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Trente ans après la répression de Tiananmen, comment la photo de "Tank Man", l'homme qui a tenu tête aux chars, est entrée dans l'histoire

L'inconnu qui a tenté, le 5 juin 1989, d'arrêter une file de blindés près de cette place centrale de Pékin, est devenu l'incarnation du courage face à l'armée. 

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Le 5 juin 1989, un homme se tient devant une file de chars sur une avenue menant à la place Tiananmen, à Pékin (Chine).  (JEFF WIDENER / AP / SIPA)

Un homme seul arrêtant une colonne de chars. Saisie par l'Américain Jeff Widener le 5 juin 1989 à Pékin, l'image a marqué les esprits. Car cet anonyme désarmé, en chemise blanche et sacs en plastique à la main, est devenu le symbole de la bravoure face à la violence de la répression. La veille, dans la nuit du 3 au 4 juin, a eu lieu l'évacuation sanglante de la place Tiananmen, où des dizaines de milliers d'étudiants convergeaient chaque jour pour réclamer plus de démocratie, la liberté d'expression, des élections libres et des mesures contre la corruption.

Le 4 juin, l'armée chinoise met un point final à sept semaines de contestations pacifiques qui ont gagné les grandes villes du pays. Quand les caméras photographient "Tank Man", l'inconnu dont la presse n'a jamais rien su, le mouvement vient d'être écrasé dans le sang et les manifestants ont perdu la partie. Retour sur une photographie de légende, dont les protagonistes n'ont jamais été identifiés.

Un cliché saisi sur  "l'avenue de la Paix éternelle" 

La veille a été meurtrière. "A 2h20 dimanche, écrit le journaliste du Monde à Pékin, Francis Deron, l'Armée populaire de libération – du moins, son 27e corps d'armée, déterminé à frapper très fort – pénètre sur la place Tiananmen".  A 85 ans, le vieux  chef historique du parti, Deng Xiaoping, a fait pencher la balance du côté d'une répression sans merci. Avant l'aube, les blindés s'avancent dans la capitale chinoise et "les soldats tirent des rafales pour dégager la place Tiananmen et les rues adjacentes", se souvient pour franceinfo l'ancien correspondant sur place de France 2, Bruno Le Dref. Plus tard, il verra "les corps empilés à la morgue" sans pouvoir avancer une évaluation fiable du nombre de victimes. 

Combien y a-t-il eu de morts à Pékin ce 4 juin ? "Les Mères de Tiananmen [l'association regroupant 128 mères d'étudiants chinois disparus] ont recensé 202 noms, détaille pour franceinfo Pierre Haski, qui fut correspondant en Chine de LibérationMais ce chiffre est loin d'être exhaustif car les autorités ont fait pression sur les familles pour qu'elles ne se joignent pas au mouvement". Lui estime que la répression a pu faire jusqu'à 2 000 morts, mais la fourchette généralement admise, fondée sur divers relevés des hôpitaux, est comprise entre 400 et plus d'un millier de morts.

La fameuse photo est prise le lendemain, lundi 5 juin, non loin de la place Tiananmen. Un groupe de quatre chars remonte "l'immense avenue de la Paix éternelle (Chang'an), qui traverse la capitale chinoise d'est en ouest", précise Le Monde, lorsqu'un homme se place devant le premier blindé. L'inconnu et la machine de guerre vont se livrer à un étrange ballet, visible sur ce reportage de CNN. Un sac plastique dans chaque main, cet homme seul, dont on ne sait rien, se déplace latéralement pour bloquer la route au char qui tente de le contourner, puis s'arrête.

Et l'incroyable se produit : l'inconnu escalade la tourelle du char, parle au conducteur, puis redescend. L'engin veut repartir, l'individu mystérieux se place à nouveau devant, l'appareil s'immobilise. D'autres images montrent l'irruption d'un cycliste, qui discute avec "Tank Man" avant que celui-ci ne soit entraîné de l'autre côté de la route par trois hommes, hors champ. Pour le protéger ? Pour l'arrêter ? La question n'est pas tranchée.

