: Reportage A Calais, les travailleurs de la frontière vivent déjà "un Brexit à la dure"
Incertitude, chute du tourisme, embouteillages… Le quotidien à la frontière franco-britannique ressemble beaucoup à un "no deal" avant l'heure. Routiers, commerçants et douaniers doivent composer avec ces nouvelles conditions.
Pare-chocs contre pare-chocs, des camions venus de toute l'Europe s'agglutinent sur les derniers kilomètres de l'autoroute A16. Au ralenti, ils progressent sur la route privilégiée pour rejoindre l'Angleterre, via le tunnel sous la Manche ou le port de Calais. Un chauffeur polonais, toutes vitres baissées, goûte à la fraîcheur matinale sur la bretelle conduisant au terminal portuaire. Il est rapidement tiré de sa rêverie par un concert de klaxons. Depuis la fin novembre, les bouchons de poids lourds sont fréquents aux abords de Calais. Une conséquence anticipée du Brexit, qui entre en vigueur le 1er janvier 2021.
"C'est simple, c'est le bazar, souffle un policier pendant sa ronde sur le port, on vit déjà un Brexit à la dure." Dans quelques jours, le Royaume-Uni quittera le marché unique européen et perdra les avantages douaniers de l'Union, à moins qu'un accord commercial ne soit trouvé avant. D'ici là, les négociations piétinent et l'hypothèse de plus en plus probable d'une sortie dure, un "no deal", pousse les entreprises britanniques à importer massivement pour éviter les pénuries ou de nouvelles taxes. Mécaniquement, le nombre de camions transitant par Calais a fortement augmenté, passant de 6 000 en temps normal à près de 9 000 les jours de grande affluence.
"On n'a aucune visibilité"
Des deux côtés de la Manche, l'incertitude liée au Brexit bouleverse déjà les paysages et les esprits. Sur l'autoroute française, les cônes de signalisation orange matérialisent les "zones de stockage" créées par la préfecture. Un dispositif d'urgence qui consiste à parquer les poids lourds sur une bande de six kilomètres, avant de les relâcher à une heure précise, pour fluidifier le trafic. Sur l'autre rive Royaume-Uni construit d'immenses parkings pour accueillir les trucks en attente sur l'autre rive.
"Il est possible que l'on assiste déjà à ce qui aura lieu en janvier ou février prochain", prévient David Sagnard, dirigeant de l'entreprise calaisienne Transports Carpentier et président de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR) du Pas-de-Calais.
De la fenêtre de son bureau, ce patron peut apercevoir les camions entrer et sortir du vaste parking de sa société. D'un autre œil, il surveille les négociations autour du Brexit, qui ne devraient pas se prolonger au-delà du 31 décembre, la date butoir fixée après de nombreux reports. "On n'a aucune visibilité, c'est pénible pour tout le monde, à commencer par nos chauffeurs", déplore-t-il, citant l'exemple d'un de ses camions immobilisé le matin-même.
"Il a quitté le dépôt à 4 heures du matin, puis il a pris le ferry de 8 heures et a commencé à rouler à 10h30, retrace le chef d'entreprise. Ce sont six heures d'amplitude de travail cramées que l'on n'arrive plus à rattraper." Ces ralentissements sont synonymes de pertes sèches pour le transporteur, qui réalise 30% de son chiffre d'affaires grâce aux échanges avec le Royaume-Uni.
"On change carrément de métier"
Dans la zone frontalière, l'horizon est délimité par les barbelés qui surmontent les imposantes barrières installées pour empêcher le passage des migrants. Le contrôle des camions y dure généralement une vingtaine de secondes, mais cette formalité pourrait s'allonger après le Brexit. Pour éviter toute congestion, les autorités françaises misent sur le numérique, avec la création d'un système de déclaration en ligne des marchandises et de suivi des plaques minéralogiques des camions.
"On est encore dans le flou artistique", estime pourtant Pascaline Boubet, secrétaire régionale du syndicat Unsa-Douanes, qui a longtemps travaillé sur le site du tunnel sous la Manche. "De nombreuses marchandises seront tout de même examinées par des agents, le contrôle visuel et humain ne doit pas disparaître", insiste-t-elle. En sortant définitivement de l'UE, le Royaume-Uni sera alors considéré comme un pays tiers. "C'est un contexte inédit pour les agents, avec toute une série de nouvelles règles, explique Pascaline Boubet. On change carrément de métier."
"On est formés au 'no deal', on fera le boulot quoi qu'il arrive, mais personne ne sait de quoi le 1er janvier sera fait."
