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GRAND FORMAT. "Si l'ours disparaît, mon métier va mourir" : le plaidoyer d'une bergère en Béarn

Thomas Baïetto le jeudi 26 juillet 2018

La bergère Élise Thébault, le 17 juillet 2018 à Etsaut (Aquitaine). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Assise dans l'herbe, Élise Thébault "jumelle" son troupeau. En contrebas, ses manechs tête noire, des brebis rustiques du Pays basque, pacagent avec gourmandise dans leur "quartier des belles journées". Ce cirque qui ferme le haut de l'estive de Salistre, l'un des pâturages d'été de la vallée d'Aspe, regorge de réglisses de montagne et de serpolets, leurs "péchés mignons". "Je fais le tour pour voir s'il n'y en a pas à la traîne derrière un rocher", commente la bergère d'Etsaut (Pyrénées-Atlantiques). Au milieu des brebis étalées dans la pente, trois patous, des chiens de montagne des Pyrénées, se prélassent au soleil. "Tiens, Pitchou est resté avec les trois dernières à l'arrière. Cannelle est à l'avant du troupeau, avec Ouest… L'ours n'a qu'à bien se tenir", lance, dans un sourire, Élise Thébault.

Son ton n'est pas menaçant, encore moins chargé d'inquiétudes. Cette femme de 38 ans ne craint pas l'ours. Comme elle, une quinzaine de bergers du Béarn ont pris position pour la réintroduction du plantigrade dans les Pyrénées-Atlantiques, annoncée par Nicolas Hulot en mars. Le ministre de la Transition écologique et solidaire veut lâcher deux femelles pour donner une chance de se reproduire aux deux mâles isolés dans le département. Alors que ce projet a mis la majorité des organisations agricoles et des associations d'éleveurs du département sur le sentier de la guerre, Élise Thébault veut faire entendre un autre point de vue. "Ces gens qui parlent au nom de tous les paysans, je ne suis pas d'accord, expose-t-elle, avant de plaisanter. Je ne veux pas me retrouver pendue en haut de l'église d'Etsaut, mais il y a des choses qui doivent être dites. (...) Nous sommes là-haut, notre parole aussi doit avoir du poids."

"Le problème, ce n’est pas l'ours"

La bergère Élise Thébault sur la route de l'estive de Salistre, le 16 juillet 2018 à Etsaut (Pyrénées-Atlantiques). (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

Pour monter à la cabane de Salistre (à 1 750 m d'altitude), il faut suivre un sentier qui surplombe les gorges de l'enfer et la rivière du Sescoué. La promenade offre une vue imprenable sur le versant opposé où Cannelle, la dernière ourse de souche pyrénéenne, a été abattue par un chasseur en 2004. Un peu plus loin, près de l'embranchement du sentier du GR10 qui traverse toute la chaîne des Pyrénées, un morceau de barbelé accroché à un arbre rappelle que les randonneurs ne sont pas les seuls à remonter ce vallon qui conduit au pied de l'estive d'Élise Thébault. Ce piège à poils permet au réseau Ours Brun, mis en place par l'État, de surveiller les allers-venus des ursidés dans le coin. Depuis juillet 2017, des indices de la présence de l'animal ont été relevés à six reprises sur la seule commune d'Etsaut, selon les chiffres de la DREAL Occitanie.

La réintroduction ne va pas nous faire cohabiter avec l'ours. On y est déjà.

Élise Thébault

Une présence que la bergère, qui travaille dans les Pyrénées depuis 2003, juge normale, contrairement à ses collègues anti-ours. "La cohabitation entre un prédateur qui est l'ours et le pastoralisme est complètement impossible et insupportable", expliquait en mars sur franceinfo Olivier Maurin. Le président de la fédération transpyrénéenne des éleveurs de montagne, dont la ferme se trouve à l'entrée de la vallée d'Aspe, soulignait notamment les risques d'attaques et l'exemple de l'Ariège où vivent la majorité des 43 ours du massif – 126 attaques pour 404 brebis tuées en 2017.

"Ici, il y a toujours eu des ours", répond Elise Thébault. "Quand j'entends certains dire que l'ours est incompatible avec le pastoralisme, c'est un mensonge. Les bergers ont toujours dû cohabiter avec lui." C'est en effet entre Aspe et Ossau que se trouvait le dernier refuge de l'animal dans la chaîne avant les premières réintroductions d'ours slovènes en 1996. Pour Élise Thébault, l'animal est un "bouc-émissaire" des difficultés – prix, concurrence étrangère, rareté des terres – du monde agricole. "En réalité, il a très peu d'impact sur les estives. C'est rare de le croiser, c'est un animal sauvage", qui mange principalement des végétaux, rappelle la bergère. Depuis qu'elle s'est installée à Salistre, à l'été 2012, elle ne l'a jamais vu. Selon les rapports du Réseau Ours Brun, 18 attaques et 41 victimes ovines ont été imputées à l'ours dans les Pyrénées-Atlantiques depuis cette date. La dernière remonte à 2015.

