Mort du procureur Nisman : ce que l'on sait de l'affaire qui secoue l'Argentine
Le magistrat a été retrouvé mort alors qu'il accusait Cristina Kirchner, la présidente du pays, d'entrave au profit de l'Iran dans une enquête sur un attentat à Buenos Aires en 1994.
C'est un séisme en Argentine. Mise en cause par le procureur Alberto Nisman, découvert mort chez lui dimanche 18 janvier, Cristina Kirchner revient sur ses déclarations, jeudi. Alors que la thèse du suicide a très vité été évoquée par les autorités, la présidente argentine estime désormais que "le suicide (j'en suis convaincue) n'a pas été un suicide". En charge de l'enquête sur l'attentat commis contre une mutuelle juive de Buenos Aires en 1994, Alberto Nisman accusait la chef de l'Etat d'avoir promis l'impunité à des fonctionnaires iraniens, en échange de contrats commerciaux entre les deux pays. Retour sur un dossier brûlant, qui vaut aux gouvernements argentins successifs de nombreuses critiques.
Quelle est l'origine de cette affaire ?
En juillet 1994, une voiture piégée explose devant la mutuelle juive Amia, à Buenos Aires. Au total, l'explosion tue 85 personnes et en blesse 200 autres. Il s'agit du plus grave attentat antisémite commis dans le pays. Le siège a depuis été reconstruit.
Deux ans plus tôt, une autre attaque avait déjà frappé l'ambassade d'Israël, faisant 29 morts et 200 blessés. Plusieurs pistes apparaissent après les attaques, dont une liée à la Syrie et une autre liée à l'extrême droite. Mais la piste iranienne semble la plus sérieuse. Le procureur Alberto Nisman reprend le dossier en 2004. Deux ans plus tard, la justice argentine émet des mandats d'arrêts internationaux contre huit responsables iraniens, dont l'ancien ministre de la Défense Ahmad Vahidi, l'ex-président Hachemi Rafsandjani (1989-1997) et l'ancien attaché culturel de l'ambassade d'Iran en Argentine, Moshen Rabbani.
Que s'est-il passé depuis ?
La semaine dernière, le procureur réclame l'ouverture d'une enquête pour entrave contre la présidente Cristina Kirchner, car il pense que les autorités ont cédé à un chantage iranien, afin de décrocher de juteux contrats commerciaux. Selon lui, cet accord permet de "protéger les fugitifs iraniens". Alberto Nisman vit sous protection policière. "Tout ça pourrait me coûter la vie", confie-t-il à une journaliste de Clarin (en espagnol).
A neuf mois du premier tour de la présidentielle, le gouvernement argentin rejette ces accusations, jugées opportunistes. Mais rien n'y fait. Alberto Nisman affirme détenir des enregistrements téléphoniques et interrompt ses vacances en Europe. Lundi, il doit présenter ses preuves devant le Parlement.
A la veille de son allocution, l'un de ses gardes du corps donne l'alerte, car le procureur ne répond pas à ses appels. Un peu plus tard, le corps de ce dernier est découvert dans une flaque de sang, avec une balle dans la tête. Un revolver de calibre 22 mm est retrouvé à ses côtés.
Est-ce un suicide ?
Pour le secrétaire argentin à la Sécurité, Sergio Berni, "tous les chemins conduisent au suicide", déclare-t-il avant même les résultats de l'autopsie. La procureure en charge de l'enquête, Viviane Fein, évoque à l'inverse une "mort douteuse". Elle ne veut pas exclure que des menaces, des appels, un harcèlement aient pu le conduire au suicide.
Selon le serrurier qui a fait entrer les policiers, la porte de service n'était pas verrouillée de l'intérieur. L'autopsie a exclu toute participation d'un tiers mais n'a pourtant retrouvé aucun résidu de poudre sur les doigts de la main droite du magistrat, alors qu'un tir entraîne un dépôt de minuscules particules.
Les médias s'interrogent et l'opinion publique est sous le choc. Beaucoup d'Argentins ne croient pas à la thèse du suicide. Dès lundi soir, des milliers d'entre eux manifestent en ordre dispersé dans les rues de Buenos Aires. Certains tapent sur des casseroles tandis que d'autres brandissent des panneaux "Je suis Nisman". Mercredi, de nouvelles manifestations se déroulent dans la capitale et ailleurs, comme à Cordoba.
Face à cette importante mobilisation, la présidente, Cristina Kirchner, revient sur ses premières déclarations, mardi, quand elle évoquait un suicide. "Le suicide (j'en suis convaincue) n'a pas été un suicide", écrit-elle dans une lettre publiée le lendemain sur son compte Facebook (en espagnol). Paradoxalement, cette mort indique que le procureur avait tort, selon elle. La présidente laisse entendre qu'il a été victime d'une opération d'agents du renseignement restés loyaux à leur ancien patron, démis en décembre."Non seulement l'accusation de Nisman s'effondre, mais elle constitue un véritable scandale politique et judiciaire."
Pourquoi le gouvernement argentin est-il soupçonné ?
Cristina Kirchner n'est pas la première à être accusée d'obstruction. "La réalité, c'est qu'aucun gouvernement, de Carlos Menem aux présidents Nestor et Cristina Kirchner, n'a montré un intérêt réel pour élucider cette affaire", résume Gabriel Levinas, auteur du livre Ley bajo los escombros (La loi sous les décombres).
Carlos Menem a lui aussi été mis en cause pour "dissimulation aggravée", car il est soupçonné d'avoir couvert les responsables. Quant au juge d'instruction en charge de l'enquête à l'époque, il a été relevé de ses fonctions et mis en examen. En revanche, voilà trois ans qu'une date doit être fixée pour le procès de l'ancien président. Toujours rien.
En 2013, l'Iran et l'Argentine ont signé un mémorandum pour la mise en place d'une commission d'enquête sur l'attentat et l'audition à Téhéran des huit suspects. Mais cet accord est resté lettre morte. Pour lâcher un peu de lest vis-à-vis de l'opinion après la mort du procureur, Cristina Kirchner a ordonné le déclassement d'informations des services de renseignement sur le dossier Amia. C'était une requête d'Alberto Nisman.
Reste à connaître le nom du successeur d'Alberto Nisman. Après plus de 20 ans d'enquête, celui-ci devra se plonger dans un dossier lourd de 600 tomes et 113 000 pages. Plus le temps passe, plus il sera difficile de connaître la vérité.
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