: Enquête franceinfo Champ gazier au Turkménistan, incinérateur en Chine, installation industrielle au Texas… ces sites qui relâchent du méthane en toute impunité
Un gaz inodore, incolore, mais terriblement polluant. Dans le monde entier, des compagnies, en majorité pétro-gazières, rejettent dans l'atmosphère du méthane, un gaz à effet de serre plus nocif encore que le CO2. La faute à des infrastructures défaillantes, ou simplement pour réaliser des économies. Pourtant, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), il faudrait investir moins de 3% des revenus de ces compagnies d'ici 2030 (environ 100 milliards de dollars) pour réduire de 75% ces émissions. Autrement dit, une solution à court terme pour lutter contre le réchauffement climatique.
Depuis 2019, ces rejets invisibles sont détectables depuis l'espace grâce à des satellites. Sans surprise, les régions les plus polluantes, comme le Bassin permien américain ou l'Asie centrale, sont aussi très riches en hydrocarbures. En se basant sur les données du consortium américain Carbon Mapper et de l'Institut néerlandais de recherche spatiale (SRON), qui quantifient les fuites mondiales de méthane (CH4), franceinfo a pu identifier trois sites ayant causé des fuites importantes en 2023.
Turkménistan : l'équivalent de 4 000 allers-retours Paris-New York lâchés en une heure
L'ex-République soviétique est connue pour sa "Porte de l'enfer", un cratère gazier en combustion continue depuis 1971, devenu une attraction touristique. Mais le Turkménistan est aussi l'un des pires élèves en matière de pollution au méthane : le pays se hisse au premier rang des émetteurs mondiaux, rapporté à sa production d'énergie, sur la période 2019-2023.
Avec un taux d'ensoleillement très favorable (3 476 heures par an), le pays est une "cible" facile des satellites pistant les fuites de méthane. Le 2 octobre, le satellite européen Sentinel 5P a détecté une mégafuite dans l'est du pays, au rythme de 80 tonnes de méthane relâchées par heure. Cela représente la pollution produite par 3 840 allers-retours Paris-New York en avion.
L'incident provient d'une station de compression du champ gazier de Malay (province de Lebap), l'un des plus grands gisements du pays. Ce genre d'installation industrielle est conçu pour augmenter la pression du gaz extrait du gisement, afin d'en faciliter le transport par gazoduc jusqu'au consommateur. Le gisement, l'un des plus importants du pays, est exploité depuis 1986 par la compagnie nationale gazière Turkmengaz. Il approvisionne notamment la Chine, qui absorbe 78% des exportations de gaz turkmènes.
En 2022, le pays d'Asie centrale avait relâché près de 4,4 millions de tonnes de méthane dans l'atmosphère, soit près de 60% de l'empreinte carbone annuelle de la France, selon une étude de la start-up d'intelligence environnementale Kayrros pour le quotidien britannique The Guardian. "C'est un super-émetteur à la fois en nombre de fuites massives et en valeur absolue", souligne Alexandre d'Aspremont, cofondateur de Kayrros. A l'occasion de la COP28 de Dubaï, l'entreprise spécialiste des données géospatiales a créé la plateforme Methane Watch, une carte qui permet de visualiser les émissions mondiales de méthane depuis 2019.
Comment expliquer ces super-émissions ? Plusieurs chercheurs évoquent des gazoducs vieillissants et mal entretenus, datant de l'ère soviétique. "On a très peu de données sur leurs installations. Il y a un problème de transparence chez eux", déplore Thomas Lauvaux, chercheur en sciences atmosphériques et enseignant à l'université de Reims. Jointe par franceinfo, la compagnie Turkmengaz n'a pas répondu à nos sollicitations. Peu d'informations filtrent de ce pays autoritaire, où les opposants sont réduits au silence et les médias, contrôlés par l'Etat.
Environ 7% du gaz turkmène est actuellement gaspillé, selon les responsables du ministère des Affaires étrangères américain. Le gouvernement Biden a proposé en mai une aide financière et une expertise au pays pour résoudre ces problèmes. "Les Etats-Unis sont sûrement très intéressés par ce gaz naturel", estime Stéphane His, consultant indépendant sur le changement climatique. Le Turkménistan, assis sur les quatrièmes réserves mondiales de gaz naturel, suscite un vif intérêt mondial, surtout depuis la guerre en Ukraine et dans le contexte de crise énergétique.