La bergère Élise Thébault surveille son troupeau, le 17 juillet 2018 à Etsaut (Pyrénées-Atlantiques). (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

En six ans, Elise Thébault n'a connu qu'un seul assaut, à la Soum d'Ypy, son estive intermédiaire d'Etsaut où elle fait monter son troupeau de 200 ovins au printemps. "Il n'a jamais touché les brebis quand j'étais là, pose-t-elle. Mais j'en avais égaré deux dans la montagne. C'est lui qui les a trouvées le premier, il m'en a pris une." Un chiffre qu'elle compare avec la douzaine de bêtes emportées par la maladie sur la même période ou les 15 fausses couches provoquées par les chiens des voisins dans ses quartiers d'hiver, en vallée de Soule. "Ils leur couraient après pour jouer, elles finissaient par tomber par terre d'épuisement. Le problème, ce n'est pas l'ours, ce sont les gens qui ne tiennent pas leurs chiens", assène-t-elle.

Dans sa petite cuyala – cabane en béarnais – de 12 m2 éclairée à la bougie, Élise Thébault attrape un dictionnaire et l'ouvre à la lettre B. "'Berger : personne qui garde les moutons', lit-elle à voix haute. C'est notre métier de protéger les brebis. Sinon, t'es éleveur." Une petite pique adressée à ceux qui ne montent plus en estive et laissent parfois leur troupeau pacager sans surveillance dans la montagne. Pour Élise Thébault, la présence du prédateur est même l'une des raisons d'être de sa profession.

Si l'ours disparaît, la montagne va se vider de ses hommes et le vrai métier de berger va mourir.

Élise Thébault

"En Béarn, nous avons la forme de pastoralisme la plus adaptée à l’ours"

Cannelle, l'un des trois patous d'Élise Thébault, le 17 juillet 2018 à Etsault (Pyrénées-Atlantiques). (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

Le soleil commence à disparaître derrière le pic d'Anie. Les brebis patientent près du parc de nuit, à quelques mètres de la cabane. "Ossau, fais le tour, pousse, stop", hurle Élise à son bras droit, un border collie qui lui obéit au doigt et à l'œil. Pressé par la manœuvre du chien de conduite, le troupeau se bouscule dans un tintement de cloches et rentre docilement dans l'enclos électrifié. Dans l'obscurité naissante, les lampes frontales font scintiller les yeux des bêtes et des trois patous qui les veilleront toute la nuit. "Mes brebis sont parquées tous les soirs, avec les chiens. S'ils aboient, je sors avec la lampe et ça suffit à éloigner le danger", explique Élise Thébault, en disposant dans l'herbe de généreuses rations de croquettes pour les trois molosses. "Le risque zéro n'existe pas mais on limite beaucoup les risques avec nos méthodes de protection", résume-t-elle.

Ces méthodes, cette Normande d'origine a eu le temps de les affiner avant de s'installer à son compte. De 2006 à 2008, elle a travaillé comme bergère d'appui pour l'équipe technique ours juste après les réintroductions dans les Pyrénées centrales. Avec ses collègues, elle intervenait à la demande des bergers dans toute la chaîne pour donner un coup de main après une attaque ou si l'ours était signalé dans le secteur. "En Haute-Garonne et en Ariège, peu de gens parquent la nuit. Protéger le troupeau dans ces conditions, c'est compliqué. Il y a eu pas mal de cartons en 2006, notamment à Melles. L'ours tapait tous les jours", se souvient-elle. Dans ces départements, les troupeaux, principalement formés de brebis à viande, sont habituellement laissés en liberté dans les alpages. En Béarn, les bergers travaillent différemment. "Nous avons la forme de pastoralisme la plus adaptée à l'ours. Pour faire le fromage et traire les brebis, nous devons les rassembler", expose la bergère. Les parquer pour la nuit ne bouleverse donc pas la journée de travail.

