Cet article date de plus de trois ans.

L'article à lire pour comprendre la crise diplomatique après la rupture du "contrat du siècle" des sous-marins australiens

Article rédigé par Louis Boy, Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Le président de la République Emmanuel Macron et le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian aux côtés de l'ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull, sur un sous-marin à Sydney (Australie), le 2 mai 2018. (BRENDAN ESPOSITO / AFP)

Cette décision soudaine a tendu les relations entre des alliés occidentaux historiques sur le fond de rivalité avec la Chine et d'enjeux stratégiques dans les océans Indien et Pacifique.

Les noces d'or auront fait long feu. En signant un contrat avec l'Australie pour 12 sous-marins à propulsion de type Barracuda en 2016, François Hollande pensait entamer un mariage de 50 ans avec l'île-continent. Cinq ans plus tard, le divorce est déjà consommé depuis que l'Australie a confirmé l'annulation dans la nuit du mercredi 15 au jeudi 16 septembre de ce contrat à 56 milliards d'euros, pour se rapprocher des Etats-Unis et du Royaume-Uni, qui vont lui fournir des sous-marins à propulsion nucléaire. Un "coup dans le dos", comme l'a décrit le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, que la France n'accepte pas et qui risque de compliquer les relations avec ses alliés historiques. Franceinfo vous explique quelles peuvent être les conséquences diplomatiques de la rupture de ce "contrat du siècle".

Qu'est-ce qui a déclenché cette crise ?

Le 20 décembre 2016, la France signe un contrat de vente à l'Australie de 12 sous-marins construits par la société Naval Group, pour 34 milliards d'euros, une somme qui avait depuis gonflé pour atteindre 56 milliards. Cinq ans plus tard, dans la nuit du 15 au 16 septembre 2021, l'Australie décide d'annuler cet accord et d'acheter d'autres sous-marins, nucléaires cette fois, aux Etats-Unis dans le cadre d'un partenariat nommé AUKUS impliquant également le Royaume-Uni.

La France reproche à ses alliés de ne pas avoir été avertie des tractations et n'a pas caché sa colère. Elle a pris vendredi une "décision exceptionnelle", d'après le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, en rappelant pour des consultations ses ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie. Le chef de la diplomatie français a insisté samedi 18 septembre dans le "20 Heures" de France 2 :

"Il y a eu mensonge, il y a eu duplicité, il y a eu mépris et rupture majeure de confiance. Donc ça ne va pas entre nous, ça ne va pas du tout, ça veut dire qu'il y a crise."

Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères

sur France 2

La réaction française est-elle inédite ?

Le rappel de l'ambassadeur français à Washington est du "jamais-vu dans l'histoire moderne des relations franco-américaines", d'après Annick Cizel, enseignante-chercheuse à l'université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, spécialiste de la politique étrangère des Etats-Unis. "On est au-delà du désaccord de 2003 et notre refus d'accompagner militairement les Etats-Unis en Irak."

Sur l'échelle de l'escalade des tensions entre deux pays, le rappel des ambassadeurs, c'est un premier signal d'alerte de rupture diplomatique.

Annick Cizel, spécialiste de la politique étrangère américaine

à franceinfo

"Evidemment, la France ne veut pas aller jusqu'à la rupture", tempère-t-elle, mais cette décision "n'est pas seulement une posture du gouvernement français", avec un niveau de tensions jamais atteint, même sous Donald Trump, rappelle le New York Times (en anglais). L'ambassadeur de France rentrera finalement à Washington "la semaine prochaine", ont annoncé l'Elysée et la Maison Blanche dans un communiqué commun à l'issue d'un entretien téléphonique mercredi entre Emmanuel Macron et Joe Biden.

La France et les Etats-Unis ne s'étaient pas rapprochés depuis le départ de Trump ?

Pendant quatre ans, la France a tenté de maintenir ses relations avec l'administration Trump, malgré d'évidents points de crispation. L'élection de l'ancien vice-président de Barack Obama devait tout changer. "La France s'est enthousiasmée de l'arrivée de Joe Biden au pouvoir", note Marie-Christine Bonzom, politologue et journaliste spécialiste des États-Unis. Mais neuf mois après, la diplomatie française déchante au point où Jean-Yves Le Drian compare le nouveau pensionnaire de la Maison Blanche à l'ancien, mais "sans les tweets".

"Il faut que la France comprenne que les Américains agissent vite car les échéances électorales là-bas sont très rapprochées. Les élections de mi-mandat sont l'année prochaine et Joe Biden va devoir montrer des résultats qui plaisent aux Américains, pas à la France."

