Pourquoi a-t-on mis tant de temps à reconnaître le génocide arménien ?
La France a attendu 2001 pour admettre le caractère génocidaire du massacre des Arméniens de l'Empire ottoman, en 1915.
Chaque prise de position sur le sujet déclenche une polémique. A quelques jours du centenaire du déclenchement du génocide arménien, le pape François s'est attiré les foudres de la Turquie, dimanche 12 avril, en évoquant le "premier génocide du XXe siècle". Cent ans après les faits, le massacre des Arméniens de l'Empire ottoman – qui a fait entre 1,2 et 1,5 million de victimes, selon les estimations – reste sans doute l'un des génocides les plus contestés.
C'est aussi l'un de ceux que la communauté internationale a le plus tardé à reconnaître. Il faut attendre 1965 pour qu'un premier pays, l'Uruguay, reconnaisse officiellement son existence. L'Organisation des nations unies (ONU) fait de même en 1985, tandis que la France attend 2001 pour reconnaître, à son tour, le génocide arménien. Aujourd'hui, selon le décompte de l'Institut national arménien (en anglais), seuls 21 pays accordent ce "statut" à cet épisode dramatique de l'histoire.
Francetv info vous explique pourquoi cette reconnaissance est si lente et compliquée.
Parce que la Turquie continue de nier
La Turquie n'a pas toujours nié sa responsabilité dans le massacre des Arméniens. En 1919, les nouveaux dirigeants de l'Empire ottoman condamnent à mort les principaux responsables du génocide. "Ces procès donnent tous les détails du massacre, et de son organisation, de sa préméditation", explique l'historien Yves Ternon, président du Conseil scientifique international pour l'étude du génocide arménien.
Mais en 1923, l'arrivée au pouvoir du nationaliste Mustafa Kemal engage la Turquie sur la voie négationniste. Le nouveau régime repose en grande partie sur les fonctionnaires du régime Jeunes-Turcs, organisateurs du génocide. Kemal annule les procès de Constantinople. Le traité de Lausanne, signé en 1923, comporte une clause d'amnistie pour tous les crimes commis pendant la première guerre mondiale.
"La responsabilité de toutes les calamités auxquelles l'élément arménien fut exposé dans l'Empire ottoman retombe sur ses propres agissements, le gouvernement et le peuple turc n'ayant fait que recourir, dans tous les cas et sans exception, à des mesures de répression ou de représailles...", déclare alors le gouvernement turc.
Depuis, la position d'Ankara n'a pas varié : il n'y a pas eu de génocide, les Arméniens étaient des ennemis en temps de guerre – certains ont effectivement combattu aux côtés des Russes – et ont été traités comme tel. En 2014, le président, Recep Tayyip Erdogan, a présenté du bout des lèvres ses condoléances aux Arméniens, évoquant sans plus de détails "les circonstances du début du XXe siècle".
Parce que le contexte géopolitique n'est pas favorable aux Arméniens
Cette position turque a considérablement influencé celle de la communauté internationale. Se prononcer sur le sujet, c'est risquer une dégradation de ses relations avec Ankara. Au sortir de la première guerre mondiale, les vainqueurs sont plutôt favorables à la cause arménienne. Mais la seconde guerre mondiale bouleverse la donne. La Turquie rejoint le giron occidental, en adhérant à l'Otan en 1952. L'Arménie, de son côté, intègre le bloc soviétique. "En pleine guerre froide, il n’est plus question de demander des comptes à la Turquie, parce qu'elle devient un pion essentiel face à la Russie", indique Philippe Videlier, historien au CNRS et auteur de Nuit turque.
La guerre froide terminée, d'autres éléments vont ralentir le processus de reconnaissance. A la tête du Comité de défense de la cause arménienne, Ara Krikorian a bataillé pour que la France vote une loi sur le sujet. "Les parlementaires avaient toujours peur que cela dégrade les rapports avec la Turquie et la balance commerciale", se souvient-il aujourd'hui. Avec ses 2,97 millions d'habitants, l'Arménie fait rarement le poids face aux 74,93 millions de Turcs.
Parce que les Arméniens n'ont pas toujours voulu revenir sur ce passé douloureux
Les Arméniens eux-mêmes n'ont pas toujours milité pour la reconnaissance du génocide. "Pour reconstruire leurs vies, les premières générations, notamment celle des exilés qui ont vécu le génocide, ne voulaient pas revenir sur le passé", rappelle Philippe Videlier. "Quand j'ai commencé à m'occuper de cette question, dans les années 60, même les Arméniens ne parlaient pas de génocide", abonde Ara Krikorian.
Les crimes nazis, les procès de Nuremberg et la définition de génocide par l'ONU en 1948 réveillent progressivement la mémoire arménienne. "De génération en génération, la revendication a été de plus en plus aiguë. (...) Le 24 avril 1965 marque le début du processus actuel. Plus d'un million de personnes défilent à Erevan, tout comme la diaspora arménienne dans tous les pays du monde", raconte Yves Ternon. C'est à partir de cette année-là que les premières reconnaissances internationales tombent.
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