Pourquoi la Biélorussie est accusée de mener une "attaque migratoire" contre l'Europe depuis la frontière polonaise
La France, l'Union européenne et les Etats-Unis affirment que Minsk orchestre un afflux de migrants aux frontières de l'Europe. Franceinfo détaille les éléments qui fondent ces accusations.
Des milliers de migrants se trouvent toujours à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, sous des températures glaciales et dans des conditions difficiles. "Ce n'est pas une crise migratoire, c'est une attaque migratoire" menée par le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, a estimé Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, jeudi 11 novembre, sur BFMTV. "Ce que fait le régime biélorusse, c'est du trafic d'êtres humains", a de son côté déclaré Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, la veille, lors du compte rendu du Conseil des ministres.
La France n'est pas le seul pays à incriminer les autorités biélorusses dans cet afflux de migrants. Les membres européens et américain du Conseil de sécurité de l'ONU ont condamné, jeudi, une "instrumentalisation orchestrée d'être humains" par Minsk à la frontière avec la Pologne afin de "déstabiliser la frontière extérieure de l'Union européenne". Varsovie accuse Minsk de délivrer des visas de transit aux ressortissants de plusieurs pays afin d'attirer les candidats à l'exil, de les acheminer jusqu'à la frontière et même de leur fournir des outils pour découper la clôture. Franceinfo détaille les éléments qui fondent ces accusations.
Parce que la Biélorussie encourage et facilite l'afflux de migrants
"Des milliers de personnes migrantes sont utilisées, instrumentalisées, transportées en avion, puis en bus, massées aux frontières de plusieurs pays, la Lettonie, la Lituanie et plus récemment, et plus fortement, la Pologne", a affirmé Gabriel Attal.
Qu'en est-il dans les faits ? La compagnie biélorusse Belavia "opère depuis le début du mois de novembre deux vols directs par semaine" de Beyrouth, la capitale libanaise, vers Minsk en Biélorussie, rapporte Le Monde (article abonnés). "Potentiellement, près de 400 passagers par semaine. Avant, il n'y avait qu'un vol hebdomadaire", précise le quotidien.
Les voyageurs sont principalement originaires d'Irak, de Syrie, d'Afghanistan, de Turquie ou encore d'Iran. Certains viennent également du Kurdistan d'Irak. Quelque 3 000 Kurdes ont ainsi quitté la région ces trois derniers mois, et 1 600 d'entre eux ont rallié la Biélorussie grâce à un visa de tourisme, a fait savoir à l'AFP l'Association des réfugiés du Kurdistan.
Selon Fouad Mamend, consul honoraire de la Biélorussie à Erbil, les Kurdes passent par des agences de voyage pour obtenir les visas de tourisme et les billets pour les trajets indirects vers la Biélorussie, Minsk n'étant plus desservie par des vols directs depuis le Kurdistan d'Irak. Ses affirmations rejoignent les constations d'une enquête de la BBC (en anglais), publiée à la fin octobre, montrant comment la Biélorussie aide des candidats à l'exil à rejoindre l'Europe. "Sur place, les personnes à qui nous avons parlé nous ont affirmé avoir bénéficié de facilités de visas et être arrivés légalement en Biélorussie", explique Maëva Poulet, journaliste de France 24 qui a suivi une organisation humanitaire à la frontière polonaise.
"Certains disent être arrivés par le biais de formules comprenant le billet d'avion, quelques jours en hôtel puis l'acheminement vers la frontière."
Maëva PouletFrance 24
Ce trajet peut se faire avec des taxis, qui déposent les migrants à proximité de la frontière, comme s'ils étaient de simples touristes (vers 0'58" dans la vidéo ci-dessous).
Pour freiner cette dynamique, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a appelé les Etats membres à envisager des mesures à l'encontre des compagnies aériennes qui acheminent des migrants en Biélorussie. Bruxelles a en outre établi des contacts avec 13 pays dans lesquels des "abus" ont été constatés, où des vols ont servi à "l'instrumentalisation des migrants", a précisé Peter Stano, porte-parole du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell.
Parce qu'elle encadre les migrants sur place avec des hommes armés
Des migrants ont également relaté à France 24 "avoir été orientés vers les points de passage par les forces de sécurité biélorusses". En effet, des hommes en tenue militaire et armés escortent des migrants, comme le montre France 2 dans ce sujet (vers 0'40").