Lucie Guillerot, technicienne pour La Pastorale pyrénéenne, et le chiot Ouest, le 18 juillet 2018 à Etsaut (Pyrénées-Atlantiques). (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

À partir de 2008, son expérience de bergère salariée pour des éleveurs lui a permis de mettre ses idées en application. "Un patron me demandait de parquer les brebis à 1h30 de la cabane. Je lui ai dit que je bosserai à ma façon. Les faire dormir si loin, c'est les envoyer au casse-pipe", assène-t-elle. La présence humaine est, pour elle, une condition indispensable pour protéger son troupeau. Même si Élise Thébault monte beaucoup moins à l'estive depuis la naissance de sa fille il y a près de deux ans, une bergère, salariée pour l'été, est toujours présente dans la cabane de Salistre. Les jours de beau temps, les brebis sont "envoyées" librement dans la montagne. "Mais les jours de brouillard, tu ne lâches pas ton troupeau", précise-t-elle.

Cannelito et Néré [les deux ours présents dans le département ces dernières années] ne m'empêchent pas de dormir.

Élise Thébault

Leurs croquettes avalées, Cannelle, Pitchou et Ouest reprennent leur place au milieu des brebis, en surveillant du coin de l'œil l’étranger qui tourne autour de l’enclos. Approcher le troupeau n’est pas une bonne idée. Immédiatement, Cannelle, baptisée en hommage à la dernière ourse des Pyrénées, se redresse et aboie pour dissuader toute approche. "Je l’ai eu quand elle avait deux mois. C'est un super croisement. À deux ou à quatre pattes, tu ne traverses pas le troupeau. Elle est très attachée aux brebis", commente Élise Thébault. Elle a acheté l’animal et ses deux congénères grâce à l’entremise de La Pastorale pyrénéenne, une association qui aide les bergers de tout le massif à implanter des patous au sein de leur troupeau. Ses techniciens font le tour des estives pour voir comment se comportent les animaux et conseiller les bergers. Lucie Guillerot est justement de passage pour observer Ouest, le dernier arrivé, âgé de cinq mois.

Le patou est un chien très montagnard, rustique et qui en impose par sa taille sans être trop virulent. L’ours est un pétochard, si ça aboie, il s’en va.

Lucie Guillerot

L'ours, un atout marketing et financier

Élise Thébault pose avec une tomme de brebis Pe Descaous, marquée de l'empreinte de l'ours, le 17 juillet 2018 à Etsaut (Pyrénées-Atlantiques). (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

Sur la petite table posée devant le préfabriqué qui lui sert de fromagerie en attendant la rénovation de sa cabane, Élise Thébault s'active pour mouler le produit de la traite du jour. Enveloppé dans un linge blanc, le lait caillé est pressé dans une bassine arrondie. Au fond, un morceau de métal blanc imprime sur le dos de sa tomme de brebis une empreinte… d'ours. Depuis mai 2017, elle fait partie des 14 producteurs de Pe Descaous, une marque lancée en 1995 par le Fonds d'intervention écopastoral (Fiep). L'association, qui milite pour la cohabitation entre l'ours et le berger, veut faire de l'animal, emblème des Pyrénées, un atout marketing pour les producteurs de fromage, nous avait expliqué son président, Gérard Caussimont, en avril.

L'ennemi d'hier sert à la promotion du fromage.

Gérard Caussimont

En échange de l'empreinte, le berger doit respecter un cahier des charges et s'engager à soutenir la cohabitation avec le plantigrade. Un engagement que ne regrette pas Élise Thébault. "Je le vends à des crémeries qui sont très contentes d'avoir la patte d'ours", témoigne-t-elle. La bergère se souvient de ce fromager breton qui avait posé avec sa tomme de brebis dans les colonnes du journal local. "Pour la photo, il aurait pu prendre n'importe quel fromage, il a pris le mien pour présenter sa crémerie", glisse-t-elle avec fierté. Il y a aussi cette photographe de Chambéry, qui a servi son Pe Descaous – un surnom béarnais de l'ours qui signifie "va-nu-pieds" – au vernissage de son exposition sur le pastoralisme. Selon un sondage, réalisé par l'Ifop pour les associations de protection de l'environnement en février, 84% des Français et 76% des habitants du département sont favorables à l'ours.

Cela touche nos clients de savoir que l’on s’intéresse à ce qui se passe autour de nous et que nous respectons notre environnement.

