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Montée des eaux : l'incroyable idée d'un barrage sur le détroit de Gibraltar refait surface

Article rédigé par Ariane Schwab
Radio France
Publié
Temps de lecture : 8 min
Vue du détroit de Gibraltar avec au loin, les côtes marocaines. (PIERRE-PHILIPPE MARCOU / AFP)

Imaginée au début du XXe siècle par un ingénieur allemand, l’idée de relier l’Europe et l’Afrique via le détroit de Gibraltar est un vieux serpent de mer. Elle ressurgit de nouveau sous la pression du réchauffement climatique.

L'idée de construire un barrage reliant l'Europe à l'Afrique via le détroit de Gibraltar est loin d'être neuve. Elle est née en 1928 des rêves de paix d'un ingénieur allemand dont le mega-projet d'Atlantropa n'avait à l'époque pas séduit Adolf Hitler. Depuis, pour des raisons plutôt économiques, des rois, des ingénieurs et des scientifiques caressent régulièrement l'idée de relever le défi.

Cette fois, c'est la lutte contre le réchauffement climatique qui ressuscite le projet. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) a une fois de plus prévenu dans son dernier rapport : si nos émissions de gaz à effet de serre se poursuivent à ce rythme, les dégâts provoqués par les inondations côtières vont être "multipliés par 10 à la fin du XXIe siècle". La montée des eaux atteindra entre 61 et 101 cm d'ici 2100, menaçant les littoraux et ses populations. Pour protéger les côtes méditerranéennes, l'idée du barrage a donc de nouveau été relancée.  

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A l'origine, Atlantropa, un projet pour relier deux continents

En 1928, un ingénieur allemand Herman Sörgel imagine un monde pacifié à travers l’existence de trois continents équilibrés : l’Amérique, l’Asie et l’Atlantropa. Ce dernier naîtrait d’une réunion de l’Europe et de l’Afrique sous l‘autorité commune des Européens. L'idée est de fermer la Méditerranée via un barrage hydroélectrique de 35 km de long de 300 mètres de haut au travers du détroit de Gibraltar, cette voie navigable stratégique entre le sud de la péninsule ibérique et la pointe nord-ouest de l’Afrique. Un deuxième barrage clôt le détroit des Dardanelles. En asséchant la Méditerranée, Sörgel espère ainsi dégager une surface de terre exploitable supérieure à la superficie de la France (plus de 600 000 km2) en provoquant une baisse des eaux de 100 à 200 mètres. Via un autre barrage sur le fleuve Congo, il irrigue le Sahel, créant au passage deux mers intérieures en Afrique, le lac Tchad et un "lac Congo".

Visionnaire, Herman Sörgel a déjà anticipé les pénuries de charbon et de pétrole à venir dans un monde de plus en plus gourmand en énergie fossile. Son système de barrages, complété par une centrale hydroélectrique entre la Sicile et la Tunisie, est également conçu pour développer une source d’énergie alternative, celle des courants de surface circulant entre l’océan Atlantique et la Méditerranée, dont le volume d’eau équivaut à 12 chutes du Niagara par seconde. Une force hydraulique colossale qui aurait permis d’actionner des turbines hydroélectriques capables de produire l’équivalent de 31 réacteurs nucléaires actuels. 

Vue d'artiste du bassin méditerrannéen si le projet Atlantropa était réalisé. En vert foncé, les terres gagnées sur la mer. La Corse et la Sardaigne ne font plus qu'un, et l'Adriatique, entre l'Italie et la Croatie, est devenue une plaine. (ITTIZ AT EN.WIKIPEDIA CC BY 3.0 VIA WIKIMEDIA COMMONS)

Atlantropa : une vision qualifiée de "folle et utopiste" par le biologiste marin Alexandre Meinesz qui, plus de 90 ans plus tard, la défend pourtant dans un livre, Protéger la biodiversité marine (Odile Jacob), paru en 2021. Pour lui, l'urgence climatique et la montée des eaux réactualisent le vieux projet de Sörgel. Fermer la Méditerranée par un barrage à Gibraltar permettrait de compenser l'élévation du niveau de la mer prévue dans les scénarios du Giec à l'horizon 2100. Ce barrage est par ailleurs, selon Alexandre Meinesz, la seule option pour éviter que l’ensemble du littoral méditerranéen ne soit artificialisé par l’homme et que des dégâts considérables ne soient portés à la vie marine. Sa vision du barrage engendrerait une baisse du niveau actuel de la Méditerranée de 20 cm qui permettrait, selon lui, de retrouver le niveau au début du XXe siècle.

Alexandre Meinesz n’a pas chiffré son projet qui prévoit également de construire des écluses au niveau du canal de Suez pour pallier la montée des eaux de la mer Rouge. Mais il estime que 23 États méditerranéens pourraient le financer et que des communications ferroviaires et routières pourront être mises en place au-dessus du barrage. Il insiste sur le fait qu’il sera moins cher de financer une solution globale que des digues individuelles, d’autant plus que les systèmes actuels comme les épis perpendiculaires (quelque 280 érigés devant les rivages de Camargue et de Languedoc) ou les 30 km de digues installées devant les côtes françaises, seront impuissantes face à l’inexorable montée des eaux. "Quand on compare ce que vont coûter la montée des eaux d’un mètre et la construction du barrage, on est dans un rapport du simple au triple", assure le biologiste.

