Pourquoi les enclaves de Ceuta et Melilla sont au cœur des réseaux jihadistes en Espagne
De nombreux jihadistes espagnols partis rejoindre les rangs du groupe Etat islamique en Irak et en Syrie sont originaires de ces enclaves situées au Maroc.
Ce sont deux pastilles espagnoles enclavées au nord du Maroc. Cernée par la Méditerranée d'un côté et les barbelés de l'autre, Ceuta est éloignée de quelque 400 kilomètres de sa "cousine" Melilla, autre territoire espagnol situé sur le continent africain. Point névralgique du trafic de drogue entre le royaume chérifien et l’Espagne, Ceuta et Melilla sont surtout connues pour être les portes d'entrée vers l'Europe de milliers de migrants africains. Depuis une dizaine d'années, elles sont aussi soupçonnées d’être devenues des "viviers" pour les candidats espagnols au jihad.
Selon une étude (en espagnol) de l'Institut Royal El Cano, un centre de recherche espagnol, 48,9% des détenus condamnés pour des activités liées à l'Etat islamique (EI) en Espagne depuis 2013 sont nés à Ceuta, et 22,1% à Melilla. En 2014, le même institut notait que sur les vingt combattants jihadistes résidant en Espagne et qui avaient rejoint la Syrie entre 2012 et 2013, onze étaient des citoyens espagnols originaires, pour la plupart, de Ceuta.
La majorité des auteurs des attentats de Paris en 2015, Bruxelles en 2016 et en Catalogne le 17 août avaient des liens avec ces territoires. Pourquoi Ceuta et Melilla sont-elles liées au jihadisme en Espagne ? Quelle est leur place dans le jihadisme international ? Eléments de réponse.
Des territoires "favorables" à la radicalisation
Situées dans la région du Rif, zone principalement berbérophone du nord du Maroc, Ceuta et Melilla sont les deux seules survivances de l'Espagne coloniale sur le continent africain. Ces territoires, respectivement 18 et 12 km2, sont sous souveraineté espagnole depuis 1580 et 1496 et forment deux petits îlots contrastés, avec des centres-villes opulents bordés de quartiers plus défavorisés, à majorité musulmane.
C'est le cas d'El Príncipe, situé dans la périphérie de Ceuta. "Avec ses 12 000 habitants, quasiment tous musulmans, El Príncipe est un bout du Maroc. Ici, on parle la darija, rarement la langue des 'cristianos' [chrétiens]. Il n’y a ni cafés ni commerces à l’occidentale", décrit Jeune Afrique. Parmi les 32 mosquées de Ceuta, 12 ont été construites à El Príncipe. Le quartier a la réputation d'être le plus dangereux d'Espagne et n'abrite aucun commissariat. Les connexions à internet sont rares. Chaque jour, des milliers de Marocains du nord se rendent dans ce quartier pour s'approvisionner en "trabendo", de la marchandise de contrebande.
La précarité économique y est grande : le taux de chômage dépasse les 30% et 41,05% des habitants ont moins de 30 ans, selon les statistiques de l'Union européenne. Le taux d'échec scolaire s'élève à 35% et figure parmi les plus élevés d'Espagne, indique la Commission européenne. "Certes, le gouvernement espagnol a fourni beaucoup d’efforts sur le plan sécuritaire, mais il reste tout à faire au niveau de l’encadrement religieux et du désenclavement du quartier", glisse Muad Ayadi, membre de Caballas, un parti de centre gauche de Ceuta, à Jeune Afrique.
Cette situation semble donc favorable à la radicalisation religieuse de certains habitants. "Ceuta comme Melilla ont été parmi les lieux ayant connu le plus d'opérations de police ces dernières années", décrit le journaliste Ignacio Cembrero, auteur de La España de Ala (L’Espagne d’Allah), au Monde.
"Certains recruteurs salafistes agissent peut-être plus librement là qu’au Maroc, pays dans lequel la surveillance est très drastique – voire très brutale – vis-à-vis des islamistes soupçonnés de jihadisme, explique l'historien Pierre Vermeren à franceinfo. Il est sans doute plus facile, pour les recruteurs, d’agir dans ces enclaves qui rencontrent une circulation maritime, aérienne et terrestre intense."
Néanmoins, insiste-t-il, depuis les attentats de Madrid en 2004 les autorités espagnoles aiment à penser que le jihadisme n'est pas installé au cœur de l'Espagne mais concentré dans ces enclaves, en marge. Or, la réalité est plus complexe :
Si la radicalisation islamiste existe, elle n'est pas massive, mais ces poches de misère sont favorables au développement de toutes les propagandes.
