Crise au Kazakhstan : entre alliances diplomatiques et intérêts stratégiques, pourquoi la Russie intervient-elle ?
Moscou, qui entretient des liens étroits avec son voisin, intervient à la demande du président kazakh et défend au passage ses intérêts stratégiques dans la région.
"L'opération antiterroriste se poursuit, les militants n'ont pas déposé les armes. Ceux qui ne se rendent pas seront éliminés." Le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, a encore intensifié, vendredi 7 janvier, la répression violente du mouvement de contestation qui secoue son pays depuis une semaine. Il a autorisé les forces de sécurité à "tirer pour tuer" afin d'étouffer les émeutes et a exclu de négocier avec les manifestants. Pour écraser les manifestations, le pouvoir peut en outre compter sur l'arrivée d'un contingent de troupes russes et d'autres pays alliés de Moscou.
Cette intervention inquiète les Etats-Unis, qui ont mis en garde les troupes russes contre toute violation des droits humains ou velléité de "prise de contrôle" des institutions du pays. Mais pourquoi le Kremlin a-t-il décidé de déployer des soldats au Kazakhstan en quelques heures à peine ? Quels intérêts la Russie détient-elle dans le pays ? Eléments de réponse.
Parce que son allié kazakh a demandé de l'aide
L'envoi de troupes russes au Kazakhstan se fait dans le cadre du déploiement d'une "force collective de maintien de la paix" de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), un groupe de six Etats né après la chute de l'URSS. Un premier contingent de 2 500 militaires est arrivé sur place jeudi 6 janvier. Sa mission sera de "protéger les installations étatiques et militaires" et "d'aider les forces de l'ordre kazakhes à stabiliser la situation et rétablir l'Etat de droit", a précisé l'OTSC. Ce déploiement sera limité dans le temps, ajoute le New York Times (article en anglais).
Selon le Washington Post*, c'est la première fois que l'OTSC mène une action militaire conjointe depuis sa création. "Lors de la crise au Kirghizistan en 2010, le pays avait appelé l'Organisation (...), dont la Russie est l'acteur principal, au secours du gouvernement et ils se sont bien gardés d'intervenir", relève Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et ancien ambassadeur de France en Russie.
En théorie, le traité ne peut d'ailleurs être activé qu'en cas d'agression par un pays tiers. Le président Tokaïev a donc justifié sa demande en affirmant que la contestation, entamée le 2 janvier face au doublement du prix du GPL qui alimente la majorité des véhicules du pays, était menée par des "terroristes" soutenus et dirigés depuis l'étranger, rapporte le Guardian (article en anglais). Le quotidien britannique note que, cette fois, l'intervention de l'OTSC a été décidée "en quelques heures".
"Même si certaines tensions ont pu apparaître dans la relation entre la Russie et le Kazakhstan ces dernières années, les deux pays restent très imbriqués, analyse Michaël Levystone, spécialiste de l'Asie centrale à l'Institut français des relations internationales (Ifri), dans un entretien à L'Express (article abonnés). Ce sont deux partenaires stratégiques, au sein de l'OTSC mais aussi au sein d'autres organisations régionales importantes, comme l'Union économique eurasiatique (UEE) ou l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Pour Vladimir Poutine, il est primordial d'éviter l'effondrement du Kazakhstan."
Parce que Moscou a des intérêts stratégiques à défendre dans le pays
Moscou n'intervient pas au Kazakhstan uniquement pour prêter main forte à un gouvernement allié. La Russie "a des intérêts très importants" chez son voisin, rappelle Jean de Gliniasty, de l'Iris. Sur le plan économique, le Kazakhstan est "son premier partenaire commercial en Asie centrale, avec une immense frontière commune de plus de 7 000 kilomètres", ajoute Michaël Levystone, dans les colonnes du Point.
C'est aussi chez son voisin, à Baïkonour, que la Russie a installé la gigantesque base spatiale d'où elle lance satellites et fusées. "Cela représente quasiment deux ou trois départements français. C'est un énorme territoire avec toutes les installations spatiales", détaille Jean de Gliniasty. Louée au Kazakhstan pour "environ 100 millions d'euros par an" selon La Croix, Baïkonour est régie par les lois russes et sa monnaie est le rouble. Elle est essentielle aux voyages en direction de la Station spatiale internationale ainsi qu'au développement du tourisme spatial, dans lequel s'est récemment lancée la Russie.
Avec cette intervention militaire, le Kremlin défend enfin des intérêts culturels. Le Kazakhstan compte une importante minorité russophone (18,5% de la population), principalement installée dans le nord du pays. "Il existe, du côté de Moscou, une volonté de consolider le pôle d'influence russe en Asie centrale que constitue le Kazakhstan, souligne Michaël Levystone auprès de L'Express. Concernant la langue, il existe une vraie crainte de voir le russe perdre du terrain dans ce pays."
Parce que le Kremlin veut préserver son influence dans la région
L'intervention russe au Kazakhstan s'inscrit, plus largement, dans la stratégie déployée par Moscou pour maintenir son influence auprès des pays issus de l'éclatement de l'URSS. Andrey Kortunov, directeur du think tank nommé Conseil russe des affaires, explique ainsi au Wall Street Journal (article en anglais) que "la priorité de l'exécutif russe est la stabilité, le maintien des régimes favorables à la Russie".
"Depuis la fin 2020, Moscou a soutenu le leader biélorusse contre un mouvement de contestation, arrêté une guerre entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie et (...) massé des troupes à la frontière avec l'Ukraine, que la Russie avait envahie huit ans auparavant", rappelle encore Reuters (article en anglais). De la même manière, Vladimir Poutine veut s'imposer, avec cette intervention militaire, comme un acteur incontournable de la région. "Si Tokaïev devait son salut à l'OTSC, et donc à la Russie, cela se traduirait effectivement par un regain d'influence politique de Moscou au Kazakhstan", décrypte Michaël Levystone.
Dans un pays qui s'efforce depuis trente ans de maintenir sa souveraineté face à Moscou, l'appel à l'aide du président kazakh est "un signal principalement envoyé à la Russie qui consiste à faire acte d'allégeance", confirme à France 24 Marie Dumoulin, directrice du programme Europe élargie du Conseil européen des relations internationales.
"Le résultat, c'est que Tokaïev, s'il se maintient au pouvoir, risque de devenir la marionnette de Moscou. Tout comme Loukachenko en Biélorussie. Il s'agirait d'une évolution, car le Kazakhstan a toujours eu peur de se faire phagocyter."
Michaël Levystone, chercheur à l'Ifriau "Point"
En tentant de prouver la puissance et l'influence de son pays à l'étranger, Vladimir Poutine cherche aussi à renforcer sa propre image, avance Michaël Levystone. "Il y a probablement une logique de communication externe, visant à dire à ses proches alliés qu'il ne laisse pas le désordre se développer à ses frontières, détaille-t-il à L'Express. C'est aussi une manière d'envoyer un message à l'intérieur de son pays, en montrant qu'il ne faut pas espérer renverser son propre régime."
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