Annick Cizel, spécialiste de la politique étrangère américaine

à franceinfo

Le coup de fil de Joe Biden à Emmanuel Macron, mercredi, permettra peut-être un début de réchauffement des relations. Selon le communiqué des deux chefs d'Etat, un "processus de consultations approfondies" sur la façon de rétablir la confiance entre les deux alliés va être lancé. Le communiqué promet "des mesures concrètes pour atteindre des objectifs communs". Mais il faudra sans doute attendre une rencontre annoncée fin octobre pour voir si ces mots sont suivis d'effets. Un renforcement du soutien américain aux opérations françaises au Sahel est déjà annoncé.

Que vient faire le Royaume-Uni dans cette histoire ?

Pour le Royaume-Uni, le Brexit a ouvert une nouvelle page. Avec l'accord AUKUS, le pays "cherche à se placer dans le jeu indopacifique, à être un acteur de premier plan dans le monde", explique Thibaud Harrois, maître de conférences à l'université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, spécialiste de la politique étrangère britannique. "Le Royaume-Uni cherche à convaincre les alliés asiatiques du rôle qu'il pourrait jouer dans la sécurité et l'économie de la région."

Mais, il serait "illusoire", selon cet expert, de penser que le Royaume-Uni compenserait la sortie du marché commun par un rapprochement avec l'Asie. Si les tensions politiques actuelles en Europe, notamment autour de la question des migrants, "sont réelles", la France et le Royaume-Uni partagent des intérêts stratégiques. Ils sont liés par les traités militaires de Lancaster House signés en 2010, qui établissent un partenariat de défense et de sécurité solide.

"Ce sont des traités qui durent au-delà des crispations."

Thibaud Harrois, spécialiste de la politique étrangère britannique

à franceinfo

Enfin, le rapprochement avec l'Australie et les Etats-Unis obéit aussi à l'appartenance au Commonwealth et avec la logique transatlantique du Royaume-Uni. Boris Johnson pourrait aussi utiliser cet accord pour illustrer son rapprochement avec les Etats-Unis. "Mais cela ne veut pas dire que Boris Johnson sera consulté à chaque décision internationale de Joe Biden", prévient Thibaud Harrois.

Cette crise peut-elle achever l'Otan ?

L'affaiblissement de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) n'est pas nouveau. En 2019, Emmanuel Macron l'avait d'ailleurs décrite comme en état de "mort cérébrale"Avec cette nouvelle crise, une partie de l'opposition s'est prononcée pour que la France quitte cette allianceMais cette issue est peu probable, selon Annick Cizel, dans ce contexte de "bipolarisation du monde en cours" car "la France ne peut pas quitter l'Otan dans un monde où une autre alliance se met en place entre l'Iran, la Chine et la Russie". Surtout, l'Otan, construite en opposition à l'URSS, n'est pas au cœur de cette crise, qui concerne une autre zone et un enjeu grandissant : l'opposition à la Chine dans l'Indopacifique.

C'est quoi l'Indopacifique ?

Il s'agit d'une zone géographique, qui comme son nom l'indique regroupe l'océan Indien et l'océan Pacifique et qui constitue un nœud du commerce mondialCe mot et l'idée même de considérer cette zone comme un vaste ensemble ont émergé au cours des années 2010 chez plusieurs puissances de la région, l'Australie, le Japon ou encore les Etats-Unis, en réaction au projet des "Nouvelles routes de la soie" lancé par la Chine en 2013.

Ce dernier ambitionne de "relier à la Chine toute la zone s'étirant de la Chine vers l'Europe et l'Afrique via des financements d'infrastructures", résume Céline Pajon, chercheuse à l'Institut français des relations internationales (Ifri). Ce projet s'ajoute à une politique "d'expansion maritime forte" dans la région, selon cette experte, parfois au mépris du droit international. C'est pour contrer ces actions que plusieurs puissances ont élaboré des stratégies à l'échelle de l'Indopacifique et renforcé leurs collaborations avec l'Australie à l'instar de la France. 

Pourquoi la France est-elle si énervée ?

"Nous sommes une nation de l'Indopacifique", a fait valoir Florence Parly, la ministre des Armées. Avec plusieurs territoires comme Mayotte, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, la France compte 1,65 million d'habitants dans la région. C'est d'ailleurs le seul pays d'Europe dans ce cas.

