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Vidéo Forêt française en crise : quand l’Office national des forêts lorgnait sur des fonds de pension

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Article rédigé par franceinfo, Benoît Collombat - La cellule investigation de Radio France
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Confronté à des finances dans le rouge, l’Office national des forêts a envisagé en 2012 d’avoir recours à des placements privés. Un montage financier jugé trop risqué a également été écarté.

"Avec le commerce mondialisé on est entré dans un monde de "requins" où il faut faire sa place pour survivre. Et ça, ce n’est pas dans les gênes du forestier." C’est le constat fait par le secrétaire général du syndicat EFA-CGC de l’ONF, Gilles Van Peteghem.

Depuis plusieurs années, l’Office se retrouve régulièrement en déficit. Son modèle économique traditionnel basé sur la vente de bois ne fonctionne plus. Sur 25 % de la surface forestière française, l’ONF produit 40 % du volume de bois vendu. "On ne peut pas aller au-delà", affirme Gilles Van Peteghem. 

L’esprit start-up

Dès la fin des années 90, l’ONF a commencé à réfléchir à d’autres solutions de financement. "C’était un peu l’esprit start-up, se souvient l’ancienne directrice adjointe de l’ONF Geneviève Rey. Pour générer du chiffre d’affaires, on a commencé à dire : il faut faire des travaux hors forêt pour des communes, voire pour des entreprises privées. Ce qui s’est développé aussi c’est l’action internationale sous l’angle commercial. Le cœur de métier de l’ONF apparaissait un peu ringard."

L’ONF développe donc ses activités commerciales. En 2014, un rapport de la Cour des comptes épingle le nombre de ses filiales "qui ne sont pas au cœur du métier de l’ONF" et "qui mobilisent du capital dont l’activité ne rapporte rien à l’ONF".

"Vous allez finir avec des Qataris !"

En 2012, la situation financière de l’ONF est à ce point, inquiétante que la direction envisage même de faire appel à des fonds de pension européens pour éviter de nouveaux emprunts bancaires.

C’est ce que montre un compte rendu du conseil d’administration de l’ONF du 21 septembre 2012, "relatif à la fourniture de services financiers", révélé par la cellule investigation de Radio France. L’objectif est de "couvrir les besoins de financement de l’ONF à hauteur de 385 millions d’euros sur les cinq ans à venir", indique le document.

Plusieurs banques consultées par l’ONF (Palatine / Natixis, HSBC, Crédit Agricole d'Ile-de-France) proposent à l’Office de recourir au placement privé européen "pour un montant de 250 millions d’euros". L’ONF émettrait des titres de créance auprès de compagnies d’assurances ou de caisses de retraite pour se financer.

Extrait du compte rendu du conseil d’administration de l’ONF du 21 septembre 2012. (DR)

Mais le 4 octobre 2012, la direction des affaires juridiques du ministère de l’Économie et des finances met son véto à l’opération. "La réalisation d’un placement privé par l’ONF supposerait une autorisation législative", autrement dit un changement du statut de l’établissement pour aller sur ces marchés, dit le document.

L’opération est donc abandonnée, comme le montre un procès-verbal du conseil d’administration de l’ONF du 24 septembre 2012.

Extrait du procès-verbal du conseil d’administration de l’ONF du 24 septembre 2012. (DR)

Le 12 mars 2013, le directeur général de l’ONF Pascal Viné (qui n’a pas souhaité répondre à nos questions) écrit au secrétaire général du ministère de l’Agriculture, Jean-Marie Aurand… nommé directeur général par intérim de l’ONF en janvier 2019. "Pour sécuriser durablement le modèle économique de l’ONF, il importe de rechercher sans délai les moyens permettant de compléter la capacité de financement de l’ONF à hauteur de 400 millions d’euros", écrit le directeur général de l’office.

"Ce schéma de placement privé est basé sur des obligations non négociables, qui ne sont pas cotées en Bourse, mais sont placées auprès d’acteurs institutionnels, décrypte l’ancien analyste financier, ex-dirigeant de l’ONG Finance Watch, Christophe Nijdam. C’est l’investisseur qui prend un risque de crédit. Pour moi, ce montage envisagé à l’époque par l’ONF n’avait rien de choquant."

Mais à l’époque, certains s’inquiètent tout de même d’un possible changement d’état d’esprit au sein de l’Office. "Une spécialiste financière m’a dit : ‘Vous allez finir avec des Qataris. Est-ce bien raisonnable ?’, raconte l’ancienne directrice adjointe, Geneviève Rey. Aujourd’hui encore, le problème est politique : que veut-on faire de la forêt publique et de ce bien commun qu’est l’ONF ?"

"Ce financement privé n’est plus d’actualité, explique le directeur général par intérim de l’ONF, Jean-Marie Aurand. Nous avons un plafond d’emprunt à 400 millions d’euros. Nous utilisons cette ligne de crédit pour faire face sans aucun problème à nos problèmes de trésorerie."

Le risque de "sommes d’origine douteuses"

En 2012, un autre projet de montage financier, jamais dévoilé jusqu’ici, est envisagé par l’ONF.

