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Birmanie: pourquoi tant de haine vis-à-vis des Rohingyas?
De plus en plus, les pays occidentaux dénoncent le sort fait en Birmanie à la minorité musulmane des Rohingyas. Une manifestation a ainsi eu lieu le 8 mai 2017 à Londres contre la dirigeante Aung San Suu Kyi. Exclus de la société, les Rohingyas sont apatrides même s’ils vivent dans le pays depuis des siècles. Analyse d’une situation complexe où se mêlent idéologie et Histoire.
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Entre propagande du pouvoir birman et interprétations divergentes de chercheurs, évoquer l’origine des Rohingyas (entre 800.000 et un million de personnes) est tout sauf facile. Car, comme l’explique l’universitaire Renaud Egreteau, dans un article d’Alternatives Economiques, «l’on touche là au cœur de l’instabilité ethnique et politique de la Birmanie depuis son indépendance en 1948».
De fait, le pays est pluriethnique. En 1982, le pouvoir militaire a ainsi promulgué une loi sur la nationalité qui comprend 132 ethnies. Celles-ci sont considérées comme birmanes «car elles appartiennent, selon la loi, aux "races nationales" – c’est-à-dire à celles qui étaient présentes sur le territoire avant 1823, date de l’arrivée des colons britanniques», rapporte la journaliste Warda Mohamed dans Le Monde Diplomatique.
Installés dans l’Etat de l’Arakan (nord-ouest), les Rohingyas sont privés de la nationalité birmane car ils seraient venus dans le pays après 1823, affirment l’Histoire et la propagande officielles. Selon ces sources, «leur arrivée ne remonterait qu’à la fin du XIXe et serait liée à la politique d’immigration mise en place durant la colonisation» britannique. Selon le vieux principe du «diviser pour régner», ils auraient été favorisés par les colons au détriment des autres populations.
Quelle origine ?
Pour autant, les choses ne semblent pas aussi simples. Nombre d’historiens ont retrouvé des traces de leur présence en Birmanie avant le XIXe. Le terme «rohingya», dont l’étymologie reste vivement discutée, serait ainsi apparu en 1798 dans les écrits d’un botaniste écossais, Francis Buchanan-Hamilton. Selon le correspondant du Monde en Asie du Sud-Est Bruno Philip, le mot désigne ainsi, sous la plume du scientifique britannique, «un peuple nommé "Rooinga" (vivant) dans le nord de l’Arakan». Pour le chercheur Jean-Louis Margolin, la première mention connue «semble désigner les serviteurs musulmans d’un prince indien défait, déporté avec sa cour en Arakan», écrit-il dans Le Monde. «Autant de récits. Autant de questions», écrivait en son temps (1935) le dramaturge allemand Bertolt Brecht…
Par la suite, «c’est dans les années 1930-1940 que les étudiants musulmans de l’université de Rangoon s’affublèrent du nom de Rohingya, dans le contexte des âpres luttes menant à l’indépendance (1948), qui vit les Birmans bouddhistes majoritaires (ou Bamars) se heurter aux groupes ethniques ou religieux originaires du sous-continent indien, plutôt favorables aux Britanniques», rapporte Jean-Louis Margolin. Le terme a ensuite été réutilisé «à partir des années 1970 par des activistes "rohingyas" désireux de forger une identité ethnique singulière», selon Bruno Philip.
De leur côté, les autorités les qualifient de «Bengalis». Un terme «dont se servent, presque comme une injure, les Bamars», constate Bruno Philip.
De fait, les Rohingyas semblent originaires du Bengale à majorité musulmane (aujourd’hui Bangladesh). Ils parlent ainsi «un dialecte proche de celui de Chittagong, la grande ville portuaire du sud» de ce pays, rappelle le journaliste du Monde. D’où l’attitude du pouvoir birman qui les considére comme des immigrants illégaux bangladais. En clair comme des étrangers.
Rancœurs historiques
Là encore, l’affaire n’est pas aussi simple. Notamment parce qu’elle est liée à l’Histoire. Depuis fort longtemps, on trouve des musulmans installés sur le territoire birman. La grande majorité est «d’origine indienne plus ou moins lointaine mais, des siècles durant, leur installation (…) ne posa guère de problèmes», explique Jean-Louis Margolin. Et ce «en particulier dans le royaume d’Arakan, qui constituait une manière de zone de transition entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est, et comprenait d’ailleurs une partie de l’actuel Bangladesh, en particulier son grand port, Chittagong».