Mais le projet est complexe, admet Alexandre Meinesz : il faudra notamment veiller à ne pas modifier la salinité et les courants, laisser suffisamment d’ouvertures pour permettre une communication de la biodiversité entre la Méditerranée et l’Atlantique et laisser passer suffisamment de volume d’eau pour compenser l’évaporation naturelle.  

Techniquement réaliste ?

En 2014, un jeune ingénieur de l’École polytechnique fédérale de LausanneHa-Phong Nguyen, a également étudié la question pour son master de génie civil. Mais contrairement au projet de Sörgel qui entendait construire trois barrages pour fermer la Méditerranée (le premier entre l’Espagne et la Maroc, le second entre la Sicile et la Tunisie et un troisième dans le détroit des Dardanelles), Ha-Phong Nguyen en envisage deux : un entre l’Espagne et le Maroc, l’autre entre Djibouti et le Yémen, pour réguler le niveau de la mer Rouge via le canal de Suez. Et, côté Gibraltar, il éviterait la zone la plus étroite (14 km) mais la plus profonde (800 mètres) et construirait son barrage à l'est de Tanger : "Il y a 27 kilomètres entre les deux continents, mais c’est moitié moins profond", expliquait-il.

Le détroit de Gibraltar. (GOOGLE MAPS)

Pour limiter l’impact sur le trafic maritime et la circulation des espèces, le jeune ingénieur avait prévu de ne fermer le détroit qu’à 90%, en laissant une ouverture d’un kilomètre ce qui permettrait, selon lui, de "maintenir constant le niveau de la Méditerranée, en supposant que l’augmentation du niveau de l’Atlantique se situerait à 50 cm". Ha-Phong Nguyen a également fait le calcul de la production d’énergie qu’on pourrait tirer du barrage, nettement moins optimiste que celui de Sörgel. "Avec les marées, je suis arrivé à des valeurs entre 600 et 1300 GWh", détaillait-il. Il comparait à l’époque avec la centrale nucléaire suisse de Mühleberg qui produisait, avant son arrêt, 2 à 3000 GWh par année. "Il est indispensable de le combiner à d’autres systèmes qui peuvent produire de l’énergie comme des éoliennes et des forages géothermiques", ajoutait-il. Toutefois, il reste un obstacle de taille rendant ces projets probablement irréalisables : le déplacement des plaques africaines et européennes.

En 2016, c'est Jim Gower, de l’Institut des sciences de la mer du Canada, qui présentait également un projet de barrage dans la revue Natural Hazards [article payant]. Comme Ha-Phong Nguyen, sa première idée était de le bâtir dans la zone moins profonde, avec 25 km de long à 284 mètres de fond. Il prévoyait d’utiliser les roches locales que des bateaux largueraient sur zone, créant leur empilement progressif. Coût de la future structure : quelque 45 milliards d’euros, financée par la production d’énergie qui s’accroîtrait au fur et à mesure que le niveau général des océans monterait. Il envisageait également le tourisme comme source de financement.

Un projet similaire en mer du Nord  

Un autre projet de barrage cette fois 100% européen est envisagé par des scientifiques hollandais, sur le même principe : contenir les eaux. Mais cette fois, c'est la mer du Nord et la Baltique qui sont concernées. Long de 475 km de long entre le nord de l'Écosse et l'ouest de la Norvège et de 160 km entre la pointe ouest de la France et le sud-ouest de l'Angleterre, le Northern European Enclosure Dam protégerait les côtes d’une quinzaine de pays européens. Les coûts d’un tel projet ont été estimés entre 250 et 500 milliards d'euros soit seulement "0,1 % du produit national brut, annuellement sur 20 ans, de tous les pays qui seraient protégés par un tel barrage", selon le Dr Sjoerd Groeskamp, ​​océanographe à l'Institut royal néerlandais pour la recherche en mer, qui a fait les calculs avec son collègue suédois Joakim Kjellson de GEOMAR à Kiel, en Allemagne. Ils ont publié leur étude en février 2020 dans la revue scientifique Bulletin of the American Meterological Society.

Selon eux, la construction d’un tel barrage est "techniquement faisable", la profondeur maximale de la mer du Nord entre la France et l'Angleterre étant d’à peine cent mètres et en moyenne de 127 mètres entre l'Écosse et la Norvège. "Nous sommes actuellement en mesure de construire des plates-formes fixes à des profondeurs supérieures à 500 mètres", souligne Sjoerd Groeskamp.

Mais les auteurs reconnaissent que les conséquences de ce barrage pour la faune de la mer du Nord seraient considérables. "La marée disparaîtrait dans une grande partie de la mer du Nord, et avec elle, le transport de limon et de nutriments. La mer finirait même par devenir un lac d'eau douce. Cela changera radicalement l'écosystème et aura donc également un impact sur l'industrie de la pêche, explique l’océanographe. Dans le calcul final, nous devons également prendre en compte des facteurs tels que la perte de revenus de la pêche en mer du Nord, l'augmentation des coûts de navigation à travers la mer du Nord et le coût des pompes gigantesques pour transporter toute l'eau du fleuve qui se jette actuellement dans le Mer du Nord de l'autre côté du barrage. [...] Ce barrage extrême est plus un avertissement qu'une solution. Si nous ne faisons rien, alors ce barrage extrême pourrait bien être la seule solution", conclut Groeskamp.

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