Il s’agit d’une prise de participation d’une filiale de l’ONF (ONF International) au capital d’une société, Investment Advisor, en lien avec un fonds spécialisé dans l’agroforesterie, le fond Moringa qui promet entre 10 et 12 % de taux de profit à ses investisseurs.

Extrait du projet de participation d’une filiale de l’ONF au capital d’une société en lien avec un fonds spécialisé dans l’agroforesterie, le fond Moringa. (DR)

Ce fonds est également lié à plusieurs sociétés luxembourgeoises, l’ensemble étant supervisé par la banque de droit suisse, La Compagnie Benjamin de Rothschild.

Un montage qui sème le trouble au sein de l’ONF. "Ce projet Moringa peut soit mettre en jeu des sommes d’origine douteuses, que leur propriétaire souhaite réinvestir légalement en Europe, soit des sommes propres que les propriétaires souhaitent faire échapper au fisc", écrit le département financier de l’ONF, le 7 juin 2012. "La révélation de l’implication, même indirecte, de l’ONF dans de telles activités pourrait être lourde de conséquences. Il est donc nécessaire qu’ONF International n’ait aucun lien capitalistique avec le projet et n’en soit pas le sponsor."

Un mois plus tard, c’est au tour du contrôleur général économique et financier de mettre son véto à l’opération. Dans une note adressée le 2 juillet 2012 au directeur général de l’ONF, il met en garde sur "la complexité, l’opacité et l’ambiguïté du montage envisagée [qui] présente des risques pour l’ONF et pour l’Etat. […] Si des investisseurs s’estiment lésés par la faute d’ONF International, un défaut de surveillance pourra être reproché aux tutelles de l’ONF. L’État sera alors dans une situation délicate sur un sujet très sensible. Le problème ne sera alors plus seulement juridique, mais diplomatique et politique", conclut le contrôleur financier.

L’ONF abandonne donc ce mécano financier. En revanche, il décide de travailler comme "assistant technique" avec ce fond d’agroforesterie en Afrique et en Amérique latine (au Nicaragua).

Interrogé sur sa collaboration avec le Fonds Moringa, l’ONF explique que "ses missions incluent l’identification de marchés, l’appui au développement de projets et modèles agroforestiers et sylvopastoraux, l’analyse des risques agronomiques, génétiques, biologiques (espèces envahissantes et maladies) et liés à la capacité technique des planteurs, l’analyse des risques ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), la proposition d’actions pour les réduire, l’élaboration de programmes pour les planteurs, y compris sur les aspects administratifs et financiers ainsi que l’évaluation de la production (cultures et bois), des prix et des systèmes d’approvisionnement et de transformation."

De son côté, le Fond Moringa a répondu à l'écrit à la cellule investigation de Radio France et estime que "les 'risques' soulevés" par les documents publiés par nos journalistes "ne se sont en aucun cas matérialisés". Il ajoute être "régi selon les règles européennes" et supervisé par "le régulateur financier luxembourgeois".

"Pourquoi blacklister Total ?"

Pour trouver des financements, l'ONF multiplie également les partenariats avec des entreprises privées. L'Office national des fôrets affiche ainsi une quarantaine de "mécènes" comme le lait Guigoz, la banque HSBC ou l’assureur AXA. Dernier exemple en date : le pétrolier Total qui se présente comme le premier mécène de l’ONF, à travers sa Fondation. "Il y a quelques années, la Fondation Total était orientée vers les océans parce que l’entreprise était sous le feu des projecteurs à cause des forages offshores, explique Sylvain Angerand de l’association Canopée. Aujourd’hui, Total finance des actions pour planter des arbres, pour faire oublier l’immense bioraffinerie de pétrole qu’ils veulent reconvertir en raffinerie à base d’huile de palme, à la Mède, près de Marseille. C’est du greenwashing. Et qui est tombé dans le panneau ? L’ONF."

"Quel est le problème ?, répond le directeur général par intérim de l’ONF, Jean-Marie Aurand. La Fondation Total est un partenaire parmi d’autres. Au nom de quoi je dirais à Total : on ne veut pas de votre argent ! Pourquoi nous blacklisterions Total ? C’est une entreprise française qui soutient des organisations non gouvernementales. Pour moi l’important c’est que l’argent qui nous est donné par nos mécènes soit bien utilisé." La direction de l’ONF ajoute que ces dons "représentent 1,5 million d’euros ces dernières années, qu’il faut comparer aux 200 millions d’argent public qui financent chaque année l’ONF."

Contacté, Total n’a pas répondu à notre demande d’interview.

"Le jour où le financement des services publics sera en partie assuré par le monde de l’entreprise, des industriels, et des lobbies, tous ces acteurs ne se contenteront pas de payer et de faire de la communication, ils commenceront à influer sur la politique du service public, s’inquiète le représentant de l’intersyndicale, Philippe Canal. Le service public doit être indépendant du monde de l’entreprise. On voit très bien où ce genre de dérives peut mener."

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