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Carte blanche à Bernard Guetta:le bel avenir de la presse
Journaliste au Monde, puis à France Inter depuis 1991, Bernard Guetta a obtenu le prix Albert Londres en 1981. Il était alors correspondant permanent en Pologne pour le quotidien.
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La presse – ses patrons comme ses journalistes – désespère de la presse.
La chute des ventes et des recettes publicitaires semblent leur donner raison mais, question : est-ce que la presse ne souffrirait pas plus d’un problème d’offre que de demande, moins de la concurrence d’internet et des écrans que du manque de valeur ajoutée de ses titres ?
C’est ce que je crois pour ma part.
C’est ce que j’avais essayé de dire dans une récente chronique de Libération qui sera donc ma contribution à cette Carte blanche.
Ce n’est pas seulement que Time soit à vendre. Bien plus alarmant encore, c’est aussi que le plus illustre des news magazine, inventeur du genre, modèle d’exigence et de rigueur dont le succès fut tel qu’il avait été copié sur tous les continents, a toutes les peines du monde à trouver un acheteur. La presse, la presse occidentale du moins, n’intéresse plus personne, ni les investisseurs qui ne croient plus en son avenir industriel, ni les annonceurs qui ne misent plus sur elle pour développer leurs ventes, ni les lecteurs, avant tout, toujours moins nombreux à acheter ses titres, quotidiens ou hebdomadaires.
Pilier de la démocratie, la presse se meurt mais de quoi ?
D’internet et des chaînes d’information continue, répond-on de toute part. Le coupable serait, autrement dit, la multiplication de sources d’information instantanée et gratuite qui frapperaient d’obsolescence des journaux payants que leurs délais de fabrication rendraient structurellement incapables de survivre à ces nouvelles concurrences. Telle qu’on la connaissait, la presse serait aussi sûrement condamnée que la calèche par l’apparition de l’automobile. Cela paraît logique, imparable, mais pourquoi avait-elle alors si bien et si longtemps résisté à l’instantanéité de la radio puis à l’impact de journaux télévisés diffusés avant même que ne soit entamée son impression ?
Car les faits sont là. Au siècle dernier, la radio n’avait nullement tué la presse. L’essor de la télévision avait précédé d’une bonne décennie l’élargissement de la diffusion du Monde et, lorsque se sont créés Libération, la Repubblica en Italie ou El Pais en Espagne, chaque foyer européen ou presque était équipé d’un petit écran.
Ce n’est pas l’évolution technologique qui tue la presse mais la perte de cette indispensable valeur ajoutée qu’est l’expression d’une vision du monde propre à chacun de ses titres. Même à la lointaine époque où ils en étaient les seuls vecteurs, les journaux ont toujours été plus que de simples organes d’information. Du temps où ils ne semblaient pas tous promis à un inéluctable déclin, tous ont toujours eu une identité politique forte, qu’elle soit implicite ou revendiquée.
Monarchistes ou républicains, de gauche ou de droite, catholiques ou communistes, tous offraient leur propre appréhension de l’actualité à des lecteurs qui leur étaient profondément fidèles parce qu’ils se reconnaissaient en eux. Tout autant qu’une source d’informations, un journal doit être un club politique dont les lecteurs sont membres et toute l’histoire de la presse est là pour le dire.
Le New York Times n’était devenu le plus influent des quotidiens du monde qu’en devenant la voix des libéraux américains, de la gauche de la plus puissante des démocraties occidentales. Le Monde s’était acquis une autorité mondiale en se faisant l’organe du non-alignement sur la scène internationale. L’Express s’était bâti sur le mendésisme et la décolonisation ; l’Observateur sur l’affirmation de la deuxième gauche ; la Repubblica sur la réinvention de la gauche italienne ; Libération sur la contestation soixante-huitarde d’un ordre révolu ; le Wall Street, le Financial Times et The Economist sur la promotion du libéralisme économique aux quatre coins du monde.
La multiplication des sources d’information instantanée ne fait aujourd’hui qu’aggraver les difficultés de ces titres. La principale raison de leur fragilité est que les idées qu’ils incarnaient ont fait leur temps, que le libéralisme a du plomb dans l’aile, que les gauches ne savent plus à quel saint se vouer, qu’il n’y a plus guère de tabous sociétaux à briser et que les grandes lignes de fracture de l’après-guerre, le communisme comme la décolonisation, sont depuis longtemps effacées.
La crise de la presse occidentale est avant tout celle des grands courants de pensée européens et américains. Elle n’est que le reflet de la panne d’idées occidentale et ce n’est pas en misant sur leurs sites d’information continue, en synthétisant les dépêches d’agence et copiant les chaînes all news, que les journaux pourront reconquérir des lectorats et rétablir leur solidité financière. C’est, au contraire, en sachant pallier l’insuffisance politique des grands partis, en faisant connaître et accompagnant de nouvelles têtes pensantes, en redevant ces défricheurs que Le Monde, l’Observateur ou Libération avaient su être à gauche et Le Point ou Valeurs actuelles à droite, que la presse se refera – sur papier ou sur écran, là n’est pas le problème.
Pour reprendre l’expression forgée par le fondateur de la Repubblica, l’immense Eugenio Scalfari, les journaux doivent redevenir des « journaux-partis », non pas l’organe d’un parti mais des partis en eux-mêmes. Seuls survivront ceux qui sauront le faire mais ceux-là ont tout l’avenir pour eux car la crise de la presse n’est pas une crise de la demande. C’est une crise de l’offre, immensément préjudiciable à la démocratie.
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