Grand format

GRAND FORMAT. Bienvenue à Geamana, le village roumain enseveli au fond d'un lac poubelle

Marie-Adélaïde Scigacz le mercredi 3 juillet 2019

Le clocher de l'église de Geamăna, en Roumanie, lundi 22 avril 2019.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Oh mon Dieu ! Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas possible. (...) Ce monde de cauchemar, c'est la Terre !" A la fin du classique de la science-fiction de 1968 La Planète des singes, Charlton Heston descend de son cheval, épuisé, et s'effondre sur le sable. Face à lui se dresse le buste de la statue de la Liberté. Sa tête métallique surmontée de sa tiare à pointes, son bras droit tendu et la torche qui le prolonge dépassent d'une plage désolée, révélant le twist final aux spectateurs horrifiés : les hommes ont détruit leur propre civilisation. L'image est puissante. Loin des écrans de cinéma, un choc visuel du même ordre explique la fascination qu'exerce aujourd'hui le village englouti de Geamana, dans le nord-ouest de la Roumanie. De cette petite communauté rurale, elle aussi anéantie par la main de l'homme, ne reste qu'un ultime vestige, le clocher d'une église à demi submergée. Ici, la trace du passé révolu ne surgit non pas du sable, mais d'une mer de boue.

>> VIDEO. "Où est-ce qu'on pourrait aller ?" On a rencontré les habitants d'un village roumain enfoui sous les boues rejetées par une mine de cuivre

Pour admirer Geamana, il faut quitter la route principale à Lupsa et filer tout droit vers les monts Apuseni, les petites montagnes qui recouvrent le comté d'Alba. D'ici, une piste ravagée grimpe parmi la roche ocre et les arbres touffus. Au bout de quelques kilomètres de secousses, le lac apparaît en contrebas. Il s'étend entre les collines jumelles qui donnent leur nom au village disparu – "jumelle" en roumain se dit "geamana". Une étendue grise et compacte rencontre une eau tantôt rougeâtre et nervée de blanc, tantôt d'un éclatant bleu turquoise. Des couleurs martiennes ô combien "instagrammables" (et copieusement "instagrammées") transpercées par l'impeccable clocher. Paysage d'une autre planète ? Non. Juste l'aperçu d'une civilisation morte et enterrée.

Un village qui meurt noyé

Une croix sort de l'eau, au niveau de l'ancien cimetière de Vinţa, à Geamăna, en Roumanie, le 23 avril 2019. (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

A la fin des années 1970, le régime de Ceausescu a sacrifié Geamana. A l'époque, on s'apprête à inaugurer la plus grande mine de cuivre d'Europe dans la commune voisine de Rosia Poieni. Cette industrie doit assurer le développement économique de ce comté isolé, mais l'extraction de ces minerais génère des tonnes de résidus miniers. La vallée de Sesei devient un bassin de décantation : la poubelle de la mine. Un barrage ainsi que des kilomètres de tuyaux sont installés pour acheminer les déchets miniers – les stériles, soit un mélange de roche, de boue, d'eau et de produits chimiques pour séparer le métal de la pierre – des abords de la carrière jusqu'à Geamana, au fond de la vallée condamnée.

"La maire du village nous a rassemblées, les 365 familles du village, pour nous annoncer la nouvelle", se souvient Valeria, l'une des quelques habitantes qui occupent encore à l'année les hauteurs de ce qui fut jadis Geamana. "Tour à tour, les habitants ont donné leur avis. Il a été question de reconstruire un village, mais certains voulaient partir, aller chez un neveu ou un frère... D'autres travaillaient à la mine et ne disaient trop rien. Personne n'arrivait à se mettre d'accord sur ce qu'il fallait faire", se souvient cette dure à cuire sous son châle marron, le visage marqué par quatre décennies d'exaspération.