Le président Serdar Berdymoukhamedov s'est engagé à réduire ses émissions de méthane, en créant une commission intersectorielle et en rejoignant l'accord "Global Methane Pledge", une annonce faite lors de la COP28. Cet engagement vise à atteindre une réduction mondiale des émissions de méthane d'au moins 30% d'ici 2030 par rapport à leur niveau de 2020. "Le Turkménistan va essayer de récupérer des financements, auprès de l'ONU ou d'autres compagnies pétrolières, pour faire ce qu'il faut et à moindre coût", selon Stéphane His.
Texas : plus de 15 tonnes lâchées par heure dans une installation gazière
Avec une moyenne de 29,6°C entre juin et fin août, l'été 2023 a été le deuxième plus chaud de l'histoire du Texas, selon le média local Texas Tribune. Pendant cette vague de chaleur, une station de compression de gaz du groupe américain Targa Resources, située dans l'ouest du Texas, a relâché du méthane cinq fois en un mois. L'un de ces incidents, survenu le 20 juin, a duré 15 heures et 25 minutes, selon une déclaration de l'opérateur à la Commission texane pour la qualité de l'environnement (TCEQ), qui régule la pollution aérienne.
Lors de cet incident, Targa affirme avoir relâché en tout 19,31 tonnes de gaz naturel, composé à plus de 80% de méthane. Mais au moment de son passage, un avion de la Nasa a mesuré une fuite d'environ 15,4 tonnes de méthane par heure. Si le rythme de la fuite est resté le même pendant tout l'incident, cela représenterait 238,7 tonnes au total – soit 12 fois plus que les 19,31 tonnes déclarées aux autorités.
Dans son rapport aux autorités, le groupe gazier texan évoque une "évacuation du gaz d'entrée dans l'atmosphère" liée à une "pression élevée" et à "une température élevée de l'air". En effet, la chaleur provoque la dilatation du gaz – ce qui peut faire exploser des infrastructures inadaptées. "L'acier dans lequel sont fabriqués les tuyaux ne peut pas résister à autant de pression, ils doivent donc évacuer le gaz. Ils appellent cela une situation d'urgence, mais c'est intentionnel", souligne Sharon Wilson, directrice de l'ONG texane Oilfield Witness. "Ils auraient pu anticiper en investissant dans des technologies plus adaptées aux températures extrêmes, ou en réduisant la production", abonde Luke Metzger, directeur exécutif de l'ONG Environment Texas.
Sur 1 769 incidents d'émission déclarés à l'autorité de l'air texane entre janvier et décembre 2023, environ un quart (434) sont liés au groupe Targa Resources. Mais une autre fuite survenue le 16 juin dans une usine de traitement de gaz du comté de Midkiff, au rythme de 13 tonnes relâchées par heure, ne figure pas dans les registres de l'autorité locale. "Il y a tellement d'incidents qui ne sont pas déclarés ni punis", soupire Sharon Wilson, ancienne employée de l'industrie pétro-gazière reconvertie dans la traque des émissions de méthane, aidée de sa caméra optique.
Un rapport de l'Environmental Integrity Project et d'Environment Texas (PDF) publié en 2017 révèle que la TCEQ, agence chargée de réglementer la qualité de l'air au Texas, ne pénalise qu'environ 3% des émissions non autorisées chaque année. Ces statistiques sont "inexactes", s'est défendue la Commission auprès de franceinfo, car le rapport engloberait des cas "non pénalisables". Selon plusieurs documents consultés par franceinfo, Targa a été condamnée à payer plusieurs amendes par la TCEQ, mais continue de polluer.
"L'industrie ne pollue pas seulement notre air. Elle pollue aussi notre démocratie."