Parfois, les forces biélorusses empêchent les candidats à l'exil, fatigués, de rebrousser chemin. "J'ai voulu faire demi-tour pour retourner à Bagdad, mais un soldat m'a dit que c'était interdit et que je devais rester à la frontière", a raconté à franceinfo Saad Ibrahim Al-Attar, un Irakien de 65 ans, qui se trouve à la bordure entre la Pologne et la Biélorussie.
Des ONG qui viennent en aide aux migrants sur place rapportent que les forces biélorusses aident même les candidats à l'exil à franchir la frontière avec la Pologne avec des échelles ou en coupant les barbelés. C'est également ce qu'a relaté Saad Ibrahim Al-Attar à franceinfo. "Pendant trois jours, je leur ai dit [aux forces de l'ordre biélorusses] que j'avais le droit de circuler dans le pays avec mon visa, mais ils ont refusé", a-t-il raconté.
"Ils ont coupé eux-mêmes les barbelés [installés par la Pologne] et ils ont poussé tout le monde à travers."
Saad Ibrahim Al-Attar, migrant irakienà franceinfo
Selon la Pologne, au moins 3 000 à 4 000 migrants sont arrivés depuis lundi à sa frontière avec la Biélorussie. Et d'après le porte-parole du gouvernement polonais, 10 000 personnes sur le territoire biélorusse seraient "prêtes à traverser la frontière".
Parce que cette crise intervient après des sanctions de l'Union européenne
Alexandre Loukachenko est accusé d'organiser cette "attaque hybride", comme l'a appelée le chef de la diplomatie lituanienne. En effet, le président biélorusse est suspecté d'orchestrer l'arrivée de migrants et réfugiés en réponse aux sanctions européennes contre son pays après sa répression brutale de l'opposition. "On utilise des êtres humains, des hommes, des femmes, des enfants, qu'on nasse à une frontière, qu'on menace, pour faire pression sur l'Union européenne parce qu'il y a des sanctions qui ont été prises du fait de la répression et de l'arrestation d'opposants après la réélection très controversée du président Loukachenko", a affirmé, par exemple, Gabriel Attal, mercredi. Le président biélorusse s'en défend. Pourtant, à la fin mai, il avait prévenu les Européens que la Biélorussie ne stopperait plus "les drogues et les migrants" en route pour l'Europe, comme le rappelle Courrier international.
Les lourdes sanctions occidentales ont poussé Alexandre Loukachenko à se rapprocher de Moscou, mais la Biélorussie et la Russie rejettent toutes les accusations, renvoyant la responsabilité des flux de migrants aux interventions militaires occidentales au Moyen-Orient.
Yauheni Kryzhanouski, docteur en sciences politiques, enseignant-chercheur à Sciences Po Strasbourg, spécialiste des mouvements contestataires en Biélorussie, identifie au micro de France Culture "deux racines à cette situation". La première, selon lui, "c'est la crise politique au Bélarus, les manifestations de masse qui ont commencé en août 2020 et qui ont provoqué une répression brutale de la part des autorités biélorusses et qui ont résulté en sanctions de l'Union européenne".
La seconde, poursuit-il, c'est "le précédent turc, l'accord entre l'Union européenne et la Turquie en 2016 sur les migrants, qui a forcé l'Union européenne à arrêter les critiques contre la Turquie". Et de conclure : "En s'inspirant de cette question, les autorités biélorusses ont décidé d'utiliser les flux migratoires comme instrument pour réagir face aux sanctions européennes."
"Cette prise d'otage est nouvelle", estime sur franceinfo Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite au CNRS, spécialiste des politiques migratoires.
"C'est une des expressions parmi d'autres de cette prise d'otage des migrants pour gérer une forme de diplomatie, de conflit sur la scène internationale."
Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des questions migratoiresà franceinfo
Pour l'universitaire, "il faut trouver une réponse complètement organisée, structurelle, et puis assurer le quotidien humanitaire pour les personnes". Et de conclure : "Un jour, il y aura le procès de toute cette gestion des flux migratoires que l'on a en Europe."
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