocus alimentaire des produits en provenance d'Ukraine. Ces musulmans turcophones ont toujours refusé le rattachement de la péninsule à la Russie. Objectif de cette manifestation : faire pression sur le gouvernement de Kiev - au besoin avec la participation active de l'extrême droite ukrainienne.
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
A Kalantchak, en Crimée, les camions ne passent plus depuis le 20 septembre. Les Tatars de Crimée ont organisé le blocus alimentaire de la péninsule pour exiger son retour à l'Ukraine. (Sergii Kharchenko/NurPhoto/AFP)
Le 20 septembre 2015, les Tatars de Crimée ont lancé un blocus pour protester contre l'annexion du territoire il y a dix-huit mois et aussi les persécutions dont ils se disent victimes. Les camions transportant des denrées alimentaires en provenance d'Ukraine ne passent plus depuis deux semaines. L'organisation de ce blocus ne présentait guère de difficulté, puisque seulement trois routes relient la péninsule à l'Ukraine. Les trois postes-frontières ont été bloqués au moyen de blocs de béton, de pneus et de barrières cloutées.

Une hostilité historique ravivée par l'annexion
Historiquement opposée au pouvoir russe, cette minorité musulmane sunnite turcophone, accusée de «collaboration avec les nazis» pendant la Seconde guerre mondiale, a été massivement déportée par Staline en 1944. Les Tatars de Crimée sont restés interdits sur leur territoire jusqu'en 1989. Ensuite, la communauté s'est reconstituée jusqu'à compter environ 250.000 individus, 12% de la population de la péninsule.

Pour défendre ses intérêts, l'Assemblée des Tatars de Crimée, le Medjlis, a été créée en 1991. Elle envoie des députés à la Rada, le parlement ukrainien. Ses leaders, interdits sur le territoire de la Crimée, ont soutenu la révolution ukrainienne sur la place Maïdan, à l'hiver 2013-2014. En janvier 2014, des manifestations contre le gouvernement Ianoukovitch ont réuni 5.000 Tatars à Simferopol, la capitale criméenne.

En mars 2014, la communauté tatare, opposée au retour de la péninsule dans le giron de Moscou, a boycotté le référendum. L'annexion par la Russie est toujours, de son point de vue, inacceptable. En mai de la même année, Mustafa Djemilev, le chef du Mouvement national des Tatars de Crimée, considéré comme le leader spirituel de la communauté, expliquait que «le retour de la Crimée à l'Ukraine (était) une certitude».

L'actuel et l'ancien dirigeant du Medjlis des Tatars de Crimée, Rafat Tchoubarov et Mustafa Djemilev, en 2014. (REUTERS/Shamil Zhumatov, REUTERS/Stringer)


Après l’annexion, plusieurs rapports ont dénoncé des violations des droits de l'Homme en Crimée : persquisitions forcées, enlèvements et disparitions de civils, décès suspects. Entre 10.000 et 20.000 Tatars de Crimée ont fui la péninsule. Vladimir Poutine a néammoins consenti un geste dans leur direction en les réhabilitant par décret, le 21 avril 2014.

Un «Blocus civil» à l'appel des leaders tatars
C'est à l'appel de leaders tatars dont le président du Medjlis, Refat Tchoubarov, qu'a été prise, début septembre, la décision d'organiser un «Blocus civil». Refat Tchoubarov dénonce «des crimes contre l’humanité commis tous les jours en Crimée et d’autre part, le monde des affaires ukrainien qui encourage la livraison de produits alimentaires en Crimée (475 millions de dollars pour 2015). Nous considérons que ceci est choquant, car l’État ukrainien nourrit les occupants et supporte les autorités du Kremlin qui s’oppose à l’Ukraine.»

Parmi les revendications, la levée des «obstacles illégaux aux activités des médias d’Ukraine et des Tatars de Crimée» (Moscou a «fermé» la télévision tatare, ATR, en avril 2015), l'arrêt des «persécutions arbitraires des Tatars de Crimée», ainsi que la «libération des prisonniers politiques ukrainiens Nadia Savtchenko, Alexandre Koltchenko et Oleg Sentsov», détenus en Russie.

Pour le directeur de l’Institut ukrainien des stratégies globales, Vadim Kariassov, cité par Russia beyond the Headlines, il s'agit surtout de refaire parler de la Crimée, un sujet qui avait tendance à disparaître des préoccupations internationales, mais aussi de pousser Kiev à l'action.