Sharon Wilsondirectrice de l'ONG Oilfield Witness
Depuis 2017, les Etats-Unis sont le premier producteur de pétrole du monde grâce à leurs hydrocarbures non conventionnels. Une révolution énergétique s'est opérée au début du XXIe siècle dans le Bassin permien, vaste région aride située à cheval sur le Nouveau-Mexique et le Texas. Elle abrite l'un des principaux gisements de gaz et de pétrole de schiste du monde. Mais cette énergie, obtenue par la fracturation hydraulique, est extrêmement polluante : selon la plateforme Climate Trace, le Bassin permien texan a émis 471 millions de tonnes d'équivalent CO2 en 2021, se classant comme région la plus polluante au monde. Le Bassin permien est aussi responsable de presque la moitié des émissions de méthane américaines, selon une étude de 2021.
L'espoir est peut-être permis de voir de telles fuites résolues. Une étude interne de Kayrros sur les super-émissions du Bassin permien révèle une différence entre le Nouveau-Mexique et le Texas. "Nous avons constaté que 85% des super-émissions se situaient du côté texan. Il y a quatre fois plus de super-émetteurs au Texas, alors que la production texane ne représente que le double de la production de son voisin", observe Alexandre d'Aspremont, de Kayrros. Pourquoi une telle différence ? Le Nouveau-Mexique a adopté des règles en 2021 interdisant le torchage (action de brûler le gaz résiduel) et l'évacuation de routine du gaz. Les opérateurs sont aussi sommés de capter à 98% leurs émissions d'ici 2026. Au Texas, rien de tout cela. La législation sur le méthane commence aussi à être renforcée sur le plan national – de quoi revenir sur l'héritage de l'ex-président Donald Trump, qui avait sorti les Etats-Unis de l'accord de Paris en 2017 et assoupli la régulation sur le méthane. En 2022, les Etats-Unis ont adopté une disposition visant à réduire le gaspillage de gaz naturel dans leur loi "Inflation Reduction Act" (IRA), par une taxation de la pollution au méthane de 1 500 dollars par tonne pour les émissions de 2026 et au-delà.
Chine : une usine d'incinération de déchets pas si vertueuse
Le 17 février, une fuite d'environ 15,3 tonnes par heure a été détectée par Carbon Mapper, provenant d'une usine d'incinération de déchets domestiques à Ürümqi, province autonome ouïghoure du Xinjiang. Cette région densément peuplée, dans le nord-ouest de la Chine, est connue pour sa pollution aérienne, selon le groupe de réflexion américain Wilson Center. L'incident survenu en février n'est pas isolé : cinq autres panaches de méthane provenant du même site industriel ont été repérés en 2023 par les avions de la Nasa.
Toutes ces fuites proviennent du lieu de stockage des déchets ménagers, situé au sud du site de l'usine. Il est reconnaissable aux bâches bleues recouvrant les déchets. Certains sacs, de couleur blanche, ne sont pas recouverts. L'usine chinoise, exploitée par la Ürumqi Jinghuan Energie Environnementale Co., Ltd, produit de l'électricité à partir du gaz de décharge. Contacté, l'opérateur n'a pas répondu aux sollicitations de franceinfo.
"Quinze tonnes, c'est énorme", estime Thomas Lauvaux. "Il est possible que les couvertures couvrant les déchets ne soient pas hermétiques, ou qu'au moment de les soulever pour remettre des déchets, le méthane soit sorti d'un coup", avance le chercheur de l'université de Reims. "Ces émissions peuvent se produire involontairement à différentes étapes du processus de production, telles que la manipulation de la matière première, le processus de traitement ou l'utilisation du gaz. Il est important d'assurer une bonne maintenance et surveillance des installations pour éviter les émissions", souligne Mieke Decorte, responsable technique et projet à l'Association européenne de biogaz (EBA).
Le site, construit sur une décharge, est entré en fonction en janvier 2021, selon l'agence de presse officielle Xinhua. Huit ans plus tôt déjà, les riverains s'inquiétaient des émissions de cette usine, notamment des"dioxines produites lors de l'incinération des déchets", rapporte l'autre agence de presse étatique China News. Les autorités préfèrent de leur côté insister sur l'aspect du projet bénéfique pour l'environnement : il permettrait d'éviter la consommation de 165 000 tonnes de charbon standard par an grâce à l'électricité produite, soutient sur son site la Beijing Environment Co., Ltd, une agence d'Etat. La Chine, plus gros émetteur de méthane au monde, a publié en novembre son plan national pour contrôler le méthane, sans se fixer d'objectif chiffré de réduction des émissions.
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