Valeria, une habitante de Geamana, montre une photo du village avant qu'il ne soit englouti par les déchets miniers. (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

A l'époque, Valeria a 20 ans. Elle rêve d'abandonner le travail pénible dans les champs de blé à flanc de colline et d'étudier à Oradea, à la frontière hongroise. "Je suis de la dernière génération à avoir fait mes huit classes [jusqu'à l'équivalent de la quatrième] à l'école de Geamana. Le camarade-directeur, comme on disait à l'époque, est allé voir ma mère pour la dissuader de me laisser partir. Il lui a dit que j'étais une fille bien et que là-bas, en ville, il n'y avait que des vagabonds", raconte-t-elle en levant les yeux au ciel. Ce coup du destin l'a maintenue de force "ici parmi les vaches" et en a fait une témoin privilégiée de la lente disparition de Geamana. "Après, il n'y a plus eu que quatre classes", se souvient-elle. Puis plus d'école du tout, ni d'enfants d'ailleurs.

En 1985, la mine est entrée en activité. "Ils ont commencé à déverser les résidus miniers. Là, on a compris que le village allait vraiment disparaître", dit-elle en tapotant de l'index une vieille photo de Geamana, gardée précieusement "pour se rappeler à quoi ressemblait le village". On y voit quelques maisons et l'église tout entière, construite au sommet d'une colline dominant le village. Plus de trente ans plus tard, les habitations reposent à 95 mètres de profondeur. Le lac s'étend désormais sur 221 hectares et gagne chaque année quelques centimètres.

Le village de Geamana, avant d'être submergé par les stériles miniers. (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

La maison de Valeria se trouvait elle aussi sur une colline. Elle a été rattrapée par la boue en 2014, quelques semaines après la mort de son mari. Comme pour un meuble en kit, il a fallu numéroter les planches de bois et les réassembler dans le même ordre plus haut. Ici, de l'autre côté de la piste, elle est à l'abri pour plusieurs années.

Quand le village est évacué dans les années 1980, le régime communiste dédommage les familles. Mais parfois, la valeur de ces petites maisons en pierre et en bois ne permet pas aux plus modestes de s'établir ailleurs. Surtout, les foyers ont des bêtes : des vaches, des cochons, des agneaux et des poules qu'ils ne peuvent se permettre d'abandonner. "Ceux qui avaient les moyens sont partis rapidement. Nous, les autres, on aurait dû demander plus d'argent, regrette aujourd'hui Maria. Mais à l'époque, on n'avait pas le choix. Avant 1989, personne n'avait son mot à dire." Cette habitante de Geamana ne veut pas se laisser photographier. "Deux de mes filles travaillent pour Cupru Min", glisse-t-elle au sujet de la société minière d'Etat qui a repris l'exploitation de cuivre après la chute du régime communiste et l'échec de la privatisation. "Je ne veux pas qu'elles soient embêtées", poursuit-elle en agitant sa main en l'air.

Un habitant de Geamana, en Roumanie, laboure la terre devant la maison de Valeria, au bord du bassin de décantation de la mine voisine de Rosia Poieni, le 22 avril 2019.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Du haut de ses 72 ans et de son (approximatif) mètre cinquante, Maria bêche la terre énergiquement et déloge d'un coup de savate en caoutchouc les gros cailloux qui s'y trouvent. En cette fin d'avril, le bassin n'est plus qu'à quelques mètres de ce petit carré de terre qu'elle cultive derrière sa maison. Maria devra bientôt fuir une deuxième fois.

Il y a vingt-quatre ans, l'eau est arrivée dans ma cave. Je me souviens de m'être assise dans la cuisine et de m'être mise à pleurer. Je n’avais pas envie de partir et de laisser ma vache ici. Finalement, j'ai été obligée de déménager.

Maria

Partie à 15 km de là, elle est retournée au village quand ses filles ont quitté le foyer familial. Elle loue aujourd'hui une petite ferme avec vue sur le lac au fond duquel repose son ancienne maison.

"Geamana était un beau village, animé et plein d'enfants. Tout autour, il n'y avait pas d'arbres comme aujourd'hui, mais des champs de blé et de maïs partout sur les flancs de la montagne qu'il fallait moissonner à la faucille, sans machine", lance-t-elle, nostalgique de cette époque où les enfants font leur devoir allongés dans l'herbe, un œil sur leur cahier et l'autre sur les vaches qu'ils ont pour mission de surveiller. "Chaque dimanche, on allait tous à l'église prier ensemble. On se moquait de savoir qui était catholique, orthodoxe ou protestant… Tous les enfants devaient se prosterner douze fois, sinon le prêtre tapait sur les doigts." Elle rigole : "C'était comme ça."