La zone économique exclusive de la France, portion de l'océan qu'elle seule peut exploiter, est la deuxième plus grande au monde grâce à sa présence dans l'Indopacifique. Et ces territoires sont précieux pour les ressources que renferment les eaux qui les entourent, aussi bien en poissons qu'en minerai. Si la France a adopté en 2019 une "stratégie de défense française en Indopacifique", c'est bien pour ses intérêts.

Pour peser, la France a cependant besoin d'alliés. C'est là qu'intervient la vente de sous-marins à l'Australie, qui représentait au-delà de la manne financière un moyen de renforcer les liens entre les deux pays et de doter un partenaire militaire d'équipements performants. La rupture du contrat fragilise cette alliance et marque aussi un rejet de la stratégie française, fondée sur le refus d'une confrontation directe avec Pékin. "Au départ, l'Australie était plutôt sur notre ligne, remarque Céline Pajon. Mais elle a évolué ces dernières années après des révélations sur l'ampleur des opérations d'influence chinoise sur son sol." Ce qui l'a poussée dans les bras des Etats-Unis, engagés dans une rivalité frontale avec la Chine, qui constituent un protecteur plus puissant.

De qui la France peut-elle se rapprocher ?

L'Australie n'est pas le seul partenaire de la France dans cette zone. Les regards se tournent notamment vers l'Inde, attachée comme la France à son indépendance vis-à-vis de la Chine et des Etats-Unis. Emmanuel Macron et le Premier ministre indien Narendra Modi se sont téléphonés pour convenir d'une "plus étroite collaboration dans l'Indopacifique". Et plusieurs experts indiens rappellent au Figaro que le pays, déjà acheteur de 36 Rafale en 2016, voudrait se doter de nouveaux sous-marins.

Paris pourrait aussi approfondir ses relations avec certains des dix pays d'Asie du Sud-Est réunis au sein de l'Asean. "On a tendance à les négliger car ce sont des puissances moindres, mais l'Indonésie contrôle notamment des détroits stratégiques pour la région", rappelle Delphine Allès, professeure en sciences politiques et spécialiste de l'Asie du Sud-Est. "Ses dirigeants sont très attachés à leur autonomie." A l'instar de la France.

La France sera sans doute aussi amenée à s'appuyer davantage sur l'Union européenne. Celle-ci est moins impliquée dans l'Indopacifique mais a publié, le jour même de l'annulation du contrat franco-australien, sa propre politique dans la région, qui reprend largement les positions françaises. L'UE a des atouts de poids pour trouver des partenaires, notamment la taille de son marché économique et le fait qu'elle représente le premier contributeur à l'aide au développement dans cette zone.

Peut-on rester fâchés avec l'Australie ?

"On ne peut pas faire comme si de rien n'était, nous devons ouvrir toutes les options", a réagi le secrétaire d'Etat français aux Affaires européennes Clément Beaune. L'Australie va d'abord devoir payer des pénalités pour avoir rompu son contrat avec la France.

Un traité de libre-échange actuellement en négociations entre l'UE et Canberra est également sur la sellette. "Les conditions seront plus drastiques pour l'Australie, mais les deux parties ont quand même intérêt à trouver un accord", estime cependant David Camroux, chercheur franco-australien au Centre de recherches internationales de Sciences Po Paris.

Les relations franco-australiennes ne se limitent pas à ces sous-marins. "Le Français Thales est le premier producteur d'armement de l'Australie", rappelle David Carmoux. "Le tramway de Melbourne est construit par des Français, le vin australien est produit à 60% par des filiales d'entreprises françaises..."  Le chercheur n'imagine donc pas que ces liens profonds disparaissent complètement.

Je n'ai pas tout lu, vous pouvez me résumer ?

Avec la rupture du contrat de vente de ces sous-marins, la France n'a pas seulement perdu des milliards d'euros, elle s'est aussi brouillée avec l'Australie, un puissant allié dans l'Indopacifique. Les puissances de cette vaste région regroupant les océans Indien et Pacifique, dont la France fait partie grâce à ses territoires d'Outremer, s'organisent et nouent des alliances pour contrer l'influence grandissante de la Chine.

En torpillant l'accord franco-australien, les Etats-Unis cherchent de leur côté à former une nouvelle alliance et à durcir leur confrontation avec la Chine, qu'ils voient comme un adversaire. Le Royaume-Uni, lui, tente de rester dans le jeu des puissances mondiales, après le Brexit. La France, elle, ne veut pas d'un conflit frontal avec Pékin et pourrait se rapprocher de l'Inde.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.