"Il faut réfléchir sur l'avenir, définir une 'utopie de la mondialisation heureuse'", selon le sociologue Jean Viard
Un avenir que les grandes idéologies politiques, le libéralisme et la social-démocratie, "n'arrivent plus à penser", estime ce sociologue, directeur de recherches CNRS au CEVIPOF (centre de recherches politiques de Sciences Po), dans l'entretien qu'il nous a accordé.
Motif: "on a atteint l'horizon dont rêvaient les générations précédentes depuis 1848: la paix, la santé, l'éducation, la liberté, l'égalité homme-femme". "Avec la mondialisation, l'humanité s'est en quelque sorte réunifiée. (...) Il n'y a plus d'espace à conquérir", poursuit le sociologue.
Dans le même temps, "au-delà des nouvelles concurrences" d'un marché mondialisé "émergent deux nouvelles questions qui demandent régulation", explique Jean Viard: celle des "identités collectives", "manipulée" par l'extrême droite; "celle du rapport de l'homme avec la nature, que posent les écologistes".
L'interview de Jean Viard
Jean Viard, 62 ans, est sociologue, directeur de recherches CNRS au CEVIPOF (centre de recherches politiques de Sciences Po). Il est par ailleurs vice-président (apparenté PS) de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole. Il travaille depuis longtemps sur le phénomène du populisme. Il a notamment écrit "Fragments d'identité française" (2010, éd. de l'Aube) et dirigé la rédaction de l'ouvrage "Aux sources du populisme nationaliste" (1996, éd. de l'Aube"). Depuis plusieurs années, on constate la montée de mouvements populistes dans de nombreux pays européens. Comment analysez-vous ces évolutions ?
Une remarque d"abord : le phénomène n"est pas propre à l"Europe. Regardez le mouvement des Tea Parties aux Etats-Unis : il s"en approche. Alors comment l"expliquer ? A mes yeux, les grandes idéologies politiques à l"œuvre depuis la Révolution française, grosso modo le libéralisme et la social-démocratie, qui, dans le passé, définissaient l"avenir, n"arrivent plus à le faire. Les partis de droite et de gauche qui s"en réclament aujourd"hui, se fragmentent. On n"arrive plus à trouver d"horizon, il n"y a plus d"utopie politique.
Cela n"a rien de triste. En fait, on a atteint l"horizon dont rêvaient les générations précédentes depuis 1848 : la paix, la santé, l"éducation, la liberté, l"égalité homme-femme... L"actuel "modèle social européen", c"est le rêve de ceux qui nous ont précédés depuis 150 ans. Dans le même temps, avec la mondialisation, l"humanité s"est en quelque sorte réunifiée : en quelques secondes, de son fauteuil, on sait tout ce qui passe à un endroit quelconque de la planète. Il n"y a plus d"espace à conquérir. Il n"y a plus qu"un seul monde technique, une seule Terre. Or là où l"on pourrait voir un enrichissement de la vie, on assiste à une multitude de renfermements sur soi : peur de l"immigré, peur de l"autre, peur de ce qu"on aura plus, peur de l"Asie. On a même peur des révolutions arabes !
Il faut donc réfléchir sur l"avenir, définir ce que j"appelle une "utopie de la mondialisation heureuse". Et ce alors qu"au-delà des nouvelles concurrences de ce marché unique mondialisé, émergent deux nouvelles questions, qui demandent régulation. Il y a la question des identités collectives et des appartenances dans une humanité unifiée. Une problématique que manipulent les extrêmes droites en cherchant des solutions dans le passé, dans les mythes (nationalistes, ethniques et religieux) des origines. Face à cela, la gauche est muette, alors que la droite se rapproche des extrêmes droites.
Seconde question : celle du rapport de l"homme avec la nature, que posent les écologistes.
Reste maintenant à savoir si ces deux besoins nouveaux de régulation vont envahir tout le champ politique. Ou si les grandes idéologies libérale et sociale-démocrate vont pouvoir les intégrer, et se régénérer avec elles. Mais pour l"instant, force est de constater qu"elles n"y parviennent pas ! Aujourd"hui, nous sommes plus proches de 1930 et de ses conséquences tragiques que de 1968 et de ses conséquences heureuses.
