"Si l'ours reste dans les Pyrénées, les bergers vont finir par déserter la montagne"
Les plantigrades, les attaques de troupeaux et les tensions entre éleveurs et défenseurs des ursidés se concentrent dans la région du Couserans, en Ariège.
C'était il y a presque quatre ans, mais Marc Casanoves se rappelle comme si c'était hier ce soir de septembre 2010. Il était environ 23 heures quand le berger est tombé nez à truffe avec un ours sur son estive du mont Rouch, à 2 800 mètres d'altitude, dans les Pyrénées ariégeoises.
"Le chien s'est mis à aboyer comme un fou dans la cabane. A l'extérieur, j'ai entendu des cris, comme ceux d'un cochon ou d'un cerf, mais en plus profond." Le berger sort et marche 50 mètres dans la nuit à la lumière de sa lampe frontale. "J'ai vu deux yeux qui brillaient dans le noir. Ça s'est arrêté à 15 mètres en face de moi." C'est là qu'il comprend : il a affaire à un ours. Il rentre en courant, l'animal sur les talons. Enfermé dans sa cabane, il entend pendant de longues minutes l'animal tourner en grognant autour de la bâtisse.
"Cet ours n'avait pas peur de l'homme"
Le lendemain matin, il trouve l'une de ses brebis éventrée en contrebas de sa cabane. "Sa colonne vertébrale en trois morceaux, les pattes en travers." Il appelle l'équipe de suivi des ours, chargée de constater les dégâts.
A l'époque, Marc Casanoves n'a pas voulu en parler pour ne pas raviver les tensions qui se cristallisent entre pro et anti-ours dans cette région du Couserans, où vivent la plupart de la vingtaine de plantigrades présents dans les Pyrénées et où se concentrent la majorité des attaques. Sa compagne, Elodie Amilhat, n'était pas de cet avis. Elle voulait dire que "cet ours n'avait pas peur de l'homme" et que "c'était une mise en danger de la vie d'autrui". Aujourd'hui encore, sa colère n'est pas retombée.
Le couple de trentenaires a repris la bergerie de la grand-mère et les terres familiales il y a trois ans, à Buzan. Ils y élèvent un peu moins d'une centaine de brebis et espèrent pouvoir bientôt acheter une ferme. Et, comme beaucoup d'éleveurs de la région, ils se seraient bien passés de l'ours et de ceux qui le défendent.
"Ce n'est pas encourageant de s'installer dans ces conditions", reconnaît Jean-Claude Ferré. Ce quinquagénaire élève des moutons et des vaches de l'autre côté de la vallée, à Sor. Il est membre de l'Aspap, une association depuis longtemps engagée contre la réintroduction des ours. D'aussi loin qu'il se souvienne, ses parents ont toujours élevé des moutons. Mais lui a voulu arrêter. Car depuis trois ou quatre ans, il perd 25 à 30 de ses 350 bêtes chaque année sur son estive de l'Etang long. A cause de l'ours, assure-t-il.
"L'an dernier, j'étais complètement démoralisé. Il arrive un moment où vous vous dites : 'je ne vais pas travailler pour l'ours'", confie-t-il. A l'automne, il a tenté de vendre son troupeau. Mais son acheteur n'a pas obtenu le prêt de sa banque. Jean-Claude Ferré a dû garder ses bêtes. Cet été, il va devoir les envoyer sur l'estive, "la boule au ventre". "Je n'ai pas le choix, je n'ai pas la place de les garder ici tout l'été."
"Le patou, c'est du gadget"
Pour limiter les actes de prédation, les pouvoirs publics encouragent l'adoption de mesures de protection : des chiens patou pour éloigner l'ours, des clôtures pour regrouper les bêtes la nuit, le gardiennage salarié des troupeaux et la construction ou la rénovation des cabanes de bergers. "Les mesures de protection, il n’y a personne qui les respecte. Elles ne sont pas applicables dans nos montagnes", tranche Rémi Denjean, président des Jeunes Agriculteurs de l’Ariège et éleveur d’ovins à Montégut-Plantaurel.
