Commémoration d’Auschwitz : dessiner l’horreur pour survivre
Peut-on créer lorsqu’on est encerclé par la mort ? Et pourquoi le faire ? Alors que la communauté internationale se rassemble pour commémorer le 70e anniversaire de la libération d’Auchwitz-Birkenau, France Info a décidé de parler du dessin en milieu concentrationnaire. Pour ceux qui en avaient le courage, et le talent, dessiner était une prise de risque, un défi à la mort. Certains faisaient des œuvres "alimentaires", en échange d’un bout de pain, d’autres pour témoigner, s’évader ou pour décrire ce qui n’avait pas de mots.
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Trouver du matériel
Dessiner était interdit et le premier challenge était de trouver le matériel. Derrière chaque dessinateur-déporté il y a une histoire. Celle de Boris Taslitzky qui a réalisé plus de 100 dessins et cinq aquarelles à Buchenwald entre 1944 et 1945. A son arrivée, il dit à un des "secrétaires de block" qu’il est peintre, le responsable lui répond "moi aussi ". Le déporté recevra plus tard des bouts de crayons et des carrés de papier. "Un camp demande toute une administration, toute une comptabilité : tant de morts dans la nuit, tant de rations de pain ", a raconté Boris Taslitzky lors d’une table ronde en 1995, "le papier existe pour cette comptabilité (…). Ces morceaux de papier, les secrétaires de blocks m’en donnaient. Tous les artistes que j’ai rencontrés à Buchenwald ont travaillé sur ce genre de papier ".
Il y a aussi l’histoire de Walter Spitzer, auteur de Sauvé par le dessin à Buchenwald . Le jeune homme, âgé de 16 ans lorsqu’il arrive dans ce camp, a été protégé par la Résistance du camp qui lui fournissait du matériel. Il se souvient aussi de cette anecdote : "Sur un chantier, j’ai aussi récupéré un sac de ciment. Il avait quatre couches de papier et celles de l’intérieur sont splendides, couleur papier kraft. Ensuite, j’ai chauffé du charbon de bois dans une gamelle et j’ai dessiné avec un bout de bois calciné ".
Peindre pour le moral
Créer de manière artistique, c’était aussi une manière de survivre moralement. Jeannette L’Herminier, déportée à Ravensbrück en Allemagne, dessinait pour s’évader des conditions de vie du camp. Elle a fait le portrait de ses compagnes de block en s’efforçant de les "faire aussi bien coiffées que possible ", comme le rapporte l’historienne Claire Vionnet, dans Des silhouettes d’espoir dans l’enfer concentrationnaire . Les déportées lui disaient : "Mais tu crois qu’on est encore comme ça ? ", elle leur répondait avec bienveillance : "Je ne sais pas dessiner, je suis obligée de suivre vos contours. Et bien oui, on est comme ça, bien sûr qu’on tient très bien le coup ".
Le moral des femmes, le moral des hommes, et le moral des enfants. En République Tchèque, au camp de Terezin (Theresienstadt en allemand), une femme a tenté de faire oublier aux enfants le quotidien par le dessin. Le camp de Terezin, au nord de Prague, avait une particularité : les juifs enfermés à l’intérieur devaient s’auto-administrer. Friedl Dickers-Brandeis, disciple du Bahaus, dirigea des ateliers de dessins pour les moins de 14 ans. Elle nota en 1943 : "L’enseignement du dessin ne prétend pas faire de tous les enfants des peintres, mais libérer ou mieux favoriser la créativité et l’autonomie comme sources d’énergie ; éveiller l’imagination, renforcer les capacités de jugement et l’observation ". 4.000 de ces dessins ont été retrouvés dans deux valises, cachées par Friedl Dickers-Brandeis dans un dortoir. L’enseignante est déportée et tuée à Auschwitz en 1944.
Témoigner
Peindre, dessiner pour témoigner de la réalité des camps. Etre les historiens de la période concentrationnaire. Peut-être le rôle principal des artistes des camps. Léon Delarbre en avait conscience. Son talent d’artiste "lui imposait un nouveau devoir : rapporter un témoignage précis et objectif de cette vie monstrueuse et incroyable, pour que ses croquis, pris sur le vif, puissent fixer l’empreinte irréfutable d’une barbarie à ce jour sans exemple ", a témoigné Pierre Maho, compagnon de détention de Léon Delarbre. Léon Delarbre a été arrêté en 1944 et déporté à Auschwitz, puis à Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen. Il fallait aussi penser à cacher les dessins, pour qu’ils traversent le temps. "Porter des dessins sur soi était trop risqué et les laisser au block à la merci d’une perquisition était impossible ", a raconté Pierre Maho. Léon Delarbre est parvenu à sauver ses dessins en les cachant sur sa poitrine à l’arrivée des Alliés.
Dessiner pour être sauvé. En 1945, Walter Spitzer, 16 ans, a été caché par la Résistance du camp de Buchenwald. "Tu seras notre photographe ", a dit l’un des responsables. Le jeune Polonais a fait une promesse : "Que je montrerai tout ça, que je dessinerai tout ça après la guerre ".
La beauté dans l’horreur ?
Les bouts de crayons des dessinateurs-déportés sont-ils le reflet d’une beauté artistique ? Un concept difficile à concevoir pour certains, mais dans le documentaire de Christophe Cognet Parce que j’étais peintre , Zoran Music, déporté à Dachau, explique : "Je n’ose pas le dire et je ne devrais pas le dire mais pour un peintre, c’était une beauté incroyable. C’était beau parce qu’on a senti toute cette douleur en dedans, tout ce que ces gens ont souffert ". Le Slovène, arrêté en 1944 à Venise, puis déporté, confie qu’il a dessiné parce que c’était "une nécessité intérieure ". "Ce n’est pas que je voulais témoigner, mais la chose était tellement énorme, monumentale, d’une beauté atroce, terrible, quelque chose d’incroyablement, d’énormément tragique, d’incompréhensible : pouvoir assister à un paysage de mort, un paysage de ce genre-là ”, poursuit-il.
Dans une interview accordée aux élèves du collège André Malraux de Paron ( dans l'Yonne) en 2005, Boris Taslitzky parle également de la "beauté de l’horreur ", ce qu’il voyait devant lui, si on oublie ce que cela représente réellement était "plastiquement beau ". Un sentiment que partage Walter Splitzer, déporté de Buchenwald : "Dans le petit camp, il y avait des fumées, des gamelles, les gens allumaient du feu, c’était coloré. Il y avait quelque chose de beau là-dedans ".
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