Karl Marx expliquait qu" "il n"y a pas de classe sans conscience de classe". On pourrait le plagier en disant qu""il n"y a pas d"avenir sans conséquence de l"avenir". Nous en sommes là aujourd"hui.
Comment voyez-vous la situation en France ?
Elle est paradoxale ! La société française est l"une des plus dépressives de la planète, alors que dans le même temps, la France est la cinquième puissance économique du monde, avec seulement 62 millions d"habitants. Mais c"est aussi le pays où le taux d"angoisse est le plus fort. Pourtant, depuis 1945, la population a augmenté de 50 %, le PIB a été multiplié par cinq. La durée du travail a été diminuée presque par deux. Chaque jour, l"espérance de vie s"allonge de trois heures ! Quant à la démographie française, c"est l"une des plus importantes du monde industrialisé.
On peut donc dire que les Français sont, individuellement, heureux dans leur vie privée, mais malheureux dans la société : bonheur privé et malheur public s"affrontent. Dans ce contexte, la France a un problème de représentation de son avenir, que ni les sociaux-démocrates ni les libéraux n"arrivent à résoudre.
On assiste à une crise profonde des idéologies politiques fondatrices de notre modèle social et démocratique. Une crise particulièrement forte dans un pays qui "fonctionne" au politique : ce pays se définit comme la patrie des droits de l"homme, le berceau de la Révolution. L"élection du président de la République au suffrage direct est notre championnat de France le plus suivi ! A l"inverse de la Grande-Bretagne, où la royauté et la situation insulaires jouent un rôle central. De l"Italie, qui trouve son équilibre dans de multiples relais locaux et une mémoire séculaire. Ou de l"Allemagne, en phase de récupération après sa réunification.
Un temps, l"Europe, pensée dans l"Hexagone comme une grande France, a pu jouer le rôle d"une idéologie de substitution, d"un nouveau projet de conquête et de puissance collective. Mais l"Europe n"a pas su se renouveler après la chute du communisme et la disparition du risque commun que ce système pouvait représenter pour les pays démocratiques du Vieux continent.
Il faut donc élaborer un nouveau projet. Un projet qui aide à répondre à la question : "qu"adviendra-t-il de la France dans un univers mondialisé ?"
Quelles solutions voyez-vous ?
Tout dépend comment les grandes idéologies du passé vont arriver à penser ce monde de manière positive. Dans l"immédiat, il convient de bloquer les partis trublions. Face à l"extrême droite, il faut mener une stratégie de front républicain. De l"autre côté, il faut apprivoiser l"écologie pour qu"elle ne soit plus une peur du futur.
Et puis, il convient de réfléchir sur la mondialisation, de définir de grands horizons, alors qu"aujourd"hui, on cherche seulement à se protéger des coups de cette mondialisation. Tout en comprenant qu"on assiste à un nouveau rapport de forces entre des cultures millénaires (l"occidentale, la chinoise, l"africaine…). Des rapports de force qui peuvent se transformer en dynamique enrichissante si l"on en comprend le mouvement et la créativité. L"Europe, par exemple, doit comprendre qu"elle est méditerranéenne, historiquement et culturellement. Il faut réintégrer la Méditerranée à l"aventure européenne plutôt que de créer de nouveaux murs face au Sud !
Etes-vous optimiste ou pessimiste ?
Globalement, je trouve que le monde change à une vitesse extraordinaire. C"est souvent difficile à cerner. Mais c"est passionnant, et plutôt positif. Regardez en Europe : on a assisté à la chute du communisme qui a maintenu sous son joug la moitié du continent pendant des décennies. Il y a eu la fin des empires coloniaux. Regardez l"Amérique latine, le développement de la Chine et de l"Inde. Regardez les révolutions arabes. Ces dernières années, on a donc assisté à des bouleversements, la planète a évolué de façon phénoménale.
C"est vrai, il y a toujours des guerres, de la pauvreté, même s"il y en a plutôt moins. Les 25 dernières années ont été fantastiques, même si l"on peut avoir des difficultés à gérer ces évolutions. Je reste plutôt optimiste pour l"avenir. C"est pourquoi il nous faut une "utopie de la mondialisation heureuse". Tout en étant conscient que l"avènement d"une telle "mondialisation heureuse" n"est pas forcément acquis.
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