Cet article date de plus de neuf ans.
Anouar Benmalek : «La Shoah a un peu commencé en Afrique avec les Hereros»
L’écrivain et humaniste Anouar Benmalek, d’origine algéro-marocaine, est le premier romancier «arabe» à s’intéresser à la Shoah. Condamné à mort par un groupe terroriste après la parution de «O Maria » en 2006, le «Faulkner méditerranéen» revient avec un livre palpitant, «Fils du Shéol », paru chez Calmann-Lévy. Qui fera sûrement grand bruit dans cette rentrée. Entretien avec un esprit libre.
Publié
Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Vous êtes le premier écrivain «arabe» à écrire sur la Shoah. Comment vous est venue l’idée ? Aviez-vous des appréhensions ?
J’ai toujours été passionné par ce type de littérature décrivant la confrontation terrible, parfois mortelle, toujours révélatrice, qui met aux prises des personnages «ordinaires» avec la grande broyeuse de l’Histoire. Dans mes romans, j’ai débuté évidemment par ce que je connaissais le mieux, l’Algérie, sa guerre d’indépendance, le vol de la démocratie par le pouvoir militaire, suivi par la terreur islamiste et ses deux cents milles morts ; puis de fil en aiguille, le Moyen-Orient avec ses interminables et désespérants conflits, l’Andalousie au moment de la première déportation organisée par un État à l’encontre d’une partie de ses concitoyens, les morisques, au début du 17eme siècle. Je suis même allé en Tasmanie pour évoquer le génocide « réussi » des Aborigènes de cette île australienne à la fin du 19eme siècle.
Dans mes romans, je me rends compte que j’ai essayé sans relâche, plus ou moins consciemment, de répondre au fond à l’interrogation qui nous taraude tous à certains moments : «Qu’aurais-je fait si… ? Que ferais-je si… ?»
Qu’aurais-je fait, par exemple, si j’avais été torturé pendant la guerre d’Algérie par l’armée française dans les années cinquante… ou par l’armée algérienne dans les années quatre-vingts ? Qu’aurais-je fait si j’étais tombé entre les mains d’un groupe terroriste algérien ? Qu’aurais-je fait si j’avais été le dernier aborigène de Tasmanie à la suite des massacres perpétrés par les colons anglo-saxons, etc. ?
La question, qui allait mener à ce roman, Fils du Shéol, s’est finalement imposée à moi avec une telle force que j’ai décidé de tenter d’y répondre, dans la mesure de mes moyens, et au moins partiellement : «Qu’aurais-je fait si j’avais été un Allemand juif, pris, ainsi que toute ma famille, dans les mâchoires de l’appareil nazi, en route vers les chambres à gaz ou, pire, destiné à devenir un esclave membre des Sonderkommandos, condamné à enfourner ses propres coreligionnaires dans les fours crématoires, avant d’y être précipité à son tour ? »
J’avais déjà lu et vu un nombre important de livres et de films sur la Shoah, j’en ai encore lu et vu des dizaines au cours de l’écriture de ce livre pour finalement m’en tenir à une unique ligne de conduite : raconter le seul point de vue d’une famille « ordinaire » de Juifs berlinois, ni plus ni moins héroïques que d’autres et n’ayant pas plus d’informations sur la suite des événements que n’importe quel citoyen banal du Troisième Reich.
Des appréhensions, j’en ai eu mon lot, bien sûr, mais ce n’était pas parce que j’étais probablement le premier «Arabe» ou plutôt «Arabo-berbère» à consacrer un ouvrage de fiction à la Shoah. Ma crainte, constante, avait été de ne pas être à la hauteur d’un sujet sur lequel règne cette malédiction d’être « indicible ». Je récuse de toutes mes forces cette qualification d’ « indicibilité », de « sacralisation » de la Shoah, au point qu’il serait presque blasphématoire de s’en emparer par les moyens de la fiction : le génocide des Juifs et des Tziganes a été commis par des êtres humains sur des êtres humains, et, de ce simple fait, il peut et doit être raconté avec les mots des humains, aussi difficile que cela puisse être.
Vous parlez aussi du génocide des Hereros en Namibie. Y a-t-il un lien ?
