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Grands crus, mensonges et bottes en croco : la grande vie du faussaire Rudy Kurniawan

Condamné à 10 ans de prison, cet homme très secret a trompé les plus grands spécialistes pendant une décennie et bouleversé pour longtemps le marché des vins rares.

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le faussaire Rudy Kurniawan (Photo d'archive non datée) (FRANCE 3 BOURGOGNE)

Rudy Kurniawan a été reconnu coupable de contrefaçon de grands vins français. Pendant près de 10 ans, cet étudiant asiatique fraîchement installé aux Etats-Unis a escroqué le petit milieu fermé des amateurs de vin de prestige. Ce passe-temps qui lui aurait rapporté des dizaines de millions de dollars, selon l'accusation, va lui coûter plusieurs années de prison. Après avoir déjà passé 28 mois en détention, il a été condamné par la justice américaine à 10 ans de prison, vendredi 7 août.

Docteur Conti et Mister 47

Avant d’être assis dans son fauteuil d’accusé, à écouter attentivement la quinzaine de témoignages accablants qui le mènent à coup sûr vers une condamnation, en suçant des pastilles de menthe, Rudy Kurniawan a mené la grande vie.

Dans les années 2000, il occupe ses soirées à ouvrir et boire d'incroyables bouteilles de grands crus avec les "12 hommes en colère", un club de millionnaires amateurs de vins rares et de tables étoilées, tous affublés de pseudonymes de rappeurs comme Big Boy ou The Punisher. Rudy a la vingtaine, un visage d’enfant, les cheveux gominés. Il se présente comme un riche héritier indonésien, porte des costumes Hermès sur mesure et des bottines en croco. Il est le "Docteur Conti" ou "Mister 47", surnoms dus à son obsession pour le millésime 1947 et la Romanée-Conti, l'un des plus prestigieux vins de la côte de Nuits.

Il ne lui a fallu que quelques années pour devenir une encyclopédie des vins de Bourgogne. Avec l'aide de son mentor Paul Wasserman, rencontré en 2003. Cet Américain élevé au milieu des vignobles de Côte-d'Or lui présente les producteurs locaux, lui apprend ce qu’il sait des complexes nectars. Rudy affine son palais délicat et sa mémoire prodigieuse, apprend l'histoire des vignobles, des domaines, s'intéresse à l'évolution des étiquettes… Il étonne même le grand spécialiste américain du bourgogne, Allen Meadows, qui confie avoir "vu très peu de gens apprendre le bourgogne si vite", selon Le Monde.

Jackie Chan invité à l'anniversaire de maman

Le samedi après-midi, Rudy fait son shopping dans les maisons d'enchères spécialisées dans les vins rares et anciens. Il écume les ventes, de Los Angeles à New York, et dépense 500 000 dollars en quelques heures sans ciller, pour des caisses de grands crus. Il organise ensuite dîners et dégustations, auxquels il convie aussi bien l'influent critique Robert Parker (auteur du fameux Guide Parker des vins de France), que des producteurs hollywoodiens. En 2007, pour l'anniversaire de sa mère, qui vit avec lui dans une villa de Los Angeles, Rudy invite l'acteur chinois Jackie Chan. Dans la soirée, un jéroboam de Château Pétrus à la main, l’acteur lui crie : "Rudy, tu es le meilleur !", raconte Vanity Fair (en anglais).

D'où vient cette fortune qui lui permet de régaler tous ses amis plus ou moins proches ? Son propre récit varie : Rudy Kurniawan se dit indonésien, ou bien Chinois d'Indonésie. Il raconte que sa famille possède des champs de pétrole ou qu'elle importe de la bière. Il prétend être le "fils rebelle" qui a "embrassé le mode de vie occidental en s'installant à Los Angeles", écrit le L.A. Times en 2006. Pour le tenir à distance des affaires familiales, dit-il, son clan lui envoie un million de dollars par mois. Peut-être deux. Une seule chose semble certaine, le caniche blanc qu'il promène partout s'appelle Chloé. 

Sa "cave magique", une officine de contrefaçon

Le flou autour de son identité n'éveille pas vraiment de soupçons. Dans le monde des collectionneurs de vins de prestige, personne n'aime le mot "contrefaçon". Tout au plus admet-on des "incohérences", dans certaines bouteilles anciennes et rares, que trop peu de gens connaissent pour avoir des jugements tranchants. La générosité de Rudy et le faste de ses dîners font vite oublier les "incohérences" de son CV. Sa "cave magique", comme il aime l'appeler, fait tourner les têtes et attire les nouvelles amitiés.

Personne n'imagine que la villa du "Docteur Conti" est le laboratoire dans lequel "Mister 47" falsifie la plupart de ses flacons. Nul ne soupçonne que sa cuisine est une officine, dont les tiroirs débordent de bouchons anciens, capsules, tampons, et de centaines d'étiquettes neuves de grands crus français. Aucun de ses amis ne s'étonne qu'il réclame tous les cadavres de bouteilles, à la fin de leurs agapes chez Cru, à New York, dont la carte des vins propose 150 000 références prestigieuses. C’est une habitude, pour son étagère à trophées.