Cette photo transmise par Cosmina Holobut, une ancienne habitante de Geamana, montre des enfants du village avant que celui-ci ne disparaisse sous les déchets miniers. (DR)

"Les gens venaient de loin pour faire des courses au marché de Geamana", raconte à son tour Sava, qui vit un peu plus loin sur la rive. Avec l'aide de sa famille, et notamment de sa fille qui ne vit pas très loin, à Baia de Aries, elle subvient encore ainsi presque entièrement à ses très modestes besoins. Elle fait son fromage, cultive fruits et légumes, garde ses poules à l'abri des renards... "J'ai toujours vécu comme ça", lance la grand-mère.

A la mort de son mari, sa famille a bien tenté de la convaincre de quitter Geamana pour s'installer avec eux, mais Sava ne se voit vieillir que chez elle. Si la plupart des derniers habitants du village ne vivent ici qu'au printemps et en été, des saisons plus douces rythmées par les récoltes, Sava insiste pour passer l'hiver seule dans sa ferme : "C'est difficile, surtout avec cette route qui devient impraticable, mais j'ai l'habitude", balaye la septuagénaire. Derrière la maison, sa fille et son mari empilent du bois, tandis que son petit-fils, venu d'Alba Iulia, manœuvre un tracteur dans l'allée boueuse. "Il a fallu investir, parce qu'il n'y a plus assez de bras ici pour aider aux travaux de la ferme", raconte le beau-fils en empilant des bûches. Effet collatéral de la disparition du village, l'anéantissement éclair de la communauté peine les derniers villageois : "Depuis l'évacuation, c'est chacun pour soi. C'est ça le plus moche."

Poussées par la montée des eaux, les familles se sont réparties à travers toute la Transylvanie. Beaucoup ont rejoint la région de Timisoara, la grande ville de l'ouest. Via Facebook, Cosmina Holobut en a retrouvé partout en Europe et jusqu'aux Etats-Unis et en Australie. Depuis douze ans, cette ancienne habitante de Geamana vit désormais au Portugal. "Mes parents font partie de cette génération de jeunes qui ont quitté Geamana pour continuer à étudier et ne sont jamais revenus", raconte-t-elle. Cosmina voit le jour en 1980, à Cugir, mais a "toujours connu Geamana". "A l'âge de trois mois, j'y ai célébré mon premier Noël en famille et y suis retournée tous les ans depuis, pour les fêtes de fin d'année et les vacances scolaires."

Enfants, ma sœur et moi pouvions cueillir des framboises et des myrtilles, mais nous n'avions pas le droit d’approcher le bassin. A chaque période de vacances, je surveillais les vaches et m'assurais qu'elles ne boivent pas dans le lac. On le voyait grandir en revenant d'une année sur l'autre.

Cosmina Holobut

L'attachement aux racines et le charme désuet de cette vie rurale expliquent le succès de son groupe Facebook – quelque 600 personnes, liées de près où de loin au village disparu : "Ceux qui ont connu Geamana aiment se rappeler ces souvenirs, partager des photos, etc. C'est tout ce qu'il leur reste. Les endroits qu'ils ont connus dans leur enfance n'existent plus. Moi, j'ai la chance que la maison de mes grand-parents soit encore debout, mais il est devenu trop dangereux d'y entrer. Alors je me console en allant dans le verger, confie Cosmina, soudainement mélancolique. C'est mon arrière-grand-père qui a planté chacun de ces pommiers et de ces cerisiers", raconte la jeune femme, émue à l'idée de bientôt perdre ce chapitre du roman familial.