Pierre Vermeren, historien spécialiste du Maghrebà franceinfo
Certains messages sont pourtant sans équivoque, comme ce tag où l'on peut lire : "Charlie ce n'est rien, l'Etat islamique est en chemin…"
Pintada amenazante en Ceuta: «Lo de Charlie es poco, el Estado Islámico está de camino» http://t.co/uxPxwv4zH5 pic.twitter.com/irqxXxx84D
— ABC.es (@abc_es) 15 janvier 2015
Des villes sous influence du Maroc
Au-delà de ce contexte de marginalisation et de pauvreté, un autre élément pourrait expliquer que de jeunes musulmans de Ceuta et Melilla choisissent le jihad, analyse le journaliste espagnol Ignacio Cembrero : "La contagion du Maroc". Les liens entre les habitants de Ceuta et ceux des villes marocaines voisines sont, en effet, très développés. "Melilla, enclavée dans le Rif, abrite une petite partie de l'immense diaspora rifaine qui va de l'Espagne aux Pays-Bas. A Ceuta, les Marocains d'origine ou de nationalité viennent plutôt de Tanger, du reste de l’ancien Maroc colonial, précise Pierre Vermeren. Les Rifains sont souvent organisés en réseaux familiaux et parfois claniques, par origine tribale ou villageoise. Ce qui explique pourquoi ces enclaves ont été et sont parfois des terres de radicalité et d’opposition politique." Le Maroc envoie par exemple nombre de ses imams dans les mosquées de Ceuta, note Le Monde.
Cette dernière pâtit de l'influence des villes marocaines de Tétouan et de Fnideq, "très touchées par le salafisme et d’où des dizaines de radicaux sont partis nourrir les rangs de l’EI en Syrie", note Libération. En juin 2012, un imam marocain originaire de Tétouan et condamné pour avoir été l'un des "penseurs" des attentats de Casablanca en 2003, prêchait dans la mosquée Al Tauba à Ceuta, explique El País (en espagnol). Selon l’étude de l’Institut Royal El Cano, sur les 800 jihadistes marocains partis en Syrie fin 2013, 35% venaient de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima.
Ces liens entre le Rif et le terrorisme jihadiste ont été mis en lumière pour la première fois en 2004, après les attentats de Madrid, lorsque les autorités espagnoles ont découvert que la plupart des assaillants avaient une attache à Tétouan, reprend Slate. Selon les chiffres du Bureau central d’investigation judiciaire marocain, 1 355 combattants marocains sont partis en Syrie et en Irak en mars 2015, dont près de 500 auprès de l'EI, rapporte le journal de Casablanca Le Desk.
Des plaques tournantes du jihadisme international
Si Ceuta et Melilla ne sont pas des territoires directement visés par les attaques terroristes, ils font partie des réseaux d'organisation du jihadisme international. En 2014, une vaste opération de police menée à Ceuta, Melilla et au Maroc a conduit à l'arrestation de plusieurs membres d'un groupe terroriste soupçonné de recruter des femmes pour faire le jihad en Syrie et en Irak, décrit RFI.
La plupart des auteurs des derniers attentats en Europe avaient des liens avec ces enclaves. Mohamed Houli Chemlal, l'un des jihadistes impliqués dans les attaques de Barcelone et Cambrils, est né à Melilla. L'imam Abdelbaki Es Satty, soupçonné d'être derrière ces mêmes attentats, a été en lien avec l'un des auteurs des attaques de Madrid en 2004, lui aussi né à Melilla. Parmi les assaillants du 13-Novembre, sept des neuf terroristes sont d'origine marocaine, dont les frères Abdeslam et Abdelhamid Abaaoud. L'un des auteurs de l'attentat de Bruxelles, Najim Laachraoui, était né à Ajdir, au cœur de la province d'Al-Hoceïma, au centre du Rif.
"Le jihadisme marocain s’exprime surtout dans l’immigration marocaine en Europe, détaille Pierre Vermeren – au contraire des jihadistes algériens, "surtout actifs il y a quinze ans", ou du jihadisme tunisien qui s'exprime au Moyen-Orient et au Sahel ou en Libye depuis 2011. "C'est dans ces réseaux, toujours en lien avec le Maroc, que les recruteurs vont faire leur miel, en choisissant des fratries", qui constituent "le meilleur moyen d’avoir la confiance et le silence". Car "on ne se trahit pas entre frères", précise le chercheur.
Depuis l'Europe, cette diaspora reste très souvent en lien avec les familles restées au Maroc ou dans les enclaves, et qu'elle fait vivre. "Il y a des complémentarités, des connaissances, des réseaux villageois, tribaux." Ces mêmes réseaux susceptibles de servir à organiser les attentats.
Ce "terrorisme à domicile", parfois pensé depuis ces enclaves, présente donc beaucoup d'avantages pour les recruteurs : accès à des voitures, à des fournisseurs ou encore "la possibilité d'acheter 120 bonbonnes de gaz sans attirer l'attention", reprend Pierre Vermeren. Indétectables, ces réseaux se dévoilent lorsqu'ils passent à l'acte, comme à Paris en 2015 ou à Barcelone en 2017.
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