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Electricité : l'Europe va-t-elle disjoncter ?

Modification des sources d'énergie, centrales à l'arrêt, consommateurs devenant producteurs... le système électrique européen est en pleine révolution. Nous avons demandé à l'universitaire Patrice Geoffron de l'Université Paris-Dauphine et responsable du Centre de géopolitique de l'Energie et des Matières premières quels pouvaient être les risques pesant sur notre système de production électrique.
Article rédigé par Pierre Magnan
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7min
Parc éolien maritime au Danemark. Une production électrique difficile à réguler et programmer en raison de l'instabilité des vents.  (BILDAGENTUR RM / TIPS / PHOTONONSTOP)

Des géants allemands de la production électrique sont en difficulté, des producteurs sont obligés de mettre sous cloche des centrales toutes neuves, alors qu’on parle de pénuries possibles… En plein bouleversement de la production – entre nucléaire, énergies renouvelables et charbon – où va l’Europe de l’électricité ? Réponse de Patrice Geoffron, professeur d’économie à Dauphine, et spécialiste des questions énergétiques.
 
Comment évolue la production d'électricité en Europe entre développement du renouvelable et limitation du nucléaire ?
Le paysage électrique est effectivement bien différent de ce qui était envisagé il y a quelques années. Trois phénomènes se sont combinés.

Primo, Fukushima a conduit les Allemands à réduire leur capacité nucléaire (et à en sortir au début de la prochaine décennie) et à «pousser les feux» pour développer les renouvelables. Ces filières énergétiques sont dites «intermittentes», ne délivrant pas de l'électricité sur commande, mais lorsque le soleil ou le vent sont présents…

Deuxio, le gaz de schiste américain pousse un charbon (qu’il vient remplacer pour la production d’électricité outre-Atlantique) à bas prix vers l’Europe, et cette énergie fossile est accueillie dans les centrales allemandes. Très ironiquement, le charbon est en quelque sorte devenu, depuis 2012, l'énergie «star» en Allemagne…

Tertio, la crise économique produit des effets inattendus dans toute l’Union Européenne, avec un prix du CO2 à peine au-dessus de zéro, une chute de la consommation électrique dans l’industrie, des difficultés à financer le développement des renouvelables dans les pays les plus affectés par les problèmes de dette souveraine…
 
Quels sont les problèmes et les risques que posent ces évolutions ?
Ces chocs multiples vont, mécaniquement, laisser des traces. On les observe déjà dans le domaine de la production électrique à base de gaz : de nombreuses centrales sont fermées (de l’ordre de 60.000 MW de capacité), du fait du retour en grâce du charbon et, en parallèle, de la baisse de la demande.

Cette situation est préjudiciable, car le gaz est essentiel à la réussite de la transition énergétique : il est indispensable pour assurer l'équilibre du système électrique en combinaison avec les renouvelables (lorsque le soleil où le vent sont absents, la production thermique à base de gaz prend rapidement le relais) et, dans ce rôle, le gaz naturel émet environ deux fois moins de CO2 que le charbon (et sans particules fines dangereuses pour la santé).

Pour avoir une idée de la cacophonie ambiante, il faut savoir que par moments le prix de l'électricité sur les marchés de gros (où s'échangent des volumes importants entre industriels) est même négatif ! Lorsque, généralement le week-end, l'activité industrielle est plus réduite et si le vent souffle très fort ou si le soleil brille sans nuages, l'excès d'électricité produite doit, pour trouver sa place et conserver l'équilibre du système, non pas seulement être bradée, mais être subventionnée. Très concrètement, certains clients industriels sont payés pour consommer de l’électricité dans ces épisodes de profusion.

Nous sommes en train de comprendre que la transition énergétique modifie les «principes» de pilotage des systèmes électriques : auparavant, le problème était de produire suffisamment pour répondre à la demande ; désormais, comme la production est plus «incertaine», il faudra que la demande s'adapte aux soubresauts du soleil et du vent. C'est notamment ce à quoi serviront les compteurs dits «intelligents» (Linky pour la France) qui seront déployés dans les foyers.

En prenant un peu de recul sur ces difficultés, la question posée est de savoir si les Européens peuvent réussir à faire la transition énergétique à l'échelle du Continent… par l'addition de 28 transitions nationales dans chacun des Etats-membres. Cette question est cruciale car le bon «pilotage» de la transition au niveau européen déterminera (pas seulement en matière d'électricité) la qualité des services énergétiques, leur prix pour les entreprises et les ménages et, même, notre sécurité collective à long terme.
 
Assiste-t-on à un bouleversement de la production électrique, avec une énergie produite de façon de plus en plus décentrée, contrairement à ce qui se faisait ?
L'architecture des systèmes énergétiques (au-delà de la seule électricité) est naturellement modifiée dès lors que des moyens de production locaux sont déployés : éolien et solaire, comme déjà évoqué, mais également usages de la biomasse (bois, produits agricoles…), des déchets même (pour produire du biogaz), ou bien encore la production et la gestion d'énergie directement au niveau des bâtiments. Certains seront même après 2020 dits à «énergie positive» en produisant plus en moyenne sur l'année que ce qui sera consommé dans le bâtiment…

Toutefois, il ne faut pas imaginer un «renversement» des systèmes électriques qui passeraient, en quelques années, de la centralisation à la décentralisation. Il nous faut inventer des systèmes à l'intérieur desquels «grands» moyens de production (gaz, nucléaire, barrages…) et «petits» (renouvelables) seront articulés.

Surtout, il nous faut considérablement améliorer l'efficacité de nos consommations énergétiques (dans le bâtiment et le tertiaire, dans les transports, dans l'industrie), quelle que soit la manière de produire cette énergie. Cet immense chantier de l'efficacité énergétique (qui occupe moins souvent la Une que les débats sur les renouvelables, le nucléaire ou la gaz de schiste…) est sans doute la priorité des priorités pour les Européens.

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