"J'ai vu un homme devant les chars"

De l'hôtel Beijing, où la presse s'est réfugiée, "nous étions une trentaine sur les terrasses à regarder les chars défiler sur l'avenue", se remémore Bruno Le Dref. Depuis la veille, ça devenait beaucoup plus compliqué de travailler. La place Tiananmen nous était interdite, tout comme la diffusion en direct depuis Pékin". Faute de pouvoir s'approcher, les reporters se pressent aux balcons de ce bâtiment sans charme où les télés américaines se sont installées. Ils seront donc plusieurs à capter au vol, à distance, la séquence devenue mythique.

Parmi eux : le Britannique Stuart Franklin, de l'agence Magnum, l'Américain Charlie Cole, du magazine Newsweek, et le photographe hongkongais de Reuters, Arthur Tsang. Celui-ci témoigne à France 2 de sa stupeur quand il prend conscience de la scène. 

J'étais sur un balcon au-dessus, et tout à coup, j'ai entendu une journaliste dire : 'Mais ce gars est fou'.

Le photographe Arthur Tsang

à France 2

"Et j'ai vu en effet qu'il y avait un homme devant les chars. J'ai réalisé qu'il bloquait tout seul les tanks", conclut-il.

"Ce type me fout en l'air ma composition"

A la même seconde, le photoreporter de l'agence Associated Press, Jeff Widener, 32 ans, est seul au balcon de sa chambre quand il appuie sur le déclencheur.

Le 5 juin 1989, un homme se tient devant une file de chars sur une avenue menant à la place Tiananmen, à Pékin (Chine).  (JEFF WIDENER / AP / SIPA)

Sur l'instant, l'auteur de la photo la plus connue, avec ses lampes blanches au premier plan et un cadrage plus rapproché que celui de ses confrères, ne comprend pas ce qui se joue. L'écrivain et journaliste Adrien Gombeaud l'a interviewé. Il raconte :

Jeff Widener était si concentré sur la ligne de chars qu'il n'a pas compris tout de suite qu'il avait pris une photo majeure. Il s'est dit : 'Ce type me fout en l'air ma composition'.

Adrien Gombeaud (coauteur de la BD "Tiananmen 1989")

à franceinfo

Que ce cliché soit devenu iconique reste un "miracle" aux yeux de son auteur. "Quand je regarde cette photo, expliquait Jeff Widener en 2014 au Wall Street Journal (en anglais), ce que je vois, c'est à quel point j'ai failli la rater complètement. (...) Quand vous prenez une photo avec un 800 mm à 1/30e de seconde, c'est une photo impossible à prendre à cette distance avec cette focale" [en raison de la probabilité importante de flou de bougé, précise Le Monde]. "C'est un miracle que cette photo soit sortie, insiste-t-il dans la vidéo ci-dessous, qui revient sur son travail tout au long des manifestations de Pékin. Un miracle".

Il n'est pas seul à douter de l'intérêt de la photo. "Sur le moment, je pensais qu'elle était inutilisable : on ne peut pas voir le visage de l'homme et il est loin", confie Stuart Franklin au South China Morning Post (en anglais), avant d'ajouter ce détail macabre : tandis que "Tank Man" faisait face au char, "vingt corps étaient enlevés de l'avenue". Les patrons de presse, affirme-t-il encore, mettront d'ailleurs du temps à s'intéresser à cet homme mystérieux, cet "habitant de Pékin comme les autres, rentrant chez lui après avoir fait ses courses", selon la formule ironique du quotidien de Hong Kong.

"CNN a réussi à planquer ses images"

Une fois la photo prise, encore fallait-il la sauvegarder. "La sécurité civile est arrivée juste après dans l'hôtel et elle a piqué toutes les cassettes. Trois ou quatre télés se sont fait prendre les images qu'elles avaient tournées", rembobine Bruno Le Dref. Il poursuit :

CNN, elle, a réussi à sortir la cassette de la Betacam, à la planquer et à l'envoyer par avion de Pékin à Hong Kong, d'où les images ont été diffusées.

Bruno Le Dref, ancien correspondant de France 2 à Pékin

à franceinfo

D'autres recourent à la même astuce, tel Stuart Franklin confiant ses images à un étudiant français qui s'envole pour Paris, selon The South China Morning Post. "C'est une époque qui n'existe plus, constate Adrien Gombeaud. Les photographes ont dû cacher les rouleaux, emmener les pellicules à l'aéroport, les confier à des confrères en partance pour Hong Kong. Aujourd'hui, il y aurait autant de photos que de chambres d'hôtel et elles seraient toutes sur Internet !"