Un «blocus poli» qui fait grimper les prix des denrées alimentaires
La procureure générale russe de Crimée, Natalia Poklonskaïa, a aussitôt (le 21 septembre, dès le lendemain du début de la manifestation) «recommandé instamment» aux médias locaux d'éviter le mot «Medjlis», une organisation «non enregistrée sur le territoire criméen et qui n’existe pas».

Le vice-Premier ministre pro-russe de Crimée, Rouslan Balbek, a quant à lui minimisé l'importance de ce blocus : selon lui, les produits alimentaires arrivant en Crimée viennent «presque entièrement» de Russie.

Oui, mais... les produits ukrainiens, exemptés de taxes à l'importation (Kiev a déclaré en septembre 2014 une «zone économique libre» en Crimée), sont plus concurrentiels. Après une dizaine de jours de blocus, les prix avaient augmenté, et les Criméens étaient arrivés au bout de leurs réserves, comme l'explique ce tweet :


Sur le réseau social, le hashtag «blocus» est souvent, comme ici, accompagné de l'adjectif «poli», allusion aux «gens polis» qui désignaient les «petits hommes verts» non identifiés de l'armée russe en Crimée avant son annexion.

Quoi qu'il en soit, les Tatars ne comptent pas s'arrêter là : ils menacent de couper l'approvisionnement en électricité de la péninsule, dont la majorité provient d'Ukraine.

Des soutiens gênants
Plusieurs organisations civiques, mais aussi des députés ukrainiens, ainsi que le président Petro Porochenko, soutiennent cette initiative. Les autorités ukrainiennes ont envoyé un bataillon spécial des forces de sécurité pour superviser ce «Blocus civil».

Les Tatars et leurs sympathisants sont nombreux à participer à la manifestation. Sur Twitter, certains enthousiastes proposent le hashtag #MaidanDeCrimée. Mais plus encore que sur la place de l'Indépendance de la capitale ukrainienne pendant les journées du soulèvement contre le président Ianoukovictch, la présence de forces d'extrême droite et de «gros bras» masqués et armés de battes de base-ball n'est pas passée inaperçue.

Au côté des volontaires du bataillon Azov du ministère de l'Intérieur ukrainien, les activistes de Pravy Sektor («Secteur droit») se sont déplacés jusqu'à la frontière russo-ukrainienne pour défendre les Tatars. Ils ont été rejoints par des volontaires pro-ukrainiens tels le bataillon Sitch. Cette unité combattante de 150 hommes liée au parti ultranationaliste Svoboda s'est trouvée tout récemment impliquée dans une affaire d'attentat contre la Rada.

Membres du parti d'extrême droite Pravy Sektor, manifestant contre les accords de Minsk, et volontaires du bataillon Azov à l'entraînement. Kiev, été 2015.
  (REUTERS/Valentyn Ogirenko, REUTERS/Gleb Garanich)

Les volontaires ukrainiens sur les nerfs, le processus de Minsk en question
Pour 44% des Ukrainiens, le processus de Minsk nuit à leur pays. L’une des obligations de Kiev dans le cadre de ces accords conclus en février 2015 est d'octroyer un «statut spécial» au Donbass, contrôlé par les séparatistes pro-russes – une concession à Moscou que les opposants jugent trop importante. En première ligne contre ces accords, les bataillons de volontaires d’extrême droite déjà vus sur Maïdan au côté de l'opposition démocratique pro-européenne. 

L’ensemble de ces bataillons représente environ 5.000 hommes, qui se sentent écartés par l'armée régulière après leur participation très active au conflit. «On est passé du statut de héros à celui de chair à canon, et maintenant de dangereux terroristes», explique l'un d'eux, cité dans un article du Temps. Iouri Loutsenko, ancien ministre de l’Intérieur et chef de la fraction présidentielle au parlement, explique que «peu ont des idéologies nationalistes ou extrémistes comparables à celle de Sitch, mais s’est développée en leur sein une rancœur vis-à-vis de la conduite de la guerre. Certains de ces bataillons considèrent qu’ils ont un rôle politique à jouer. (...) Le problème est surtout celui des combattants qui reviennent du front. La plupart se réadaptent, mais d’autres rejoignent des groupes criminels, et d’autres encore ont un sentiment de trahison que des responsables politiques sont prêts à exploiter.»

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