Reportage "Ils ont commencé à me frapper sans rien dire" : en Géorgie, les forces de l'ordre sont accusées de violences répétées sur des manifestants

Article rédigé par Fabien Magnenou - envoyé spécial à Tbilissi (Géorgie)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Une manifestante brandit les portraits de personnes victimes de violences lors des manifestations antigouvernementales, le 10 décembre 2024 devant le ministère de l'Intérieur, à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)
Les manifestations se poursuivent dans le pays pour réclamer de nouvelles élections législatives et dénoncer le virage autoritaire du parti au pouvoir. Les ONG et les médias indépendants recensent de nombreux cas de violences contre des manifestants et des opposants politiques.

Son visage a retrouvé une apparence normale, mais Lazare Maglakelidze souffre en permanence de migraines et ne peut pas rester debout trop longtemps. Comme beaucoup d'autres manifestants géorgiens, ce jeune homme de 20 ans dit avoir été victime d'un déchaînement de violence de la part des forces de l'ordre. "Il y a dix jours, après un rassemblement, j'étais en train de rentrer et tout était calme, raconte-t-il à franceinfo. Mais d'un coup, les forces de l'ordre ont rompu leur formation pour nous charger." Ses affaires sont saisies et il est emmené loin de la rue et des caméras, pour être frappé une première fois puis hissé dans un fourgon.

Dans ce "véhicule de torture", dit-il, "tous les agents qui passaient à proximité étaient libres de me frapper". Il lui est difficile d'évaluer précisément combien de temps a duré le calvaire. Peut-être une demi-heure. "C'était un système bien rôdé. Ils menaçaient de me violer, ils m'insultaient... Ils m'ont brisé le nez et je saignais abondamment, ça se mélangeait avec le gaz lacrymogène reçu dans la rue, poursuit-il. Je me suis évanoui à plusieurs reprises. A un moment, ils m'ont recouvert la tête avec mon propre imperméable, je ne savais même plus s'ils frappaient avec leurs poings ou leur genoux."

Lazare Maglakelidze lors de sa convalescence à Tbilissi (Géorgie), le 11 décembre 2024. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Il est finalement transporté dans une ambulance, en compagnie d'autres manifestants blessés, puis admis aux urgences. "Un officier m'a dit que je n'avais pas trop à me plaindre, parce qu'il y avait bien pire que moi. Autour de moi, en effet, parmi la dizaine de manifestants présents aux urgences, certains ne pouvaient même plus marcher." Les bandages de Lazare Maglakelidze ont été retirés deux jours avant notre entretien. Il estime avoir eu de la chance de ne pas finir défiguré. "Je perdais tellement de sang qu'ils ont peut-être craint d'aller plus loin."

L'UE condamne "des actes de répression"

Ces témoignages se sont multipliés ces derniers jours. "Le 3 décembre, je rentrais chez moi et j'ai vu des gens courir, j'ai compris qu'ils étaient poursuivis, raconte à son tour Data Kharaichvili, un traducteur littéraire. Des agents masqués des GDD [les forces spéciales] ont commencé à me frapper sans rien dire, ça a duré peut-être trente minutes." Une fois installé dans le fourgon, il est frappé à chaque fois que le véhicule s'arrête pour faire monter de nouveaux manifestants interpellés. "Ils nous demandaient sans cesse qui nous avait payés pour manifester."

Il est finalement transféré aux urgences, où il restera pendant 48 heures, avec le nez et un os du visage cassés, ainsi qu'une commotion cérébrale. "Au tribunal, où j'ai écopé d'un simple rappel, un agent a prétendu que je souffrais déjà de ces blessures avant mon interpellation."

"Il y a la douleur physique, bien sûr, mais le pire c'est la terreur morale. Je ne suis pas très optimiste pour le pays, nous sommes dans la merde."

Data Kharaichvili, traducteur littéraire

à franceinfo

La répétition de ces cas a alerté les capitales européennes. "L'UE envisagera des mesures supplémentaires lors du prochain Conseil des affaires étrangères, le 16 décembre", a annoncé Anitta Hipper, porte-parole de la Commission européenne, pointant des actes "de répression contre des manifestants, des représentants des médias et des dirigeants de l'opposition". Emmanuel Macron a lui contacté l'oligarque Bidzina Ivanichvili, qui dirige le pays en sous-main, pour dénoncer "les violences des forces de l'ordre contre les manifestants pacifiques et les journalistes".

Data Kharaichvili devant le Parlement géorgien, le 11 décembre 2024, huit jours après avoir été passé à tabac lors de son interpellation. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Les manifestants accrochent régulièrement des portraits de personnes défigurées dans l'espace public, profitant même, lundi soir, de l'installation en cours d'une structure de Noël. Lors de ces rassemblements quotidiens devant le Parlement, ils laissent aussi éclater leur colère contre les représentants du ministère de l'Intérieur. Lundi soir, ils ont notamment brûlé un mannequin à l'effigie de Zviad "Khareba" Kharazishvili, chef des opérations spéciales et particulièrement impopulaire.

Des portraits de manifestants tabassés sont accrochés à une structure de Noël en cours d'installation devant le Parlement, le 9 décembre 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Lors d'un rassemblement devant le ministère, mardi, l'opposant Nika Melia a dénoncé le rôle du ministre Vakhtang Gomelauri, ancien responsable de la sécurité personnelle de l'oligarque Bidzina Ivanichvili. "Les violences sont commises par des structures qui sont censées nous défendre", a résumé Nino Mchelidze, une jeune participante venue réclamer la libération de toutes les personnes arrêtées ces derniers jours. "Vous savez, la période soviétique a déjà été très difficile", ajoute Irina Neparidze, 60 ans, qui souhaite exprimer "sa solidarité aux prisonniers du système. Et il y a une limite, même pendant la guerre : on ne touche pas aux journalistes et aux médecins."