L'eau devrait avoir englouti la maison des grands-parents de Cosmina Holobut d'ici quelques mois. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

A l'intérieur, un calendrier indique l'année de leur déménagement : 2007. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"L’eau est beaucoup montée ces derniers mois, soupire-t-elle. Cet été sera sans doute ma dernière chance de voir la maison de mes vacances." D’ailleurs, le cimetière qui jouxte l’ancien foyer vient tout juste de disparaître sous une eau fluorescente. Et les petites croix en métal de se dresser comme d'ultimes mains tendues.

Une vallée qui croule sous l'or

Une maison en ruine sur une place du village de Rosia Montana, en Roumanie. (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Selon la tradition orale, le coin grouille de fantômes. Dans le folklore local, on les appelle "Vâlve Bailor", les esprits des mines, capables de prendre une apparence humaine, d'apporter la bonne fortune ou à l'inverse, le mauvais sort. Ce sont eux qui, selon les légendes, ont fait des monts Apuseni une des plus importantes régions minières d'Europe. Après la conquête des Daces par les armées romaines de l'empereur Trajan, en l'an 106, l'or extrait de ces roches a fait prospérer l'empire romain. Au fil des siècles, des kilomètres de galeries souterraines sont creusées sous les montagnes pour exploiter leurs métaux, tandis que les sommets sont plus tard décapités à la dynamite. Or, argent, cuivre… Après le faste, les Vâlve Bailor apportent la destruction sur la région.

Exposée au musée de la mine de Roşia Montana, cette photo montre des mineurs, du temps de l'exploitation de la mine d'or.  (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"Le bassin se trouverait juste là, derrière la montagne, dans la vallée de Corna. Il serait deux fois plus grand que celui de Geamana, souffle Sorin Jurca en tendant le bras en direction d'un pic rocheux. Et là, il n'y aurait plus rien." Sur les hauteurs de Rosia Montana, cet habitant-militant joue les guides : là-bas, à gauche, "les anciennes mines d'or à ciel ouvert", fermées depuis 2006 ; là-haut, "la mine de cuivre de Rosia Poieni" et "Geamana, juste derrière ce sommet" ; ici, "une des montagnes qui pourraient être rasées". Et tout autour ? Une vallée en sursis.

Depuis 1997, le société canadienne Gabriel Resources et la roumaine Rosia Montana Gold Corporation ambitionnent d'extraire de ces sommets quelque 300 tonnes d'or et 1 600 tonnes d'argent. Ce projet de mine à ciel ouvert, creusée sur une aire de plus de 40 km2, pourrait générer 250 millions de tonnes de déchets miniers, nécessitant de transformer une autre vallée faiblement peuplée en bassin de décantation. Pour ce faire, les sociétés impliquées "ont racheté les maisons et fait de Rosia Montana un village fantôme. En vingt ans, 2 000 personnes sont parties, explique Sorin. Quand j'étais petit, je devais tenir la main de ma mère pour ne pas me perdre dans la foule pendant les jours de fête. Grâce à l'activité minière, le village était assez riche", dit-il en désignant d'imposantes maisons décrépies, soutenues par des poutres.

Aujourd’hui, je ne connais pas un jeune qui pourrait s'établir ici.

Sorin Jurca

Champs de ruine sur un tas d'or, Rosia Montana partage le destin tragique de Geamana, sa voisine engloutie. A la différence qu'elle ne disparaît pas sous la boue. Elle s'écroule. "Une fois que tout le monde sera parti, que personne ne pourra plus se battre, ils détruiront tout pour creuser leur mine", s'indigne-t-il. Déterminé à se battre, il admet toutefois que le mal est fait : "La communauté locale est divisée entre partisans du projet, qui y voient une chance pour l'économie, et les autres, qui refusent de voir ce patrimoine historique, culturel et environnemental anéanti à coup de dynamite", résume-t-il. "J'ai été agressé, intimidé", raconte-t-il. Pourtant, il maintient sa position dans le camp de ceux qui "ne veulent pas que d'autres cimetières et églises de la vallée ne finissent noyés au fond de bassins de décantation".