Élise Thébault

La bergère Élise Thébault traie ses brebis à la main, le 17 juillet 2018 à Etsaut (Pyrénées-Atlantiques). (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

L'animal ne fait pas que la publicité du fromage. Depuis des dizaines d'années, sa présence dans le massif pyrénéen permet aux bergers de toucher un certain nombre d'aides financières de l'Etat – détaillées dans une récente circulaire. "Je vis de mon fromage mais les aides nous permettent de mieux faire notre travail", explique Élise, avant de préciser qu'elle ne se sort pas de salaire. À Salistre, ce coup de pouce finance une grande partie de l'héliportage, du muletage (l'acheminement de produits à dos de mulet), de l'achat de chiens de protections et couvre entièrement le salaire de la bergère qui la remplace en estive. "Sans les aides, je ne pourrais pas me payer ses services", résume Élise Thébault. Pour elle, s'opposer à la réintroduction revient à mettre en danger ce système de soutien à l'économie de montagne. "S'il n'y a pas de réintroduction, il n'y a pas de raisons que les aides continuent. Ceux qui les prennent tout en étant contre l'ours devrait se poser la question", lance-t-elle.

Avec les anti-ours, le conflit couve

Élise Thébault rassemble son troupeau pour la nuit, le 17 juillet 2018 à Etsaut (Pyrénées-Atlantiques). (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

Le 7 juillet, au matin, Élise et son compagnon ont eu une désagréable surprise. La route qui passe devant chez eux était recouverte d'un tag anti-ours, comme sept autres endroits du canton ce samedi-là. "Ils avaient marqué 'pas de prédateurs chez nous'. C'est sans doute parce que j'ai participé à la concertation comme bergère pro-ours avec le préfet au mois de mai et qu'on a répondu aux journalistes", témoigne la bergère. Minoritaire dans le monde agricole, son discours n'est pas simple à assumer publiquement.

Plein de gens refusent de s'exprimer sur le sujet. C'est tabou. Les grosses voix prennent la parole et tous les autres s'écrasent.

Élise Thébault

En avril, lors de notre première visite dans la vallée, un Aspois favorable à l'ours avait catégoriquement refusé de témoigner : "On ne peut pas en parler, ça va être la guerre", avait-il glissé. "Moi, je parle parce que je suis installée", reconnaît Élise Thébault. Élisabeth Médard, la maire d'Etsaut, la commune à laquelle elle loue son estive, est une partisane déclarée de l'ursidé.

Avec l'annonce de Nicolas Hulot, la tension est montée d'un cran. A Etsaut, deux associations d'éleveurs anti-ours, l'Union des producteurs fermiers du 64 et l'Association des éleveurs transhumants des 3 Vallées béarnaises (AET3V), ont décidé de boycotter la traditionnelle fête du fromage organisée le 29 juillet. Motif : la présence, comme les années précédentes, de deux ONG favorables à l'ours, Férus et le Fiep. "On craint que, de part et d'autre, on vienne en découdre. On n'a pas envie pour notre fromage que cette fête soit arbitrée par des CRS et des grenades lacrymogènes", s'est justifié sur France Bleu Julien Lassalle, président de l'AET3V et frère du député.

De son côté, le Fiep dénonce des "pressions inadmissibles" contre la mairie pour exclure les associations. "C'est une stratégie pour faire monter la tension et faire peur aux gens. Cela nous rappelle des heures sombres de notre histoire avec des méthodes totalitaires envers ceux qui ne sont pas du même avis", assène Jérôme Ouilhon, animateur du Fiep. Pour que la fête ait tout de même lieu, Élise Thébault se "bouge" afin de remplacer les éleveurs partis. "Tant mieux, ça permet à de nouveaux de s'investir et ça laisse de la place aux jeunes", estime-t-elle.

Les brebis d'Élise Thébault sont des Manech tête noire, une race locale des Pyrénées. (THOMAS BAÏETTO / FRANCEINFO)

Malgré ces tensions, elle espère que Nicolas Hulot, qui a annulé sa visite prévue le 23 juillet à Laruns, ne renoncera pas à son projet, comme d'autres avant lui. "C'était dans les tuyaux depuis quinze ans. J'espère que, cette fois-ci, ce ne sera pas un coup d'épée dans l'eau", commente-t-elle, prudente. Pour le moment, aucune date précise, aucun lieu n'ont été annoncés pour le lâcher des deux ourses promises. Le 26 mars, le ministre évoquait une réintroduction "à l'automne". Élise Thébault espère qu'elle se fera chez elle, à Etsaut, "parce que, nous, on fera au mieux pour que cela se passe bien". "Les autres ont peur de ce qu'ils ne connaissent pas, juge-t-elle. Les bergers favorables à l'ours travaillent tous dans la zone où il se trouve." Ses brebis doivent quitter l'estive de Salistre à la mi-octobre. "Je serai peut-être encore là quand ils les réintroduiront", calcule Elise Thébault, avant de lancer : "Ça ne me fera pas redescendre plus tôt."

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                                 Reportage : Thomas Baïetto

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