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Récit "Cette loi a mis le feu aux poudres" : comment, en l'espace d'un été, Hong Kong s'est embrasé

Depuis le début du mois de juin, la ville connaît une agitation sans précédent. Tout est parti d'un projet de loi controversé. Retour sur cet été brûlant qui a secoué le pouvoir de Pékin.

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Plus d'un million de personnes manifestent dans les rues de Hong Kong, le 9 juin 2019. (LAMPSON YIP - CLICKS IMAGES / GETTY IMAGES ASIAPAC)

Une marée humaine jamais vue dans les rues de Hong Kong. Dimanche 9 juin, plus d'un million de personnes défilent entre les gratte-ciel pour protester contre un texte qui autorise l'île à extrader les personnes résidant sur son territoire vers d'autres régions comme la Chine continentale. Pacifistes mais déterminés, les manifestants brandissent des pancartes au message limpide : "Non à l'extradition". Ces images font le tour du globe. Le monde découvre cette vague qui va virer au noir – la couleur des vêtements portés par les manifestants – et mettre la Chine dans l'embarras.

Près de quatre mois plus tard, malgré le retrait du texte controversé et alors que la Chine célèbre sa fête nationale, mardi 1er octobre, la contestation n'a pas faibli. Au contraire. Au cours de l'été, la rébellion contre l'ombre tutélaire de Pékin s'est intensifiée et le mouvement, au départ pacifiste, s'est radicalisé au fur et à mesure que la répression devenait plus violente.

Le slogan "Non à l'extradition" est brandi dans la manifestation du 9 juin 2019, dans les rues de Hong Kong. (PHILIP FONG / AFP)

Les limites du "un pays, deux systèmes"

Pour comprendre ce virage sans précédent, il faut remonter le temps d'une année. Le 13 mars 2018, le corps sans vie d'une jeune femme hongkongaise est retrouvé dans la capitale taïwanaise, territoire indépendant. La police s'intéresse au petit ami, un Taïwanais rentré à Hong Kong le 17 février alors que le couple avait passé la Saint-Valentin à Taipei. Problème, aucun accord d'extradition n'existe entre les deux territoires. "Les parents de la victime n'ont pas arrêté d'écrire des lettres au gouvernement, dont cinq m'étaient adressées personnellement. Si vous les aviez lues, vous auriez aussi la certitude qu'il nous faut agir vite pour éviter ce genre de situation", affirme Carrie Lam, la cheffe de l'exécutif, à la presse (en anglais) un an plus tard, le 19 février 2019. 

Dans la foulée, elle propose une série d'amendements autorisant la remise des fugitifs à des juridictions dans lesquelles la ville n'a aucun accord d'extradition, notamment à Macao, Taïwan et sur le continent. La crainte d'extraditions abusives surgit. "Cette loi a mis le feu aux poudres. Le gouvernement peut s'appuyer sur ce texte et inventer n'importe quelle accusation pour vous arrêter", s'alarme Albert Siu, père de famille travaillant chez Orange. Des premiers rassemblements ont lieu en mars et fin avril. Etonnamment, "les premiers à se plaindre de cette proposition sont l'Alliance démocratique pour l'amélioration et le progrès – DAB, le parti pro-Pékin – et le milieu des affaires", précise Florence de Changy, correspondante pour plusieurs médias français, dont franceinfo, RFI et Le Monde.

Carrie Lam aurait dû se rendre compte qu'il y avait un problème avec ce texte, si même ses amis politiques ne la soutenaient pas.

Florence de Changy, correspondante pour RFI

à franceinfo

"On sentait que ça montait, ajoute la journaliste française, mais il a fallu un certain temps pour que les Hongkongais comprennent les risques d'une telle loi pour leurs libertés fondamentales". D'autant que le souvenir du "mouvement des parapluies", en 2014, n'est pas si loin. Menée par le militant Joshua Wong, cette contestation avait mis en lumière le désir grandissant de démocratie des Hongkongais. Elle avait duré 79 jours, avant de s'étioler. Cinq ans après, dans la ville la plus chère du monde, selon le dernier classement Forbes, "les Hongkongais vivent de plus en plus difficilement et les riches viennent de Chine", témoigne Philippe Le Corre, chercheur à la Harvard Kennedy School, à l'Institut de recherches internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de la Chine et de Hong Kong, qui a vécu huit ans sur place. 

"Le principe 'un pays, deux systèmes' [en vigueur depuis le 1er juillet 1997, jour de la rétrocession de Hong Kong à la Chine par le Royaume-Uni] s'est érodé, l'espace de liberté s'est réduit, confirme Vivien Wong, journaliste pour la chaîne allemande ARD et engagée dans la contestation. Et le gouvernement de Hong Kong ne fait que satisfaire le gouvernement central."  "Le président chinois Xi Jinping a concentré les pouvoirs et supprimé l'opposition en Chine, comme aucun leader ne l'avait fait depuis Mao Zedong. Il a aussi cherché à écraser la contestation à Hong Kong, politiquement rebelle", appuie Ben Bland, du Lowy Institute, sur le site Foreign Policy (en anglais). 