Le seul frein qui m’avait longtemps retenu d’écrire ce roman sur la Shoah a été un problème de «légitimité». Non pas la légitimité intrinsèque de l’écrivain : j’affirme qu’un écrivain a le droit de s’emparer de n’importe quel sujet, nous faisons tous partie de la même communauté des Homo sapiens et n’importe quel malheur touchant une partie de cette communauté nous concerne ou devrait tous nous concerner. Je parle ici plutôt d’une légitimité vis-à-vis de moi-même : qu’apporterais-je de nouveau, moi Africain, à une histoire qui s’était produite loin de mon continent d’origine, qui n’avait a priori aucune relation avec celle de l’Afrique.
Le déclic a été la lecture d’une biographie d’un des dirigeants les plus importants du système nazi, Hermann Göring. Au détour d’une phrase, j’y ai appris que son père, Heinrich Göring, avait été gouverneur de la German South West Africa, autrement dit : l’Afrique du Sud-Ouest Germanique (actuellement la Namibie). Intrigué, j’ai commencé à étudier l’histoire de cette colonie allemande, dont je ne soupçonnais même pas l’existence auparavant. J’ai découvert peu à peu l’ampleur des massacres commis par les soldats du Deuxième Reich pendant leur occupation, qui culmineront en 1905 avec le génocide des Hereros et des Namas. 80% des Hereros y perdront la vie dans des conditions épouvantables, suivis, peu de temps après, par 50% des Namas. Ma stupéfaction initiale vient de ce que je n’avais jamais entendu évoquer précédemment ce génocide inaugural du 20eme siècle.
J’ai vérifié autour de moi, j’ai posé la question à nombres d’écrivains, africains et européens : partout la même extraordinaire ignorance de ce qui n’aurait jamais dû être ignoré. On pouvait donc avoir commis le premier génocide du siècle dernier et le faire disparaître du menu de la mémoire commune !
Des recherches plus attentives m’ont alors permis de comprendre que le génocide perpétré dans la GSWA avait été, en quelque sorte, un «brouillon» artisanal de que l’Allemagne nazi mettrait en œuvre, moins de quarante ans plus tard, de manière monstrueusement industrielle, contre les Juifs et les Tsiganes : semblables obsessions raciales, premières expériences à visées pseudo génétiques, personnages ayant fait leurs premières armes dans la colonie et qui se retrouveront en dirigeants de premier plan dans le système hitlérien, etc..
À ce moment, j’ai su que je tenais là ma légitimité personnelle en tant qu’écrivain «arabe» : la Shoah nous concerne aussi, nous autres Africains, et de manière presque directe, parce qu’elle a, en quelque sorte, un peu commencé en Namibie.
Votre livre «O Maria», qui parlait de l’inquisition, a été très critiquée par une partie de la presse arabophone. Ne craignez-vous pas une réaction aussi violente pour votre dernier livre ?
Cette époque de ma vie qui a suivi la publication d’Ô Maria a été très difficile à vivre. Après une campagne de dénonciations haineuses de mon livre par une certaine presse en Algérie, reprise comme une traînée de poudre partout dans le monde arabe, une condamnation à mort avait été lancée à mon encontre par un groupe terroriste. Sur les conseils des services de sécurité français, ma famille et moi avions dû quitter le domicile familial. Vous vous retrouvez bien seuls en pareille circonstance…
Dans le monde des fanatiques, tout est toujours férocement réprimé : vous pouvez être condamné à mille coups de fouets pour avoir osé émettre une opinion modérée sur l’égalité des religions, vous pouvez être décapité parce que vous dirigez un département d’antiquités romaines, vous pouvez être fusillé parce que vous n’avez pas répondu correctement à une banale question de théologie, vous pouvez être égorgé en groupe parce que vous appartenez à une autre religion, vous pouvez être vendue comme esclave enfant à des combattants qui prendront d’abord la précaution de prier dévotement avant de vous violer, etc.
Alors, pour les écrivains de cette région, il ne reste plus qu’une seule issue honorable : celle de s’obstiner à écrire puisque tout leur serait dorénavant interdit. Mais signalons au passage qu’il y a aussi, pour moi et pour beaucoup d’autres personnes issues de cette région du monde qui va de l’Atlantique au Golfe persique, des raisons d’espérer importantes dans ce monde d’obscurité. N’oublions jamais ces multitudes d’individus dans ce monde arabe qui persistent, au prix de leurs vies, à résister courageusement à l’oppression tant des régimes corrompus que des milices terroristes alors que tout devrait les inciter à l’abandon et au désespoir le plus absolu.