Des collines apparaissent derrière une rue de Roşia Montana, en Roumanie, le 24 avril 2019.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Ainsi, son ami Cristi Pascal voudrait que "l'on tire les leçons de la catastrophe écologique de Geamana" : "C'est ce genre de destruction qui attend Rosia Montana et les villages autour", insiste cet artiste peintre, apiculteur et amoureux de la nature. Contrairement à Sorin, il n’est pas un enfant du pays. Il découvre la région tardivement, en janvier 2013, alors que la mobilisation pour sauver Rosia Montana gagne en publicité.

A l'entrée de Geamana, une inscripiton sur un pont de béton demande : "n'oublions pas Geamăna. Sauvons Roşia Montana !", le 22 avril 2019.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Dans la fraîcheur de la nouvelle année, il roule alors jusqu'à Geamana. "Ça a changé ma vie", raconte-t-il en descendant la colline qui mène au bord du lac. "Depuis, j'ai envie de pleurer chaque fois que je viens." Lui qui ne se prétend pas particulièrement religieux s’épanche, les larmes aux yeux, sur sa rencontre avec ce lieux hors du commun. Une sorte de révélation, raconte le quadragénaire.

Quand j'ai vu ce panorama pour la première fois, je me suis mis à prier. J'ai prié pour que l'exploitation de Rosia Poieni ferme et que, d'un coup, le flot de résidus miniers s'arrête. J'ai rêvé que je me construisais une cabane sur le flanc de la colline et que quand la boue sécherait, j’irai creuser pour déterrer l'église.

Cristi Pascal

Quatre mois après sa découverte, il revient pour la fête de Pâques, qu'il veut célébrer à Geamana, dans l'église toute neuve financée par la société Cupru Min aux abords du bassin pour les derniers habitants du village. "Ils ont récupéré une des deux cloches de l'église engloutie", se réjouit Cristi, heureux que ce son d'un autre temps retentisse encore dans la vallée. La messe se tient devant une petite vingtaine de personnes, dont Sava et son époux Viktor, qui décédera l'année suivante, en 2014. "Ils m'ont accueilli comme un ami. On s'est assis au bord du lac et Sava m'a longuement raconté la vie d'avant", se souvient l'artiste, toujours bouleversé, six ans plus tard. Désormais, il connaît le lac comme sa poche et admire toujours la résilience de ces derniers habitants, "hélas de moins en moins nombreux".

Il n'a pas plu depuis plusieurs semaines. Cristi tâte le terrain, puis prend le risque de se tenir debout sur la boue séchée. Ses pieds s'enfoncent à peine. "Si ça continue, un jour elle sera assez dure pour que des employés de Cupru Min n'accèdent à l'église", s'inquiète-t-il. "Et là, ils détruiront le clocher une bonne fois pour toutes. Pour que les curieux ne viennent plus et qu'on oublie définitivement qu'il y avait un village ici." S'il n'y a plus d'habitants ni de clocher, que restera-t-il de cette civilisation, si ce n'est quelques photos, un lac toxique et un trou dans la montagne ?

Une mémoire à ne pas oublier

Une peinture du XIXe siècle à l'intérieur de l'église de Vinta, à Geamana, en 2018. (RALUCA PRELIPCEANU)

Rencontrés dans leurs locaux à Abrud, les responsables de Cupru Min assurent que le clocher, devenu un symbole, ne sera pas détruit. A quoi bon ? "D'ici un an ou deux, il devrait avoir de toute façon disparu sous les eaux", lance l'un d'eux en haussant les épaules. En raison de cette inéluctable progression, sauver les derniers vestiges de Geamana s'apparente à une course contre la montre.

Raluca Prelipceanu en sait quelque chose. A l'été 2018, cette jeune femme originaire de Bucarest a supervisé le déménagement de l'église de Vinta, sur la rive sud du bassin de décantation. Construit dans la première moitié du XIXe siècle, l'édifice religieux s'élevait à quelques mètres de la maison de la famille de Cosmina Holobut, au pied du cimetière englouti. Condamnée à disparaître sous l'eau, l'église a été démontée, puis conduite au Musée ethnologique de Sibiu, où elle doit être reconstruite à l'identique d'ici 2021.

