"L'esclavage, une réalité à portée de RER"
Trois femmes retenues pendant trente ans par un couple à Londres ont été libérées. L'esclavage moderne est plus répandu qu'on ne croit – en France aussi.
La traite des êtres humains n'appartient malheureusement pas au passé. Elle n'est pas non plus le drame d'une poignée de pays en proie à la misère. A Londres, le 15 octobre, Scotland Yard a recueilli trois femmes en fuite, "traumatisées". Aux policiers, elles assurent avoir été retenues contre leur gré pendant plus de trente ans dans une maison londonienne. Quelques jours auparavant, l'une d'elles avait pu alerter par téléphone une association mentionnée dans un reportage télévisée.
Si les enquêteurs ont concédé, jeudi 21 novembre, que c'était "du jamais-vu", l'esclavage domestique est loin d'avoir disparu en Europe. L'ONG australienne Walk Free estimait en octobre que 8 500 personnes vivaient dans les conditions de l’esclavage rien qu'en France. Francetv info revient sur cette maltraitance aux multiples facettes qui perdure, dans l'intimité des maisons de patrons-bourreaux.
Qui sont les personnes asservies en France ?
Pour percer les murs de ces prisons ordinaires, les associations ont besoin de signalements. "Une dose de hasard, de chance", comme dans l'affaire londonienne, note Sylvie O'Dy, présidente du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) et auteure de Esclaves en France (Albin Michel, 2001), contactée par francetv info. Policiers, services sociaux, médecins qui voient arriver aux urgences des personnes maltraitées, parents qui s'étonnent de voir une jeune femme mal nourrie, hagarde, conduire les enfants à l'école… Elle insiste : "L'esclavage n'est pas de l'ordre du fait divers exceptionnel, c'est une réalité à portée de RER !"
Une dame de 69 ans, de nationalité malaisienne, une Irlandaise de 57 ans et une Britannique de 30 ans : si l'on sait peu de choses des trois "femmes esclaves" de Londres, ce cas médiatisé met en lumière la réalité de l'esclavage domestique en Europe, souvent féminin et multiple. Il concerne "à 90% des femmes", observe Sylvie O'Dy. "La mendicité forcée touche davantage les enfants, tandis que les situations d'asservissement dans le BTP ou le monde agricole concernent essentiellement des hommes", explique-t-elle. Vulnérables, ces personnes viennent principalement d'Afrique (à 82%, selon le rapport d'activité de l'association en 2010), d'Asie (8%), puis d'Europe (5%).
Qui sont les exploiteurs ?
S'il n'y avait qu'une forme d'esclavage, qu'un type de victime et qu'un profil de bourreau, "le travail des associations serait plus simple", explique à francetv info Nagham Hriech, psychologue et directrice de l'ONG Esclavage tolérance zéro (ETZ). Mais l'exploitation des êtres humains "n'est ni l'apanage d'une culture, ni celui d'une classe sociale".
L'ONG traite plus de 160 signalements par an : "Nous avons été confrontés à des exploiteurs aisés, comme des diplomates, mais aussi à des fonctionnaires et à des personnes vivant de prestations sociales." L'enfer dans des maisons banales, pavillonnaires, comme celle où vit le couple de sexagénaires londoniens mis en cause par Scotland Yard.
Comment ces esclaves peuvent-ils le rester aussi longtemps ?
Si l'enfermement peut être physique, il est à coup sûr psychologique. "L'exploiteur, tout-puissant, délivre un discours hostile sur l'extérieur. Il entretient l'idée que la victime n'y a aucun droit et que personne ne tente de la retrouver", explique Nagham Hriech. Il est nécessaire, dit-elle, de "sortir de la vision de l'esclave enchaîné", qui fait passer pour consentant quiconque n'ose s'enfuir. "Nous avons rencontré des personnes, recrutées à l'étranger, qui ne savaient pas qu'elles étaient en France. Des gens qui ne parlent pas la langue, avec ou sans papiers, privés d'identité et d'existence administrative. Des gens humiliés, à qui l'on peut refuser le droit à une paire de chaussures, par exemple", poursuit la psychologue, qui confie suivre un cas dans lequel la personne ne se dit "pas prête à sortir".
"Lorsqu'il y a des enfants, la victime peut ressentir de la culpabilité à l'idée de les abandonner avec des parents maltraitants." D'autant plus que les exploiteurs soufflent le chaud et le froid, accordant à l'occasion "le droit de regarder la télévision ou de dîner une fois à table avec la famille". Des "cadeaux" payés très cher : "Dans le cas des jeunes filles au pair, une heure d'accès à internet peut se rembourser par 25 heures de garde."
Comment les prendre en charge ?
"La première difficulté que l'on rencontre est celle de l'hébergement, explique Sylvie O'Dy. Le CCEM loue un appartement à Paris pour accueillir les victimes, mais "c'est très insuffisant". Impossible, en tout cas, de les laisser livrées à elles-mêmes, alors qu'aucune structure ne peut leur garantir un accueil adapté. "Certaines femmes ne savent pas s'orienter dans la rue, elles sont incapables de prendre le métro, de se rendre d'un endroit à un autre", poursuit-elle. "Les victimes sont terrorisées, même plusieurs mois après être sorties."
Dans l'immédiat, les associations comme la sienne, à Paris, ou celle de Nagham Hriech, à Marseille, s'attèlent à les loger, mais aussi à les soigner. Puis viennent les procédures judiciaires, pénibles mais essentielles pour se reconstruire, notent les deux spécialistes. Le CCEM et ETZ peuvent suivre les victimes pendant quatre à six ans.
Quelle réponse judiciaire ?
"La France est à la traîne", regrette Nagham Hriech. Condamnée deux fois par la cour européenne des droits de l'homme, la France a fini par se mettre en conformité avec le droit européen. Le 5 août, la loi introduisant le crime d'esclavage et les délits de servitude et de travail forcé (PDF) a été publiée au Journal officiel. Elle punit de quinze ans de réclusion criminelle "le fait d’exercer sur une personne les attributs du droit de propriété ou de maintenir une personne dans un état de sujétion continuelle en la contraignant à une prestation de travail ou sexuelle, ou à la mendicité ou à toute prestation non rémunérée". Le second article, lui, interdit "de contraindre une personne à prêter ses services, en lui imposant des conditions de logement et en dirigeant sa vie de manière à lui faire perdre toute indépendance".
Mais dans les faits, "les peines ne sont pas à la hauteur", déplore Sylvie O'Dy. Face à la difficulté d'apporter des preuves, les exploiteurs se trouvent, au mieux, "condamnés pour travail dissimulé et écopent d'amendes ou de peines de prison avec sursis". Depuis 1999, le CCEM a vu seulement 180 procès aboutir, sur plusieurs centaines de cas traités.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.