Pascaline Boubet, douanière, secrétaire régionale Unsa-Douanesà franceinfo
En mars 2019, les douaniers de Calais et de Dunkerque, autre port relié à l'Angleterre, avaient mené une grève du zèle pour réclamer des recrutements avant la mise en œuvre du Brexit. L'action avait causé d'importants embouteillages, similaires à ceux de cette fin d'année, et un renfort de 700 agents avait été promis. A ce jour, "les effectifs sont pour l'instant inférieurs à ce chiffre, note Pascaline Boubet, car la crise du Covid-19 limite les flux de passagers. Mais il faudra bientôt renforcer les brigades." D'autant que les files de camions attirent de nombreux migrants, qui tentent "par tous les moyens" de s'introduire dans les remorques pour passer la frontière.
"Il faut avoir le moral pour travailler"
A cinq kilomètres de là, quelques bateaux de pêche sont amarrés dans le bassin de plaisance de Calais. Martin Josse, pêcheur, entrepose ses bulots. "Il est temps que ça se termine, grimace ce Calaisien inquiet. Le gros changement pour nous va être de nous limiter aux eaux françaises, ça va être très compliqué." En sortant de l'Union européenne, le Royaume-Uni retrouvera en effet l'exclusivité de ses zones de pêche, réputées très poissonneuses. En prévision d'un "no deal", le pays a déjà positionné des navires militaires pour défendre son espace maritime dès le 1er janvier.
"Il y a des pêcheurs anglais pro-Brexit, qui veulent récupérer leurs eaux à tout prix, explique Martin Josse, mais beaucoup d'autres sont dans l'incertitude, car ils vendent leur marchandise en France." Le patron de pêche "avance au jour le jour" et espère obtenir des précisions avant la fin de l'année. "On a déjà eu le Covid-19, l'effondrement des marchés, les restaurants fermés, il faut avoir le moral pour travailler aujourd'hui", sourit-il, planté dans la bruine.
Non loin du marché aux poissons, sur la place d'Armes, quelques clients patientent devant une friterie. Au comptoir, Eugénie s'affaire, entre fricadelles et rasades de vinaigre sur les frites. "On a une bonne clientèle britannique, surtout l'été, explique la jeune employée. Si ça devient plus difficile pour eux de venir, ce sera une perte pour Calais et les petits commerces." Yannis, le boulanger d'à côté, craint aussi pour l'économie locale. En plus de la vente en boutique, il livre plusieurs restaurants, hôtels, et anticipe une baisse d'activité en 2021.
Très prisées des Britanniques, les grandes surfaces dédiées aux vins et aux spiritueux sont déjà "en alerte rouge", selon Michel*, responsable de rayon dans l'un de ces établissements. "On tourne au ralenti depuis le début de la pandémie et on est même au point mort cet hiver." Sur les réseaux sociaux, ces grandes enseignes invitent les clients étrangers à venir en France pour "faire le plein" avant le Brexit. Mais les restrictions de déplacements liées à la crise sanitaire torpillent leur stratégie marketing.
Pour Jérôme Pont, directeur d'un autre magasin de vin et d'alcools à Calais, le Brexit aura peut-être moins d'effets qu'ailleurs. "Les Britanniques ne représentent que 20 ou 25% de notre clientèle, car nous nous sommes tournés vers le marché local et grand bien nous en a pris", explique-t-il. Dans son magasin, le taux de change entre la livre sterling et l'euro est placardé au-dessus des caisses. "Il y a eu la grande époque où leur monnaie valait bien plus que la nôtre. La crise de 2008 a considérablement réduit l'écart, c'est devenu moins intéressant pour eux." Jérôme Pont a vu les touristes britanniques se raréfier encore avec l'éclatement de la crise migratoire à Calais et les heurts entre migrants et forces de l'ordre sur l'autoroute.
"Les Anglais, cela fait longtemps qu'on les a perdus", estime le chef d'entreprise, pour qui le Brexit pourrait amener de nouvelles opportunités. Il espère approvisionner les espaces de vente en duty free, qui feront leur grand retour à la frontière, le 1er janvier. "Les négociations se font à Bruxelles, Londres, Paris, c'est loin de nous, déplore-t-il, mais quoi qu'il arrive, Calais restera à trente kilomètres de l'Angleterre, la vie continue." Pour conserver les liens avec ses voisins d'outre-Manche, il entend aussi créer une équipe de rugby réunissant des jeunes joueurs français et britanniques, avec entraînements et tournois communs. Sa manière à lui d'aller de l'avant.
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé
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