Juste à côté, Ani Kavtaradze est évidemment du même avis. Cette anesthésiste de métier tente d'apporter les premiers soins quand les manifestations tournent mal. Les personnes blessées, explique-t-elle, souffrent généralement "de multiples fractures faciales et de traumatismes crâniens, de coups aux côtes et aux jambes, d'atteintes aux tissus musculaires profonds et aux organes internes". A l'aide de sérum physiologique, elle soulage les symptômes d'insuffisance respiratoire causés par les gaz lacrymogènes.

Des militants géorgiens récupèrent les capsules de gaz lacrymogène afin de les faire analyser par des laboratoires. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Cette professionnelle de santé s'interroge d'ailleurs sur la nature exacte du produit. "Les médecins ont besoin de connaître son nom", insiste-t-elle, mais toutes les demandes d'information sont restées lettre morte à ce stade. "Au bout de quinze minutes, ça devient vraiment compliqué pour les yeux", témoigne Anna Kaulachvili, jeune femme de 22 ans rencontrée devant le Parlement. Ces derniers jours, cette manifestante s'est donné pour mission de neutraliser les capsules dans de grandes bouteilles d'eau. Elle collecte également des projectiles, dans un sac poubelle, en vue de les faire analyser en laboratoire.

Vers un regain de violences les prochains jours ?

L'ONG Transparency International a décompté plus de 460 arrestations (430 pour des infractions relevant du Code administratif et 31 relevant du Code pénal). Et selon elle, plus de 300 personnes ont subi des violences à divers degrés, avec 80 hospitalisations. Le ministère de l'Intérieur, quant à lui, précise que la plupart des interpellations sont liées à des faits de "désobéissance" ou de "vandalisme", mais aussi à des délits tels que l'"incitation à la violence". Plus d'une centaine de policiers ont été blessés, selon ses services.

Le service de sécurité d'Etat géorgien, de son côté, dénonce des violences commises par les manifestants eux-mêmes, sous fausse couverture, dans le cadre d'un plan orchestré "par des acteurs locaux, en coordination avec des services spéciaux de pays étrangers". Il anticipe également une flambée des violences et la mort de "deux à trois personnes", en marge de mobilisations accrues pour "empêcher le processus électoral" visant à désigner un nouveau président du pays le 14 décembre.

La dirigeante en exercice, Salomé Zourabichvili, a dénoncé auprès de franceinfo "des scénarios apocalyptiques" visant à effrayer la population pour la dissuader de manifester. Elle a également qualifié le climat actuel de "terreur", lors du même entretien accordé après une cérémonie honorant le courage de journalistes.

Mindia Gabadze, journaliste pour le média Publika, couvre une manifestation quelques jours après avoir été tabassé par des inconnus, le 9 décembre 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Il n'est pas certain que cette médaille soulage tout à fait Mindia Gabadze, qui souffre encore d'un traumatisme crânien. "Ils ont regardé mon badge de presse, je leur ai demandé ce qu'il y avait, et ils ont commencé à me frapper à la tête", raconte le journaliste, qui a repris le travail. La scène s'est déroulée en plein après-midi, dans le centre-ville de Tbilissi. La police a refusé d'intervenir malgré les demandes insistantes de témoins, attestent plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.

Zourab Datunachvili, médaille de bronze aux JO de Tokyo, membre du parti Akhali, accuse les forces de l'ordre de collaborer avec les titouchkis, ces groupes d'hommes masqués connus pour leurs agressions d'opposants et de manifestants. "Il y a huit jours, des inconnus sont venus nous provoquer, alors que nous marchions place de la Liberté", explique-t-il. Les policiers l'ont ensuite arrêté, en marge de ces échauffourées. "C'est difficile à prouver, mais je suis convaincu que la hiérarchie policière leur désigne des cibles." Sollicité par franceinfo pour répondre à ces accusations, le ministère de l'Intérieur n'a pas donné suite.

Une atmosphère tendue lors des rassemblements

Samedi soir, Koba Khabazi, membre du même parti, a été passé à tabac par des dizaines de ces titouchkis, dans le hall d'un immeuble de la rue Besiki. Franceinfo a pu visionner les images de vidéosurveillance, avec l'arrivée de plusieurs dizaines d'hommes violents venus en découdre. Et là encore, les policiers sont accusés d'inaction, alors qu'un véhicule était stationné dans le secteur.

L'ancien député géorgien Koba Khabazi dans les locaux du parti Akhali après son agression par des dizaines d'hommes masqués, le 7 décembre 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

L'irruption de ces groupes, par essence imprévisible, fait encore grimper la nervosité dans les rangs des manifestants. A tel point que certains ont décidé de patrouiller dans les rues adjacentes à l'avenue Chota-Roustavéli, afin de prévenir ces agressions. "Nous connaissons leurs noms, affirme Torniké Mskhiladze, le visage masqué et les mains gantées. Deux d'entre eux faisaient même du MMA avec moi." Le jeune homme explique être accompagné d'une vingtaine d'amis, mais il affirme être en contact avec d'autres groupes qui peuvent déployer, si besoin, une centaine de personnes. "Nous avons aussi une application pour signaler leur présence, mais c'est encore un peu lent."

Ce jeune homme a été arrêté par les policiers, deux heures après notre rencontre. Le lendemain, avant sa convocation par un juge, il écrivait dans un message : "Des gens pacifiques sont attaqués par des toxicomanes violents, escortés par les policiers."


Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Ina Inaridze, journaliste en Géorgie, pour la préparation et la traduction.

Lancez la conversation

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.