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Crise des sous-marins : quelles conséquences pour Naval Group et ses sous-traitants après la rupture du "contrat du siècle" ?

Derrière le manque à gagner pour l'industrie navale française, la rupture de contrat d'achat de 12 sous-marins met en difficulté des centaines de salariés. 

Article rédigé par Guillemette Jeannot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
L'Australie a mis un terme au plus gros contrat d'achat de sous-marins passé avec la France, le 15 septembre 2021. (JOSE NICOLAS / HANS LUCAS)

Un contrat torpillé et des salariés sur le carreau. L'annulation par l'Australie d'un contrat d'achat de 12 sous-marins français pour un montant de 56 milliards d'euros secoue le monde de la construction navale et politique. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, parle d'une "confiance trahie" par le gouvernement australien qui, dans le cadre d'un pacte de sécurité conclu avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni, a décidé d'acheter des sous-marins américains à propulsion nucléaire.

Cette fin de contrat, qui signe l'arrêt d'un programme de construction pharaonique, plonge le constructeur français Naval Group dans une position délicate. Qualifié de "contrat du siècle", l'accord franco-australien devait s'étaler sur une "cinquantaine d'années", précise ainsi Naval Group à franceinfo. Ce contrat, conclu en décembre 2016 pour un montant de 34 milliards d'euros, avait même augmenté avec la prise en compte de l'inflation sur toute la durée de l'accord.

Une indemnisation de 250 millions d'euros ?

Le programme de construction de ces douze bâtiments était composé de plusieurs étapes de réalisation, chacune soumise à une validation, nécessaire pour la poursuite du projet. Débutée en 2019, la première phase, dite de revue fonctionnelle et qui listait tout ce que le sous-marin devait pouvoir faire, venait de s'achever le 15 septembre. A ce moment-là, "l'Australie était satisfaite des performances atteignables par le sous-marin et par le déroulement du programme", assure une source au sein du ministère des Armées, citée par l'AFP. 

Cette étape devait "se poursuivre par une phase de 'basic design' pendant deux ans, puis par une phase plus détaillée pour lancer les plans des sous-marins et la construction", précise Emmanuel Gaudez, directeur du pôle média de Naval Group, interrogé par France 3 Normandie. Mais alors que Naval Group était en train de négocier la prochaine phase, pour un montant proche de 1,9 milliards d'euros, l'Australie a stoppé net la collaboration dans la nuit du 15 au 16 septembre.

"Nous allons maintenant entrer en négociations avec les autorités australiennes dans un état d'esprit constructif suite à la résiliation de leur engagement pour convenance."

Naval Group

à franceinfo

"L'analyse des conséquences financières et contractuelles de cette décision est en train d'être menée conjointement avec l’Australie", affirme encore Naval Group. Selon son porte-parole Emmanuel Gaudez, le constructeur entend demander une "somme importante"La presse australienne évoque d'ailleurs une potentielle indemnisation de près de 250 millions d'euros. D'après le député Christophe Castaner, qui préside le groupe LREM à l'Assemblée, cette rupture de contrat s'inscrit en tout cas dans un "temps long" et les négociations pourraient "prendre deux ans".

Une baisse de 10 à 15% du chiffre d'affaires

Reste que ce contrat qui s'écroule concerne des centaines de collaborateurs de Naval Group qui s'étaient investis, depuis cinq ans, dans ce programme, en France et en Australie. Sur le sol français, les équipes étaient réparties sur six sites. La majorité est basée à Cherbourg avec "500 collaborateurs, dont une cinquantaine de collaborateurs australiens", détaille la direction de Naval Group à franceinfo. "Cinquante sont à Nantes-Indret, 30 à Toulon-Ollioules, 20 à Brest, 10 à Lorient et 10 à Angoulême-Ruelle." 

"Ces équipes avaient une forte charge de travail, notamment celles chargées de l'étude et de l'ingénierie à Cherbourg", précise Philippe Emeriau, salarié et délégué central du syndicat Unsa-Naval Group, contacté par franceinfo. 

"S'il est possible que des salariés soient amenés à changer de site, il est hors de question qu'un plan de sauvegarde soit mis en place."