En 2018, l'église de Vinta a été démontée pour être déplacée dans un musée à Sibiu. (RALUCA PRELIPCEANU / MUZEUL ASTRA SIBIU / CUPRU MIN)

"Tout a commencé en février 2016, quand j'ai fait le tour du lac à pied", raconte Raluca. Diplômée en histoire de l'art à la Sorbonne, la jeune femme vit alors depuis quelques mois en immersion dans la région de Geamana, fascinée par sa communauté rurale dont elle observe avec intérêt le mode de vie "traditionnel et archaïque". "J'ai vu l'église de Vinta pour la première fois. Malheureusement, j'ai trouvé portes closes. Etant donné le faible nombre d'habitants, on y célébrait plus que cinq offices par an", explique-t-elle au téléphone dans un français parfait. "L'année suivante, le lac avait beaucoup monté et en 2018, quand j'y suis retournée, le chemin qui menait à l'église était déjà sous l'eau. Il fallait absolument que je vois l'intérieur avant qu'elle ne devienne inaccessible."

L'église de Vinta photographiée en 2018 avant qu'elle ne soit intégralement démontée. (RALUCA PRELIPCEANU)

Elle contacte alors le prêtre qui lui suggère de faire vite : la messe de Pâques sera la dernière.

En entrant dans l'église, j'ai été émerveillée. Les peintures murales, réalisées entre 1819 et 1821, étaient encore dans un excellent état, avec des couleurs très vives. J'ai senti comme une inexplicable connexion avec le peintre. J'ai su qu'il fallait que j'aide à sauver son travail.

Raluca Prelipceanu

Formé par un maître de Cluj, Simeon Silaghi a peint quelque 72 églises dans le comté d'Alba. A cette époque qui précède la création de la Roumanie, en 1859, et les révoltes paysannes du début du XXe siècle, une communauté importante vit dans ces montagnes. Les villages voisins rivalisent les uns avec les autres, chacun voulant bâtir la plus belle église. Celle de Vinţa est non seulement une réussite, assure l'historienne de l'art, mais elle est aussi un modèle pour l'église de Geamana, réalisée quelques années plus tard à quelques centaines de mètres de là, sur la fameuse colline engloutie. "On observe un style de peinture unique dans l'église de Vinta : comme des scènes de l'Apocalypse de Saint-Jean que l'on ne trouve nulle part ailleurs, s'émerveille encore la spécialiste. Le style est baroque, mais aussi très réaliste, donnant l'impression que les icônes sont avec nous."

A l'été 2018, l'église de Vinţa a été intégralement démontée afin d'être déplacée dans un musée de Sibiu, en Roumanie.  (RALUCA PRELIPCEANU / MUZEUL ASTRA SIBIU / CUPRUMIN)

En quelques mois, Raluca Prelipceanu met en relation des ONG, des experts de la restauration, des ouvriers, des architectes, afin d'assurer la survie de ce petit bout d'histoire. Cupru Min finance la sauvegarde de l'église à hauteur de 42 000 euros environ, auxquels s'ajoutent des dons privées et l'apport du musée de Sibiu. "Je me suis aperçue que beaucoup de ces contributions venaient de gens du coin qui avaient déménagé", poursuit-elle. Alors que les traditions et le dialecte local disparaissent avec les derniers habitants de ces flans de colline reculés, la Bucarestoise francophone se réjouit "qu'une trace de cette communauté survive, qu'elle ne soit pas comme rayée de l'histoire", enterrée sous les débris de la mine à ciel ouvert.

Dans le comté, l'exploitation minière à ciel ouvert a durablement modifié le paysage, mais aussi la nature, l'eau, sa faune et sa flore. Les mines ferment, mais ne disparaissent pas. En haut de ces amphithéâtres géants, les touristes observeront bientôt l'impact de l'activité humaine sur ces montagnes richissimes. Si les anciennes carrières qui parsèment les alentours de Rosia Montana sont officiellement interdites d'accès, la société Cupru Min envisage d'ouvrir à la visite le site spectaculaire de Rosia Poieni, déjà prisé, comme le bassin de Geamana. Depuis quelques années, le lac attire en effet les curieux et autres touristes, comme un nouveau patrimoine.