Un détail minuscule, mais pas si anodin que ça, par exemple : mon roman est publié simultanément dans deux pays, l’un européen, l’autre arabo-berbère : la France et l’Algérie en l’occurrence…
J’ai toujours été passionné par ce type de littérature décrivant la confrontation terrible, parfois mortelle, toujours révélatrice, qui met aux prises des personnages «ordinaires» avec la grande broyeuse de l’Histoire. Dans mes romans, j’ai débuté évidemment par ce que je connaissais le mieux, l’Algérie, sa guerre d’indépendance, le vol de la démocratie par le pouvoir militaire, suivi par la terreur islamiste et ses deux cents milles morts ; puis de fil en aiguille, le Moyen-Orient avec ses interminables et désespérants conflits, l’Andalousie au moment de la première déportation organisée par un État à l’encontre d’une partie de ses concitoyens, les morisques, au début du 17eme siècle. Je suis même allé en Tasmanie pour évoquer le génocide « réussi » des Aborigènes de cette île australienne à la fin du 19eme siècle.
Dans mes romans, je me rends compte que j’ai essayé sans relâche, plus ou moins consciemment, de répondre au fond à l’interrogation qui nous taraude tous à certains moments : «Qu’aurais-je fait si… ? Que ferais-je si… ?»
Qu’aurais-je fait, par exemple, si j’avais été torturé pendant la guerre d’Algérie par l’armée française dans les années cinquante… ou par l’armée algérienne dans les années quatre-vingts ? Qu’aurais-je fait si j’étais tombé entre les mains d’un groupe terroriste algérien ? Qu’aurais-je fait si j’avais été le dernier aborigène de Tasmanie à la suite des massacres perpétrés par les colons anglo-saxons, etc. ?
La question, qui allait mener à ce roman, Fils du Shéol, s’est finalement imposée à moi avec une telle force que j’ai décidé de tenter d’y répondre, dans la mesure de mes moyens, et au moins partiellement : «Qu’aurais-je fait si j’avais été un Allemand juif, pris, ainsi que toute ma famille, dans les mâchoires de l’appareil nazi, en route vers les chambres à gaz ou, pire, destiné à devenir un esclave membre des Sonderkommandos, condamné à enfourner ses propres coreligionnaires dans les fours crématoires, avant d’y être précipité à son tour ? »
J’avais déjà lu et vu un nombre important de livres et de films sur la Shoah, j’en ai encore lu et vu des dizaines au cours de l’écriture de ce livre pour finalement m’en tenir à une unique ligne de conduite : raconter le seul point de vue d’une famille « ordinaire » de Juifs berlinois, ni plus ni moins héroïques que d’autres et n’ayant pas plus d’informations sur la suite des événements que n’importe quel citoyen banal du Troisième Reich.
Des appréhensions, j’en ai eu mon lot, bien sûr, mais ce n’était pas parce que j’étais probablement le premier «Arabe» ou plutôt «Arabo-berbère» à consacrer un ouvrage de fiction à la Shoah. Ma crainte, constante, avait été de ne pas être à la hauteur d’un sujet sur lequel règne cette malédiction d’être « indicible ». Je récuse de toutes mes forces cette qualification d’ « indicibilité », de « sacralisation » de la Shoah, au point qu’il serait presque blasphématoire de s’en emparer par les moyens de la fiction : le génocide des Juifs et des Tziganes a été commis par des êtres humains sur des êtres humains, et, de ce simple fait, il peut et doit être raconté avec les mots des humains, aussi difficile que cela puisse être.
Vous parlez aussi du génocide des Hereros en Namibie. Y a-t-il un lien ?
Le seul frein qui m’avait longtemps retenu d’écrire ce roman sur la Shoah a été un problème de «légitimité». Non pas la légitimité intrinsèque de l’écrivain : j’affirme qu’un écrivain a le droit de s’emparer de n’importe quel sujet, nous faisons tous partie de la même communauté des Homo sapiens et n’importe quel malheur touchant une partie de cette communauté nous concerne ou devrait tous nous concerner. Je parle ici plutôt d’une légitimité vis-à-vis de moi-même : qu’apporterais-je de nouveau, moi Africain, à une histoire qui s’était produite loin de mon continent d’origine, qui n’avait a priori aucune relation avec celle de l’Afrique.