Dans les années 1820, à la suite de la première guerre anglo-birmane, la puissance coloniale britannique a encouragé les populations du Bengale-Oriental à majorité musulmane (le futur Bangladesh) à s’implanter en Arakan. Celles-ci sont alors attirées «par la commercialisation du riz et le dynamisme du port d’Akyab, la future Sittwe», aujourd’hui capitale de l’Etat d’Arakan, raconte Bruno Philip. Dans ce contexte, les bouddhistes vont devenir minoritaires «au profit des musulmans dans plusieurs districts frontaliers». Ce qui a contribué à semer «les graines de la discorde» entre les communautés.
Autre «graine de discorde»: la Seconde guerre mondiale. A cette époque, «les musulmans birmans se rangèrent du côté britannique, alors que les Arakanais bouddhistes embrassaient l’avancée japonaise, engendrant nombre de massacres interconfessionnels», rapporte Renaud Egreteau. Par ailleurs, «entre 1947 et 1971, le Pakistan, qui comprenait le territoire de l’actuel Bangladesh (…), cultiva des relations ambiguës avec les élites musulmanes locales. Il apporta notamment au début des années 1950 un soutien discret à l’insurrection des moudjahidines de l’Arakan menée contre le gouvernement central birman.» On se doute que ce dernier n’a pas forcément apprécié…
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Car de son côté, le Bangladesh, qui a fait sécession du Pakistan en 1971, voisin occidental de la Birmanie, ne voit pas, lui non plus, les Rohingyas d’un très bon œil. Notamment parce que ceux-ci seraient trop liés aux anciens occupants pakistanais, tout en étant proches du Jamaat-e-Islami, parti d’opposition islamiste bangladais (ou bangladeshi, selon la terminologie anglo-saxonne). L’attaque, en octobre 2016, de postes-frontières birmans par un groupe d’hommes non identifié est «un problème majeur pour la sécurité du pays dans la mesure où les Rohingyas sont une proie facile pour le terrorisme», expliquait en septembre 2016 un officiel à Dacca. Et d’ajouter: «On peut très facilement les utiliser pour des activités militantes.» L’amalgame n’est pas très loin…
Pour les Bangladais, les Rohingyas n’ont rien à voir avec eux et le dossier est une affaire birmane. D’où l’attitude plus que réticente de Dacca à accueillir aujourd’hui les réfugiés rohingyas, qui n’ont ainsi nulle part où aller.
«Une conception raciale de la nation»
En Birmanie, l’assimilation des Rohingyas «à de simples émigrés bengalis semble (…) être le fruit d’une obsession collective à leur encontre, alimentée par une islamophobie rampante», pense Renaud Egreteau. «Le discours dominant (dans le pays) identifie la minorité rohingya à des étrangers (…) n’appartenant pas au socle identitaire ‘‘birman’’. Les Birmans ont toujours développé une conception raciale de la nation (…). Etre birman, c’est appartenir à une communauté quasi endogamique fondée sur une pureté raciale, ainsi que sur une morale bouddhiste. Les Rohingyas, musulmans et d’origine étrangère, s’en voient donc exclus.»
A ces considérations religieuses et identitaires, s’ajoute sans doute le fait que les Rohingyas vivent dans l’Etat d’Arakan, région qui «appréhende la pression démographique incontrôlée venue du Bangladesh voisin et de ses 150 millions de musulmans», poursuit le chercheur. «Coincée entre une majorité birmane jacobine à l’Est et des populations musulmanes grandissantes à l’Ouest, l’ethnie arakanaise (…) peine à défendre le contrôle de ses terres, et donc de ses ressources agricoles, dans une région rurale à l’écart du dynamisme de la Birmanie intérieure», écrit Renaud Egreteau. Quelque part, les Rohingyas, rejetés parce que musulmans, sont donc aussi assimilés à des envahisseurs…
Aujourd’hui, les bouddhistes (85% des 53 millions d’habitants) «essaient d’effacer toute trace d’une histoire commune avec les musulmans», explique la journaliste Sophie Ansel, citée par Le Monde Diplomatique. Elle précise: «Les Rohingyas représentent la minorité ethnique de confession musulmane la plus importante du pays. C’est sans doute pour cette raison que le gouvernement a décidé d’en faire des apatrides.»
En juillet 2012, le président (jusqu’en 2016) Thein Sein estimait, selon Human Rights Watch, que la «seule solution» au problème serait d’expulser les Rohingyas de Birmanie. C’est peut-être ce qu’est en train de réaliser l’armée birmane…
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