Le lac de Geamana (Roumanie), le 7 mai 2019. (CRISTIAN LIPOVAN)

Un couple d'Allemand qui flâne sur les rives en une radieuse après-midi d'avril explique avoir suivi les recommandations d'un guide insolite, tandis que le lendemain, un photographe de Timisoara bondit par dessus les barrières en bois qui délimitent les propriétés pour dénicher le meilleur point de vue. Impassibles, quoique passablement blasés, les derniers locaux semblent avoir pris l'habitude des caméras et téléobjectifs, tandis que des photos du bassins de décantation apparaissent sur le site de l'office du tourisme d'Alba Iulia.

Quand je poste une photo de Geamana sur internet, on me dit que c'est très beau et, en effet, l'endroit est spectaculaire. Mais il s'en dégage aussi quelques chose de profondément triste. On a du mal à croire, quand on voit cette terrible pollution et ces couleurs irréelles, qu'ici, il y avait de la vie, il y a une vingtaine d'années.

Le photographe Cristian Lipovan

Installé à Cluj, la grande ville du nord-ouest de la Roumanie, Cristian Lipovan fait partie de quelques photographes professionnels à avoir tiré le portrait du village englouti sous toutes les coutures. A Geamana règne "une atmosphère" unique, fascinante pour ce passionné de paysages désolés et désaffectés, sensible à l'environnement. Depuis 2013, il revient donc régulièrement sur place pour, dit-il "suivre l'évolution du niveau du lac". Plus que de la photographie, son art se veut ici un hommage, explique-t-il. "Un hommage à une vie d'avant, aujourd'hui disparue." Un adieu au vestige d'une civilisation ensevelie sous la boue et la roche.

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Texte et photos : Marie-Adélaïde Scigacz

Une montagne qui accouche d'un lac pourri

La mine de cuivre à ciel ouvert de Rosia Poieni, en Roumanie, le 24 avril 2019.   (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Se tenir sur le bord du cratère de Rosia Poieni, c'est se croire aux premières loges d'un chantier sur la Lune. Au fond, 360 mètres plus bas, de microscopiques camions-bennes chargés de roches remontent lentement le long de la paroi jusqu'à l'usine de traitement. Ils grossissent, grossissent, grossissent. A hauteur d'homme, la roue de ces beaux jouets – des 91 tonnes tout de même – dépassent en fait d'une tête la plupart des ouvriers. A l'usine, le minerai est séparé de la roche par flottation, une technique qui repose sur l'ajout de produits chimiques. A l'issue de ce procédé, 40 000 tonnes de poudre de cuivre quittent chaque année Rosia Poieni, direction la Chine, où un seul client achète la totalité de la production.

Une partie du résidu minier est abandonnée dans trois décharges autour de la mine. Une autre, le stérile, s'engouffre dans de larges tuyaux métalliques direction le bassin de décantation de Geamana, explique David Amariei, directeur chargé de l'environnement de Cupru Min, dans un bureau à Abrud, à une trentaine de kilomètres de là. "Les gens voient les photos d'un bassin de boue grise et d'eau rouge. Sans savoir de quoi il s'agit, ils décrètent que c'est du poison", s'agace-t-il, remonté contre la presse étrangère et son intérêt pour le lac toxique. Il assure que la vie aux alentours du bassin ne présente pas de danger.

Il s'agit d'une eau acide et nous la traitons comme c'est le cas dans tous les bassins de décantation. Nous faisons des contrôles quotidiens et nous nous plions à la réglementation européenne en matière d'environnement.

David Amariei

A l'aide d'une carte de la mine et de ses environs accrochée au mur, il lève le voile sur les improbables couleurs qui font la renommée du lac. La boue grise, c'est donc le stérile – la mine en déverse 14 000 tonnes quotidiennement. L'eau rouge, elle, provient de la montagne : l'eau de pluie se colore ainsi en se frayant un chemin dans la roche riche en minerai et en traversant les déchets miniers, elle se charge aussi en métaux lourds. Ce procédé, commun à toutes les exploitations minières, s'appelle le drainage minier acide. Cette eau acide et toxique vient se jeter dans le lac par des ruisseaux.

