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Négation du génocide arménien : quelles conséquences après la décision de la Cour européenne des droits de l'homme ?

La CEDH a jugé, jeudi, que la Suisse ne pouvait pas condamner les propos négationnistes tenus pas un politicien turc sur son sol. Nicolas Hervieu, juriste à l’université de Paris-Ouest, analyse pour francetv info cette décision.

Article rédigé par Louis Boy - Propos recueillis par
France Télévisions
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Temps de lecture : 5min
Des Arméniens brandissent leur drapeau lors d'une marche commémorant le centenaire du génocide arménien, le 23 avril 2015 à Berlin (Allemagne). (FABRIZIO BENSCH / REUTERS)

Un "mensonge international." C'est ainsi que l'homme politique turc, Dogu Perinçek, qualifie le génocide arménien. Pour ces propos, tenus à trois reprises lors de conférences en Suisse, il a été condamné en 2007. Mais la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a donné tort à la justice suisse, jeudi 15 octobre. Ces propos n'ont pas porté atteinte "à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d'appeler une réponse pénale en Suisse", ont estimé les juges.

Une décision qui pourrait avoir des conséquences en France, où François Hollande avait promis, en 2012, une nouvelle loi pénalisant la négation du génocide arménien. Un premier texte avait été invalidé par le Conseil constitutionnel, quelques mois plus tôt.

Pour décrypter cette nouvelle décision, francetv info a interrogé Nicolas Hervieu, juriste à l’université de Paris-Ouest et spécialiste de la CEDH.

Francetv info : Cette décision de la Cour européenne des droits de l'Homme peut-elle être considérée comme une remise en cause du génocide arménien ?

Nicolas Hervieu : Pas du tout. La Cour ne s'est pas prononcée sur l'existence ou non du génocide, mais sur la question de savoir s'il était contraire à la liberté d'expression de pénaliser des propos qui le nient. De plus, elle a bien précisé qu'elle n'avait pas à dire si la pénalisation du négationnisme peut ou non se justifier en soi. La CEDH s'est prononcée sur une affaire particulière, celle concernant les propos tenus en Suisse par un homme politique turc et qui ont conduit à sa condamnation pour négationnisme.

Dans ce cas, en quoi le discours de Dogu Perinçek, qui nie le génocide, est-il jugé "acceptable" ?

La CEDH part du principe que le négationnisme n'est pas, en soi, un discours prohibé, que nier un fait historique ne sort pas des limites acceptables de la liberté d'expression. Evidemment, il y a des exceptions, en cas d'appel à la violence, à la haine ou à l'intolérance. Mais les propos de cet homme politique, aussi incisifs soient-ils, n'ont pas été jugés assez violents pour relever de tels cas

La CEDH a aussi tenu compte du contexte du pays où la sanction a été prononcée. Elle juge que la Suisse n'a pas de liens historiques, géographiques ethumains assez forts avec le génocide arménien pour justifier de pénaliser sa négation. Même la présence d'une communauté arménienne en Suisse n'a pas suffi.

Est-ce sur ce point qu'il y a une distinction entre le génocide arménien et la Shoah aux yeux de la Cour ?

La CEDH le dit explicitement : dans des Etats qui ont connu les horreurs nazies - comme la Belgique, la France ou l'Allemagne -, la négation de l'existence de la Shoah peut être sanctionnée, compte tenu de la forte sensibilité de cet évènement historique. Dès lors, dans ces pays, de tels propos sont toujours présumés haineux et antisémites. Mais tout dépend du contexte particulier d'un Etat. Ainsi, en Arménie ou en Turquie, les propos niant le génocide arménien pourraient en soi être interdits. Mais ce n'est pas le cas en Suisse.

Cette décision est-elle une défaite pour les partisans de la pénalisation du génocide arménien en France ?

Elle fragilise considérablement leur argumentation juridique. En 2012, le Conseil constitutionnel avait déjà censuré une loi qui allait dans ce sens. Cet arrêt ne renverse pas la jurisprudence, au contraire, il la renforce. Il serait donc étonnant que le législateur prenne le risque d'adopter une nouvelle loi, car elle aurait toutes les chances de subir le même sort. C'est aussi une mauvaise nouvelle pour ceux qui revendiquent la pénalisation du génocide rwandais ou cambodgien : il n'est pas acquis qu'un lien direct et suffisamment fort existe entre la France et ces faits commis dans des pays lointains. En revanche, la loi Gayssot - qui pénalise la négation de la Shoah et qui est actuellement contestée devant le Conseil constitutionnel - sort nettement renforcée.

Certes, la jurisprudence européenne n'est pas intangible, et pourrait varier dans quelques années, à la faveur d'une nouvelle affaire. Les juges sont très divisés sur cette question. L'arrêt concernant le génocide arménien a été rendu à une courte majorité de 10 contre 7. Les juges minoritaires ont critiqué cette décision, car elle risque d'ouvrir, selon eux, la porte à une forme de relativisme des génocides - selon les pays - et donc affecterait l'universalité des droits de l'homme. Mais cet arrêt, rendu par la Grande chambre de la CEDH, après de longs et riches débats, conservera pour longtemps une autorité considérable.

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