  (STAN HONDA / AFP)

Rudy, dont il se raconte qu'il claque un million de dollars par mois pour son péché mignon, fait une rencontre capitale en 2004. Il s'acoquine avec John Kapon, propriétaire de la maison d'enchères Acker, Merrall & Condit, qui mène les ventes un verre de vin à la main et se fait remarquer par ses notes de dégustations canailles. Le patron de la maison Acker, qui entend bien devenir leader des enchères spécialisées, veut profiter de la "cave magique" de son ami pour attirer du beau linge aux ventes qu'il organise dans de grands restaurants new-yorkais.

Millésimes impossibles et étiquettes à l'envers

C'est en découvrant les catalogues des ventes menées par le duo que "le milieu prend conscience des quantités stupéfiantes de vin que Rudy Kurniawan a acheté", écrit le New York Magazine (en anglais). Et les doutes naissent. "Quand un vin extraordinairement rare comme le Musigny 1959 du Domaine Roumier arrive par caisses entières, on ne peut s'empêcher de se poser des questions", se souvient le critique Doug Barzelay, cité par l’hebdomadaire. Avec une poignée de sceptiques, il relève de légères incohérences, lors d’une dégustation de bouteilles labellisées "RK" : des millésimes de 1923 pour des domaines fondés seulement l'année suivante, des mentions placées au mauvais endroit sur les étiquettes, des saveurs qui ne correspondent pas au vignoble de Bourgogne…

En 2006, Kurniawan et son ami Kapon organisent la vente de vin la plus importante de l’histoire. Les enchères atteignent 24 millions de dollars, explosant le record établi à 14 millions par Sotheby’s. Mais dans les mois qui suivent, les lots reviennent chez Acker, Merall & Condit. Les acheteurs sont déçus. Rudy Kurniawan doit les rembourser et s’endette pour maintenir son luxueux train de vie. D’autant plus qu’il s’est découvert une nouvelle passion pour l’art contemporain et s’offre des oeuvres d’Andy Warhol et de Damien Hirst. Rudy Kurniawan se voit contraint d’emprunter des centaines de milliers de dollars à ses amis et de mentir aux banques.

De son côté, le restaurant Cru s'interroge sur la manie qu’a son client de réclamer les cadavres de bouteilles après ses soirées. "A l'été 2007, l'établissement décrète que toute bouteille consommée sera détruite", raconte Le Monde.

FBI : "Fausses bouteilles investigation"

Le doute fait peut-être partie du jeu, lorsque l'on aime les vieux vins, mais les soupçons s’accumulent. La vente qui provoque la chute de Rudy Kurniawan se tient en 2008. Au catalogue apparaît un lot de Clos Saint-Denis, du Domaine Ponsot, datés de 1945 à 1971. Le critique et avocat Doug Barzelay n’en a jamais vu de si vieux et contacte Laurent Ponsot, le propriétaire du domaine. La sentence tombe : ce vin n’existe que depuis 1982. Le producteur bourguignon demande le retrait du lot de 97 bouteilles, obtient un "oui" mal assuré de John Kapon et s’envole pour New York afin d’assister à la vente. Le lot, toujours disponible, est finalement retiré des enchères au dernier moment, sous les huées des acheteurs et amis de Rudy Kurniawan.

Le vigneron Laurent Ponsot, face à la presse, devant le tribunal de New York, pendant le procès Kurniawan, le 18 décembre 2013. (STAN HONDA / AFP)

Laurent Ponsot soupçonne une fraude massive et met alors tout en oeuvre pour démasquer le Docteur Conti. Pendant quatre ans, il enquête de son côté et s’imagine en policier de série télé. Il se vante d’occuper le "bureau bourguignon FBI : le Fausses bouteilles investigation". Grâce à son réseau international, il réalise que l’histoire de Kurniawan, prétendu riche héritier de champs de pétrole (ou du commerce de bière), est fausse. En parallèle, l’homme d’affaires américain Bill Koch porte plainte contre Rudy Kurniawan qu’il soupçonne de lui avoir vendu des contrefaçons. Il a découvert sa véritable identité : Zhen Wang Huang. Le suspect est bien un Chinois d’Indonésie, qui a changé de nom car la loi indonésienne l’y obligeait. Mais il se trouve illégalement sur le territoire américain depuis 2003, après le refus de sa demande d’asile.

L’enquête se poursuit jusqu’en mars 2012, quand le FBI, grâce aux informations recueillies par Laurent Ponsot, perquisitionne la maison de Kurniawan et découvre son laboratoire, ses cahiers de recettes et ses centaines de bouteilles attendant leurs fausses étiquettes. Pendant son procès, l’avocat de Rudy Kurniawan défend un jeune homme "pas assez éduqué" pour avoir monté une pareille arnaque pendant près de 10 ans, un amateur de bons vins qui changeait les bouchons de ses flacons pour en protéger le noble contenu. L’accusation dénonce au contraire la "cupidité" d’un "menteur" et recherche d’éventuels complices dans le milieu.

Marqué par l'histoire du Docteur Conti, le vigneron Laurent Ponsot dit écrire un scénario pour le cinéma. "Johnny Depp veut jouer mon rôle", assure-t-il à Vanity Fair. Mais il le trouve trop petit. 

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