"Ce n'est pas une émeute, c'est une tyrannie"

Malgré la manifestation monstre du 9 juin, Carrie Lam fait la sourde oreille, puisqu'elle réaffirme le lendemain que le texte sera étudié comme prévu, le 12 juin. "C'est le jour où tout bascule, celui où on voit les premières scènes de chaos", analyse Florence de Changy. La manifestation programmée tourne mal, certains manifestants tentent de pénétrer dans le Parlement, 79 personnes sont blessées, dont deux très gravement. Un manifestant meurt en tombant d'un toit. La violence de la police prend tout le monde de court. "Je n'aurais jamais pensé que cela atteindrait ce niveau", souffle Vivien Wong. Détail loin d'être anodin, ce jour-là, les policiers ne portent pas leur badge d'identification. La raison ? Un "manque de place sur les uniformes", justifiera ensuite le ministre de la Sécurité, John Lee.

Dans la foulée, Carrie Lam annonce que la lecture du texte est reportée. Puis le 15 juin, elle le suspend, mais sans annoncer son abandon définitif. La réponse de la rue ne se fait pas attendre. Le lendemain, tout de noir vêtus, ils sont prêts de deux millions, sur 7,4 millions d'habitants, à défiler. C'est la grande "marche noire". "C'était absolument dingue, on est habitués à la concentration à Hong Kong, à être collés, mais là..., se souvient la journaliste française. C'était déjà noir de monde au point d'arrivée de la manifestation alors qu'elle n'avait pas encore débuté. C'est à ce moment que je me suis dit qu'il se passait vraiment quelque chose." 

Hasard du calendrier, au lendemain de cette marche, Joshua Wong, la figure de la contestation prodémocratique qui s'est fait connaître lors du "mouvement des parapluies", est libéré. Il rejoint immédiatement un mouvement parti pour durer. D'autant que se profile une date importante, le 1er juillet, anniversaire de la rétrocession à la Chine. Si les jours précédents sont calmes, la violence va encore monter d'un cran. Ce 1er juillet, les vitres du Parlement cèdent face aux coups d'une poignée de manifestants. 

Vers 21 heures, heure locale, un passage est ouvert et quelques centaines de manifestants s'engouffrent dans le bâtiment. L'hémicycle est vandalisé, les murs badigeonnés de graffitis et d'œufs cassés. Une pancarte est installée au-dessus du pupitre du Président, sur laquelle on peut lire : "Ce n'est pas une émeute, c'est une tyrannie." La plupart des autres manifestants assistent à la scène, certains regrettent les débordements mais ne les condamnent pas. "De mon point de vue, parce que le gouvernement ne nous écoute pas, il y a des gens qui deviennent violents. Nous sommes très faibles, nous n'avons pas d'armes. On n'est pas des émeutiers. On montre simplement notre opinion au gouvernement mais il n'écoute pas", déclare Kit Tang, artiste photographe.

Des manifestants brisent les vitres du Parlement de Hong Kong lors d'un rassemblement, le 1er juillet 2019. (ANTHONY KWAN / GETTY IMAGES ASIAPAC)

"Le projet est mort", mais pas la contestation

L'été qui s'ouvre s'annonce chaud à Hong Kong. "Les manifestants savaient que ce serait une longue bataille, avance Vivien Wong, il fallait donc que les manifestations soient régulières pour continuer de mobiliser. Sinon, l'émotion allait retomber et le soutien de la population allait diminuer." Les mots de Carrie Lam, qui déclare le 9 juillet que "le projet (de loi) est mort", n'atténuent pas les tensions. La cheffe du gouvernement devient un symbole du pouvoir de Pékin, qu'il faut faire tomber. Sa démission est en bonne place dans la liste des cinq revendications. Les manifestants réclament également l'ouverture d'une enquête indépendante sur les violences policières, le retrait de la classification "émeute" pour les événements, l'amnistie des manifestants arrêtés et un véritable suffrage universel. Le mouvement lui-même évolue. Les marches rassemblant plusieurs milliers de manifestants cèdent leur place à des mouvements de petits groupes plus rapides, plus difficiles à cadrer pour la police. "Ils adoptent le mantra de Bruce Lee, 'Be water', être fluides, insaisissables", souligne le chercheur Philippe le Corre. "Des manifestations ont lieu tous les week-ends et même occasionnellement les soirs de semaine", rapporte le Hongkongais Albert Siu.

A la fin de chaque manifestation, des gaz lacrymogènes sont tirés et des manifestants arrêtés. Parfois, ils sont mêmes passés à tabac par des membres de triades, la mafia locale, comme ce 21 juillet, après le septième dimanche consécutif de rassemblement. Dans une gare du nord-ouest de la ville, habillés de blanc, en opposition aux habits noirs des manifestants, les voyous les matraquent, sans que les forces de l'ordre n'interviennent. 