Sur les estives ariégeoises escarpées, les brebis paissent "en escabot", explique Elodie Amilhat. "Le berger laisse les brebis s'étaler dans la montagne. Le terrain est trop accidenté pour qu'il puisse les regrouper tous les soirs, surtout si le brouillard s'y met", confirme Jean-Claude Ferré, pour qui "le patou, c'est du gadget". "Et où installer un parc pour le regroupement nocturne sur une estive difficile comme la mienne ?" s'interroge Marc Casanoves.
Les défenseurs de l'ours leur opposent l'efficacité de ces mesures et citent l'exemple du groupement pastoral de Melles, dans la Haute-Garonne voisine, où chiens de protection et parcs de nuit ont permis de diminuer les actes de prédation alors que les ours rôdent dans le secteur. "Beaucoup d'éleveurs s'y opposent parce que les accepter, ce serait céder à l'ours. C'est pourtant faisable, même si c'est un gros boulot", estime Jérôme Sentilles, technicien chargé du suivi des ours à l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS).
"Les chiffres ne représentent que les bêtes expertisées"
Face aux éleveurs, les pro-ours brandissent les statistiques. Sur les 570 000 brebis présentes dans le massif pyrénéen, entre 15 000 et 30 000 meurent chaque année, selon le rapport d'expertise du Muséum d'histoire naturelle de Paris (PDF). Or, seuls 171 décès ont été imputés à l'ours et indemnisés en 2013, d'après la préfecture de la région Midi-Pyrénées (PDF).
"Les statistiques ne représentent que les bêtes déclarées, expertisées et reconnues, rétorque Rémi Denjean. Pour un mouton attaqué, les éleveurs n’appellent pas les équipes de suivi." "En une heure, une bête morte est dévorée par les vautours. Après leur passage, c’est difficile de dire si c’est bien un ours qui est à l’origine des dégâts", ajoute Jean-Claude Ferré. "Et quand des brebis dévissent [chutent], on n'est indemnisé que si c'est une zone de passage fréquent de l'ours", poursuit Marc Casanoves.
Quant au montant de l'indemnisation, 176 euros par bête, il ne couvre pas la totalité du préjudice, affirment les éleveurs. "Il y a les brebis qui avortent et celles qui n'agnèlent plus à cause du stress provoqué par l'attaque. A force, les moutons sont aussi moins faciles à travailler, ils prennent peur pour un rien", énumère Jean-Claude Ferré. "Il y a des difficultés dans l’élevage, on ne le cache pas, on y travaille. Mais l’ours est une contrainte supplémentaire inutile", résume Rémi Denjean.
"On veut travailler et qu'on nous foute la paix"
Après l'épisode de l'estive de Pouilh en septembre 2013, où des éleveurs avaient menacé des agents venus expertiser une trentaine de brebis tombées dans un ravin, la préfète de l'Ariège a proposé de payer toutes les bêtes mortes. "On ne veut pas de ça. On ne demande pas l'aumône. On veut travailler et qu'on nous foute la paix", tranche Jean-Claude Ferré. Entre pro et anti-ours, le dialogue est devenu impossible.
"Paradoxalement, le pastoralisme se porte mieux qu’il y a vingt ans, grâce à la réintroduction de l’ours", juge pourtant François Arcangeli, président de l'association Pays de l'Ours-Adet et conseiller régional écologiste. Car la mobilisation des éleveurs contre le plantigrade a payé. Le secteur a bénéficié d'aides publiques, notamment européennes, pour faire face à ses difficultés économiques mais aussi aux dégâts provoqués par le retour des ursidés. "Le plan de soutien à l’économie de montagne (PSEM) a représenté 49 millions d’euros sur six ans entre 2007 et 2013", chiffre l'élu pro-ours.
"Je leur laisse toutes les aides s'ils nous enlèvent l'ours, riposte Jean-Claude Ferré. Ça marchait très bien sans l'ours. Mais les éleveurs vont finir par déserter la montagne. Si on ne peut plus transhumer, les exploitations ne vont plus être viables et ça va être la foire d'empoigne pour récupérer des terres dans la vallée. Il va falloir étouffer le voisin." Elodie Amilhat aussi a peur que ses "belles montagnes" ne se transforment en un "joli parc d'attractions" interdit à elle et à ses bêtes.
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