Philippe Emeriau, syndicaliste Unsa

à franceinfo

"Notre priorité actuellement, c'est le repositionnement en interne de tous les salariés concernés", prévient ainsi le syndicaliste qui salue jusqu'à présent la "transparence" et la "réactivité" de la directionInterrogé par France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur, le secrétaire général adjoint du syndicat balaie, lui, d'éventuels licenciements.

Globalement, Philippe Emeriau reste confiant pour la santé financière du groupe : malgré "une perte de 10 à 15% de son chiffre d'affaires sur les années à venir", le carnet de commandes est bien rempli, "avec les frégates, le nouveau porte-avion et les sous-marins de troisième génération". Il craint surtout que l'affaire porte préjudice à leur réputation. "La concurrence va nous discréditer en argumentant que Naval Group n’est pas capable de répondre correctement à une décision de contrat."

Pas de licenciements mais des inquiétudes

Cinq jours après la nouvelle, "une cellule de soutien a été mise en place", informe également le constructeur. "Nous allons recevoir individuellement tous les collaborateurs impliqués dans le programme australien pour évaluer avec eux leur situation et étudier avec eux la possibilité de les repositionner sur un nouveau poste, à Cherbourg ou sur un autre site", assure-t-on chez Naval Group. En 2016, ce nouveau contrat devait permettre de pérenniser 3 000 à 4 000 emplois et fournir près de quatre millions d'heures de travail pour les salariés de Naval Group et sous-traitants.

Aujourd'hui, la priorité pour la direction est de "défendre l'intérêt de [ses] collaborateurs, en France et en Australie". Car de l'autre côté de l'océan Indien, l'avenir est "incertain" pour les salariés expatriés dans la filiale australienne du groupe qui était chargée du montage des sous-marins. "Nous ne savons pas ce qu'ils vont devenir, ni même la base navale qui est en cours de construction", se questionne Philippe Emeriau. 

Une décision qui frappe aussi les prestataires

Et le groupe français n'est pas le seul pris dans la tourmente. Car dans le sillon de l'accord de 2016, vingt-six entreprises françaises, dont 12 PME et 11 grands groupes, s'étaient implantées ou développées en Australie dans l'optique de participer au projet, rappelle le Groupement des industries de construction et activités navales (Gican). Ce dernier espère que cela n'empêchera pas "l'essor de la présence industrielle française en Australie".

La Confédération des PME (CPME) a appelé l'Etat à soutenir les sous-traitants de Naval Group pénalisés par cette annulation, pour la plupart installés dans le bassin d'emploi cherbourgeois. Ingéliance en fait partie. Ce fournisseur d'ingénierie industrielle, installé depuis dix ans dans la région, travaille régulièrement avec Naval Group. "Nous étions dans la dernière ligne droite pour répondre à un appel d'offres sur le programme de construction", détaille son PDG Marc Poullin à franceinfo.

Si seulement une dizaine de personnes étaient prévues au démarrage de la collaboration, la société avait comme ambition de monter à "une centaine de collaborateurs d'ici 5 à 10 ans".

"C'est un potentiel de croissance qui n'existe plus aujourd'hui..."

Marc Poullin, PDG d'Ingéliance

à franceinfo

Au-delà du manque à gagner, le patron d'Ingéliance craint que Naval Group réinternalise l'ingénierie et ne fasse plus autant appel aux prestataires. 

L'inquiétude gagne aussi la ville de Cherbourg. Lors du dernier conseil municipal, le maire Benoît Arrivé a réitéré son engagement auprès des "80 Australiens qui ont construit leur vie ici depuis quelques mois ou quelques années", assurant que "le tissu de l'emploi local devait pouvoir leur offrir des opportunités". Il a également demandé au préfet de la Manche que l'Etat mette "très rapidement" en place une cellule locale d'accompagnement afin de guider la reconversion de "ces hommes et de ces femmes percutés de plein fouet par cette crise". D'ici une quinzaine de jours, le maire doit rencontrer le Premier ministre auprès duquel il dit vouloir "insister sur la responsabilité sociale et économique de l'Etat sur ce territoire".

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