Le 11 août, une manifestante perd un œil sous les tirs de la police. Le lendemain, 5 000 manifestants intensifient le blocus de l'aéroport débuté trois jours plus tôt. Ils investissent les halls de départs et d'arrivées pour un gigantesque sit-in. Les visiteurs sont accueillis avec des slogans comme "Ne faites pas confiance à la police de Hong Kong". "Plus ils vont taper, plus on va se rebeller. On est coincés dans un cercle vicieux désormais, et l'issue va sans doute être terrible mais on ne peut pas tolérer que la loi soit bafouée par la police", explique Agnès, architecte d'une trentaine d'années, à LibérationLa direction du huitième aéroport le plus fréquenté au monde, avec 74 millions de passagers en 2018, est obligée d'annuler tous les vols.

Pour protester contre le projet de loi d'extradition et les violences policières, les manifestants hongkongais envahissent l'aéroport de Hong Kong, le 12 août 2019. (MANAN VATSYAYANA / AFP)

"Je rentrais de France ce jour-là, j'ai eu de la chance, mon vol n'a pas été annulé", sourit Julien-Loïc Garin, organisateur d'événements culturels à Hong Kong. "C'était nouveau comme manifestation, ce n'était pas un lieu de pouvoir qui était visé, mais l'aéroport, observe-t-il. C'est un lieu important pour le tourisme, qui tient une part prépondérante dans l'économie de Hong Kong." Comme le démontre une étude de ForwardKeys (en anglais), site d'analyse des vols en temps réel, le mouvement a eu un vrai impact sur la fréquentation de Hong Kong, avec notamment une chute de 33,4% des réservations de vols vers la ville depuis l'Asie (hors Chine et Taïwan) entre le 14 juillet et le 9 août. Cette manifestation dans l'aéroport dessine, selon Julien-Loïc Garin, une fracture dans l'opinion publique. Pour la première fois, certains de ses amis hongkongais ne soutiennent pas l'action.

Ils me disaient : 'Ça a impliqué des étrangers dans un problème local, ça a causé des désagréments, ça été néfaste à l'économie de la ville pour aucun retour positif.'

Julien-Loïc Garin, organisateur d'événements culturels à Hong Kong

à franceinfo

Pékin durcit son discours et évoque des "signes de terrorisme". Le 13 août, le pouvoir chinois montre les muscles et fait défiler des chars et des tanks à Shenzen, la ville située à la frontière avec Hong Kong. Les souvenirs de la place Tiananmen, où a eu lieu, en juin 1989, la répression sanglante d'un mouvement prodémocratique chinois, ressurgissent. Une menace jamais réellement prise au sérieux : "Le gouvernement chinois a mis environ trente ans pour effacer ces images négatives, il ne peut pas se permettre un second Tiananmen", souligne la journaliste hongkongaise Vivien Wong. 

"Trop peu, trop tard"

Face à la détermination des manifestants et l'incapacité de Hong Kong à contrôler la situation, Pékin est dans une impasse. Carrie Lam, elle, songe à démissionner, comme le laisse penser un enregistrement qui fuite dans la presse : "Si j'ai le choix, la première chose est de démissionner, en ayant présenté de profondes excuses", lance-t-elle lors d'une rencontre privée avec des dirigeants d'entreprises. Le 3 septembre, le pouvoir central affirme la soutenir "fermement". Et le lendemain, la cheffe de l'éxécutif annonce l'abandon définitif du texte. Mais c'est "trop peu et trop tard" pour les manifestants.

Les événements ont échappé à Carrie Lam, elle a fait une énorme erreur d'avoir pris la décision du retrait si tard, cette crise aurait pu être réglée avant.

Philippe Le Corre, chercheur à l'Iris

à franceinfo

Le dimanche suivant cette décision, ils sont encore des milliers dans les rues à manifester. "Nous attendons la réponse du gouvernement sur les autres demandes, nous voulons être entendus sur les cinq demandes, pas une de moins", martèle Vivien Wong. "Tout ce qu'il s'est passé depuis cinq ou six ans est ressorti, les problèmes économiques, sociaux, ceux des droits de l'homme... Hong Kong n'est pas encore sorti de la crise", pronostique Philippe Le Corre. "J'ai participé à plusieurs grandes manifestations et je peux vous dire que la colère des manifestants est vraiment trop grande pour que le gouvernement puisse y faire face", alerte de son côté le professeur à l'université polytechnique de Hong Kong, Chung Kim Wah. 

"Le pouvoir au peuple", demande ce militant lors de la manifestation du 16 août 2019 à Hong Kong. (ANTHONY KWAN / GETTY IMAGES ASIAPAC)

En attendant une sortie de crise, ce Hongkongais est fier de la réponse des habitants de la ville : "Nous sommes plus déterminés, plus unis contre le gouvernement, plus conscients de la nécessité d'une réforme politique, plus tolérants quant à l'utilisation d'actions plus fortes pour lutter pour la démocratie, plus disposés à sortir et à agir pour protéger nos droits fondamentaux." Une unité et une détermination dont le peuple hongkongais devrait une nouvelle fois faire preuve mardi 1er octobre, jour de la fête nationale chinoise. "C'est le jour critique. Peut-être qu'après, nous aurons une image plus claire de la situation", conclut Vivien Wong.

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