Le déclic a été la lecture d’une biographie d’un des dirigeants les plus importants du système nazi, Hermann Göring. Au détour d’une phrase, j’y ai appris que son père, Heinrich Göring, avait été gouverneur de la German South West Africa, autrement dit : l’Afrique du Sud-Ouest Germanique (actuellement la Namibie). Intrigué, j’ai commencé à étudier l’histoire de cette colonie allemande, dont je ne soupçonnais même pas l’existence auparavant. J’ai découvert peu à peu l’ampleur des massacres commis par les soldats du Deuxième Reich pendant leur occupation, qui culmineront en 1905 avec le génocide des Hereros et des Namas. 80% des Hereros y perdront la vie dans des conditions épouvantables, suivis, peu de temps après, par 50% des Namas. Ma stupéfaction initiale vient de ce que je n’avais jamais entendu évoquer précédemment ce génocide inaugural du 20eme siècle.
J’ai vérifié autour de moi, j’ai posé la question à nombres d’écrivains, africains et européens : partout la même extraordinaire ignorance de ce qui n’aurait jamais dû être ignoré. On pouvait donc avoir commis le premier génocide du siècle dernier et le faire disparaître du menu de la mémoire commune !
Des recherches plus attentives m’ont alors permis de comprendre que le génocide perpétré dans la GSWA avait été, en quelque sorte, un «brouillon» artisanal de que l’Allemagne nazi mettrait en œuvre, moins de quarante ans plus tard, de manière monstrueusement industrielle, contre les Juifs et les Tsiganes : semblables obsessions raciales, premières expériences à visées pseudo génétiques, personnages ayant fait leurs premières armes dans la colonie et qui se retrouveront en dirigeants de premier plan dans le système hitlérien, etc..
À ce moment, j’ai su que je tenais là ma légitimité personnelle en tant qu’écrivain «arabe» : la Shoah nous concerne aussi, nous autres Africains, et de manière presque directe, parce qu’elle a, en quelque sorte, un peu commencé en Namibie.
Votre livre «O Maria», qui parlait de l’inquisition, a été très critiquée par une partie de la presse arabophone. Ne craignez-vous pas une réaction aussi violente pour votre dernier livre ?
Cette époque de ma vie qui a suivi la publication d’Ô Maria a été très difficile à vivre. Après une campagne de dénonciations haineuses de mon livre par une certaine presse en Algérie, reprise comme une traînée de poudre partout dans le monde arabe, une condamnation à mort avait été lancée à mon encontre par un groupe terroriste. Sur les conseils des services de sécurité français, ma famille et moi avions dû quitter le domicile familial. Vous vous retrouvez bien seuls en pareille circonstance…
Dans le monde des fanatiques, tout est toujours férocement réprimé : vous pouvez être condamné à mille coups de fouets pour avoir osé émettre une opinion modérée sur l’égalité des religions, vous pouvez être décapité parce que vous dirigez un département d’antiquités romaines, vous pouvez être fusillé parce que vous n’avez pas répondu correctement à une banale question de théologie, vous pouvez être égorgé en groupe parce que vous appartenez à une autre religion, vous pouvez être vendue comme esclave enfant à des combattants qui prendront d’abord la précaution de prier dévotement avant de vous violer, etc.
Alors, pour les écrivains de cette région, il ne reste plus qu’une seule issue honorable : celle de s’obstiner à écrire puisque tout leur serait dorénavant interdit. Mais signalons au passage qu’il y a aussi, pour moi et pour beaucoup d’autres personnes issues de cette région du monde qui va de l’Atlantique au Golfe persique, des raisons d’espérer importantes dans ce monde d’obscurité. N’oublions jamais ces multitudes d’individus dans ce monde arabe qui persistent, au prix de leurs vies, à résister courageusement à l’oppression tant des régimes corrompus que des milices terroristes alors que tout devrait les inciter à l’abandon et au désespoir le plus absolu.
Un détail minuscule, mais pas si anodin que ça, par exemple : mon roman est publié simultanément dans deux pays, l’un européen, l’autre arabo-berbère : la France et l’Algérie en l’occurrence…
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.