L’eau de pluie se charge de métaux lourds en passant à travers les résidus miniers. (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Pour contrer cette acidité, Cupru Min déverse chaque jour 30 tonnes de chaux dans le bassin, via un réseau de tuyaux. C'est cette chaux qui dessine des stries blanches et laiteuses à la surface. Elle modifie le PH de l'eau qui, toujours riche en sulfate de cuivre, prend alors cette étonnante couleur turquoise.

La chaux dessine des stries blanches et laiteuses sur la surface du bassin de décantation de Geamana. (BOGDAN CRISTEL / REUTERS)

Enfin, cette eau dont le PH est ainsi neutralisé est prélevée par un système de pompes inversées et rejetée dans l'Aries, la rivière voisine. "Et si nous ne respectons pas les critères environnementaux en vigueur, nous payons des amendes", fait encore savoir le directeur de l'environnement comme gage de sûreté.

Cupru Min neutralise l'eau acide en déversant des tonnes de lait de chaux dans le lac de Geamana. (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

L'assurance de la compagnie minière tranche avec la gravité des incidents rapportés par le passé. Autour des mines de cuivre, les rivières mais aussi les nappes phréatiques sont exposées à de l'acide sulfurique et des sulfates de métaux lourds. En 2004, de l'eau contaminée issue de l'activité de la mine a ainsi pollué l'Aries jusqu'à la ville de Turda, à 80 km de là. Quatre ans plus tard, Cupru Min est suspecté d'avoir commis une erreur à l'origine de la mort de millions de poissons dans l'Aries.

De l'eau chargée de minerai se jette dans la rivière Aries, près de la commune de Rosia Montana.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

En 2011, la défaillance d'une pompe a entraîné le rejet de ses eaux chargées en déchets miniers dans la rivière, tandis qu'une inondation en 2012 serait à l'origine du rejet d'eau rouge, listait en 2013 le site Motherboard (en anglais). En 2015, une étude de l'université de Iasi pointait également la responsabilité du phénomène de drainage minier acide dans la pollution de l'Aries. Deux ans plus tard, une étude supervisée par la compagnie minière d'Etat elle-même mettait en garde contre le risque de pollution lié à l'activité de la mine : "Des quantités significatives d'eaux acides chargées en cuivre, zinc et fer venues des décharges sont collectées par l'Aries, qui est un élément important du réseau hydrographique roumain", est-il écrit.

Les efforts de Cupru Min, qui travaille en ce moment à l'installation d'une "usine de neutralisation" pour traiter les eaux acides issues des décharges, ne peuvent garantir une activité minière propre, en Roumanie comme ailleurs. En janvier, la rupture d'un barrage d'un bassin de décantation à Brumadinho, dans le sud-est du Brésil, a précipité 11,7 millions de litres d'eau et de déchets miniers dans la nature, faisant plus de 169 morts et quelque 150 disparus. "Un tel accident n'est pas envisageable ici", rassure David Amariei pour qui le barrage construit dans les années 1980 n'est pas "juste" sûr. "Il est très sûr", insiste-t-il.

La spécificité de notre barrage, c'est qu'il est en pierre et non en béton. Cela le rend bien plus résistant.

David Amariei

En 2005, Florin Stoica a travaillé sur ce barrage. A l’époque, Cupru Min tente de vendre la mine et la Banque mondiale lance des missions d’études sur les infrastructures en vue de la fermeture du site de Rosia Poieni. "Oui, le barrage est solide, du moins pour l'instant, confie-t-il par téléphone. Mais rien n’indique que l'endroit sera sûr une fois que la mine fermera."

Il faudra en effet sans cesse corriger l'acidité de l'eau, sans quoi elle viendra attaquer l'édifice calcaire et le fragiliser. L'exploitant corrige l'acidité des déchets qu'il évacue après traitement, mais l'eau acide qui provient de la pluie et de son passage dans les résidus miniers stockés ici, elle va directement dans les sources et les nappes phréatiques.

Florin Stoica

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