"C'est le soldat inconnu !"

Avec le temps, la photo de "l'homme de Tiananmen" prend force de symbole. La version de l'Américain Charlie Cole remporte le World Press Photo de l'année 1990, tandis que Jeff Widener est nommé pour le prix Pulitzer en 1990. "A raison, estime Adrien Gombeaud. Un homme qui arrête un char, il n'existe pas d'image aussi puissante. En quelques secondes, il devient le symbole que n'importe qui peut faire l'histoire !" 

L'identité de "Tank Man" reste un mystère : "Rien ne permet de l'identifier et il n'a vraisemblablement joué aucun rôle majeur avant. C'est le soldat inconnu !", s'enthousiasme le coauteur de Tiananmen 1989 (éd. Seuil-Delcourt, avril 2019). La suite est tout aussi opaque. "On ne sait pas s'il est vivant ou mort, poursuit Adrien Gombeaud. On a beaucoup spéculé sur les personnes qui l'éloignent du champ de la caméra. S'agit-il de policiers ? De gens qui l'ont mis à l'abri ? On ne le sait toujours pas. On sait juste que les autorités chinoises n'ont jamais fait état d'un prisonnier jugé pour s'être opposé ce jour-là, à cet endroit-là et de cette façon-là à l'armée". 

"Le dimanche, il se serait fait écrabouiller"

On ne sait pas davantage qui était le conducteur du char, et pourquoi il a choisi de s'arrêter. "C'est incroyable qu'il ne lui ait pas roulé dessus, commente Bruno Le Dref. Peut-être qu'il n'avait pas envie d'écraser ce type, qui était un Chinois comme lui. Et surtout, l'armée avait rempli la veille sa mission, qui était de dégager la place et les alentours. On était le lendemain".  

Auteur d'un documentaire sur le dissident chinois et prix Nobel de la Paix Liu Xiaobo, qui avait servi de médiateur entre les étudiants et l'armée à Tiananmen (L'homme qui a défié Pékin, diffusion le 4 juin sur Arte à 22h45), Pierre Haski opine. "L'urgence était passée, ils avaient gagné, il n'y avait pas de danger. Le dimanche, l'homme se serait fait écrabouiller. Le lundi, l'armée n'était plus sur le qui-vive", estime l'ancien correspondant de Libération à Pékin. A rebours de l'opinion commune, il juge que la photo de "Tank Man" dessert l'histoire et fait écran à ce qui s'est réellement passé :

Cette photo douce censée symboliser le massacre de Tiananmen occulte la réalité de la violence, des cadavres.

Pierre Haski, auteur de "Lu Xiaobo, L'homme qui a défié Pékin"

à franceinfo

En Chine, arrestations et procès se multiplient, mais des filières d'évasion efficaces se mettent en place, dans le sud du pays.

Les types les plus recherchés de Tiananmen réussissent à s'enfuir grâce aux mafias de Hong Kong qui les amènent dans la colonie britannique.

Pierre Haski

à franceinfo

Difficile toutefois pour ces opposants de s'éterniser, poursuit-il, car "les Britanniques ne veulent pas d'ennuis avec les Chinois", et les autres pays ne se bousculent pas non plus. Des diplomates français déclenchent alors l'opération "Yellow Bird', qui permet, décrit Libération, "l'exfiltration via Hong Kong de plusieurs centaines de démocrates chinois". "Evidemment, il faut leur donner des visas (...). A tous. Et tout de suite", écrit l'ancien ambassadeur en Chine Claude Martin, qui retrace cet épisode dans ses Mémoires (La diplomatie n'est pas un dîner de gala, éd. de l'Aube, 2018).

L'opération est un succès : dans la plus grande discrétion, des figures marquantes de Tiananmen sont accueillies en France, et certaines défileront même aux cérémonies du bicentenaire de la Révolution française, le 14 juillet 1989. "J'étais heureux, se souvient Claude Martin. Cette opération de sauvetage silencieuse avait du sens, bien plus que toutes les déclarations et postures que les événements avaient inspirées à la classe politique française". A Paris, des exilés politiques respirent. En Chine, le printemps de Pékin est définitivement brisé. Trente ans plus tard, les images de "Tank Man" sont toujours interdites dans le pays.

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